« Je ne demanderais jamais à quelqu’un d’arrêter de parler, de marcher, de crier pour des besoins de continuité qui ne concernent que moi. C’est à nous de nous adapter. Toute la ‘reconstitution’ dramatique vient ensuite, avec le montage ».
Frederick Wiseman, propos recueillis à Paris le 28 octobre 1999 par Olivier Joyard, Cahiers du Cinéma, n° 541, décembre 1999, p. 52-53.
Boxing Gym est tourné à Austin, Texas, entre avril et juin 2007 et sort en France trois ans plus tard (2010). Il s’agit d’un film sur une modeste salle de sports, tenue depuis seize ans par Richard Lord, ancien boxeur professionnel reconverti en grand ordonnateur de ce petit temple. Dans ce décor sacré couvert d’affiches de combats mythiques, on observe des gens de tout milieu, de tout âge et de toute classe sociale, des femmes comme des hommes, des enfants et des professionnels, des mères ou des pères (avec ou sans leurs bébés), venir s’entraîner tous les jours sous les conseils de Richard Lord. A propos de son film, Wiseman écrit dans sa note de production :
La boxe est pleine de contradictions. Elle peut être sanglante, blessante et cruelle, tout en requérant du dévouement, de la discipline, de la concentration, une éthique du travail acharné, le sens du sacrifice, des exigences contraignantes et féroces envers le corps et l’esprit. […] Il s’agit d’une institution communautaire qui poursuit un éventail d’objectifs allant au-delà de sa fonction d’entraînement. Pour certains, le club est une maison, un refuge, un endroit sûr pour échapper aux turbulences des rues, un endroit où les parents amènent des enfants perturbés. Le club est aussi une salle de classe où le professeur (un entraîneur ou un coach) enseigne face à face. Beaucoup de gens pensent aussi que les clubs de boxe sont des lieux saints et les décrivent alors comme ‘des archives vivantes du savoir sur la boxei.
Les dires de Wiseman témoignent de sa fascination pour l’aspect contradictoire de ce sport, que l’on pourrait qualifier d’éthiquement violent. D’un côté, la boxe demande une certaine discipline et un effort corporel importants, et de l’autre, il fédère une communauté qui arrive à canaliser cette violence sans réveiller des sentiments malsains, bien au contraire. Grâce à ces caractéristiques à la fois contradictoires et fascinantes, la salle, lieu banal et modeste, prend des proportions sacrées au regard de certains de ses adeptes. Wiseman souligne aussi le dispositif horizontal et d’égalité du face à face entre l’apprenti et le professeur. C’est ce qui distingue le thème du film de ses autres opus, dans lesquels la hiérarchie institutionnelle (et très verticale) imposée à l’individu ne laisse pas de place pour une relation horizontale. C’est sans doute cette caractéristique de rapports horizontaux qui permet à Wiseman de parler d’une « institution communautaire. » Enfin, c’est peut-être pour cela que Wiseman ne quitte presque jamais ce lieuii, comme fasciné par une ambiance où tout est osmose.
Le dispositif adopté par Wiseman, se distingue ainsi considérablement des ceux qu’il conçoit habituellement pour ses films. En effet, le lieu ici est censé accueillir et aider à s’intégrer toute sorte d’individu, sans discrimination, à condition du respect de certaines règles. Et, au-delà de leurs différences apparentes, ce qui différencie la salle d’un lieu institutionnel, c’est aussi que tout s’organise pour tous et avec tous, et, le plus important, en contact permanent avec la direction, incarnée parle propriétaire Richard Lord. Le film ne traite donc plus d’un « théâtre, accordé à l’orchestre politique » où « se déroule le drame de l’assujettissement de l’homme à l’homme […] et [où] nul ne peut y transgresser son rôle ni jouer la partie d’un autre »iii, mais d’un lieu, dans lequel les individus travaillent ensemble dans un esprit solidaire et coopératif. Il ne s’agit pas non plus de faire le panorama des liens hiérarchiques entre les différents postes, de bas en haut et vice versa et dont le pari du montage, comme le souligne François Niney, consisterait à « rendre visibles les ficelles invisibles et tranchantes qui nous font tenir, ces fictions juridiques et sociales dont l’institution est le théâtre »iv, mais d’étudier une mosaïque de personnages débarrassés des relations imposées par les mécanismes sociétaux. Les rapports s’organisent ainsi autrement, dans un autre type de « théâtre », qui n’impose pas de rôles et dans lequel les ficelles qui se créent entre les individus et qui les tiennent ensemble échappent au système institutionnel.
Enfin, Boxing Gym est un film qui marque un moment important dans la filmographie de Wiseman. Il s’agit tout d’abord de son dernier film tourné en 16mm et en format 1,33 :1v. Wiseman adopte en fait l’étalonnage numérique à partir de La Danse (2009), distribué avant Boxing Gym mais tourné après celui-ci, pour ensuite passer définitivement à l’ère numérique avec Crazy Horse (2011)vi. Ensuite, il est important d’observer le retour à une durée de métrage de 90’, ce qui en fait son œuvre la plus courte depuis l’atypique Seraphita’s Diary (1982), vingt-huit ans et 18 films plus tôt. En effet, Boxing Gym est le premier film depuis pratiquement trois décennies pour lequel Wiseman ne se donne pas de temps. Avec des longs métrages d’une durée moyenne d’environ 150’ sur toute sa filmographie, et environ 192’, en ne prenant en compte que les films tournés depuis Central Park (1989), Wiseman semblait avoir renoncé au cadre temporel des 90’qui avait sa préférence au début de sa carrière. Il affirmait ainsi que l’exploration cinématographique de l’institution nécessitait une durée exceptionnellement longue, produit d’une observation attentive étalée (tournage) et d’une approche structurale (montage) traversée par le besoin de construire des réseaux.
Dans Boxing Gym, le rythme est syncopé et déterminé par à-coups, comme les frappes des gens qui s’entraînent. Les lieux visités sont très peu nombreux et petits (principalement la salle et le bureau de Richard Lord), et le montage semble chercher un rythme autre, loin de celui de l’institution. Il s’agit plutôt d’un travail méticuleux de montage qui cherchera à saisir le rythme d’un corps qui est déterminé par un lieu restreint, usé et gracieux à la fois. Wiseman n’aura pas besoin cette fois de plus de 91’.
Boxing Gym sonne ainsi comme un retour aux sources en forme d’adieu, à la caméra 16mm, au format 1,33 :1 et à la courte durée de ses premiers films. Wiseman revient alors à un montage plus dense, synonyme d’un rythme plus élevé, d’une interaction percutante entre les individus filmés et d’une structure narrative sous-jacente :
Je suis particulièrement intéressé par la question de savoir comment représenter des idées abstraites : dans un sens le cinéma est très littéral, très anecdotique, mais en même temps pour des raisons de structure et de thème, vous devez être capable de suggérer des idées plus abstraites. Et c’est ce processus qui me fascine, qui se traduit à travers les relations entre les gens et ce qu’elles impliquent […]. Je dois trouver une manière d’exprimer ces abstractions par le montage, la suggestion, l’implication, la connotation.vii
Il paraît donc intéressant de s’arrêter sur la manière dont le réalisateur américain affronte ce moment particulier de sa filmographie, dans lequel, « le processus qui le fascine », à travers « les relations entre les gens », s’appuie cette fois sur des bases différentes : en dehors d’un pouvoir étatique exercé sur les individus, la salle de gym devient géographiquement déterminée par les relations horizontales qui lient les dirigeants du lieu à ses membres inscrits. On est donc loin de ce que le réalisateur explique quand il affirme : « une chose qui unit mes films, c’est ce fossé qui fait que l’individu est coupé par ce qui sépare l’idéologie de sa pratique »viii Boxing Gym ne s’inscrit pas dans ce type de problématique puisque les relations entre les habitués de la salle de sport ne peuvent pas être celles de Law and Order (1969), Basic Training (1971), The Store (1983) ou Domestic Violence (2001), pour ne citer que quelques titres. L’ambiance communautaire de Boxing Gym impressionne d’autant plus que la violence fait intrinsèquement partie de la vie de ce lieu dédié au sport de combat. Or, cette violence y est canalisée à des fins éthiques et communautaires, pour reprendre les dires de Wiseman.
Par conséquent, parce qu’il découvre des relations singulières établies dans un contexte humain différent des institutions qu’il avait l’habitude de filmer, Wiseman doit modifier son approche artistique. Dès lors, comment structurer cette canalisation de la violence, non seulement thématiquement mais aussi cinématographiquement ? Pour accomplir cette recherche, Wiseman se tourne plus que jamais vers une structure narrativeix.
Structure classique
A première vue pourtant, le film semble structuré de manière typiquement wisemanienne, dans le sens où le montage se transforme en chambre d’écho et produit des résonances entre les différents événements filmés. Dans Boxing Gym, comme dans la majorité des « récits sans histoire »x de Wiseman, des motifs répétitifs et similaires se font écho à distance, de même que certaines discussions des individus filmés, et des rimes visuelles, animent le film, créant des réseaux indispensables. Cependant, l’univers est ici compressé de sorte que les gestes, les paroles, les rythmes se conjuguent dans un seul lieu exigu (où même le cameraman manque d’espace) et en temps restreint. C’est peut-être pourquoi le tournage de Boxing Gym a été l’un des plus longs qu’ait connu Frederick Wiseman, celui-ci ayant tourné cent cinquante heures de rushes pour sept mois de montagexi. Cette osmose in vitro entre l’équipe de tournage et les boxeurs, a d’ailleurs posé plus de problèmes à Wiseman que ceux rencontrés dans les lieux institutionnels précédents, plus étalés, spatialement et temporellement. En cause, la précision exigée par Wiseman pour tisser inlassablement des échantillons de réalité, jusqu’à trouver dans leurs plus subtils écarts le thème majeur de son film.
Dans Boxing Gym tout est plus difficile pour le « monteur Wiseman » puisqu’il n’a pas le choix du changement de lieu, du changement hiérarchique, bref, du changement de potentiel, si important pour le maintien du rythme institutionnel recherché. Il ne filme que des rythmes, des gestes corporels, des mouvements, des sons, des respirations qui lui sont offerts en abondance. Le film est ainsi structuré par des cadences visuelles ou sonores de toute sorte : les individus répètent et se répètent dans le même lieu, entourés des mêmes murs, sous la même lumière, face aux conseils de la même personne (Richard Lord), et soumis au même son : le bip de fin de round, qu’on entend 81 fois, scande le film et rappelle l’effort d’un corps qui doit constamment s’adapter à son rythme. Wiseman doit chercher les petites différences dans la répétition afin de créer un récit dont la représentation sera l’image d’une violence ritualisée, voire maîtrisée, c’est-à-dire non-destructrice.
Le montage du film peut être divisé en trois catégories de blocs d’espace-temps : a) l’entraînement des boxeurs dont on suit le mouvement des corps et des gestes, tantôt précis tantôt maladroits ; b) l’entraînement des boxeurs coachés par Richard Lord ; c) les dialogues entre les personnages. Quatre minutes du film concernent des prises de vues ne s’inscrivant dans aucun de ces trois cas de figure : le début du film qui nous introduit dans la salle de boxe vide à travers une série de plans sur les affiches, le ring, les détails des murs craquelés ; la séquence d’entraînement dans le parking en dehors de la salle ; et enfin trois courts moments durant lesquels les boxeurs s’entraînent dans la rue derrière la salle (voir aussi note n° 2).
La plus grande partie du film concerne les deux premières catégories. Pourtant, dans une logique vertovienne (théorie de l’intervalle)xii et aussi, et surtout, pelechianienne (théorie de la distance)xiii, d’après lesquelles, au lieu de juxtaposer deux plans importants d’un film, le montage doit chercher à les éloigner entre eux, augmentant leur signification grâce à l’insertion d’une série de plans intermédiaires (que Pelechian appelle « commentaires »), Wiseman crée des écarts entre des moments importants qui, dans une structure soucieuse de narrativisation, seraient plutôt montés ensemble. Autrement dit, comme Vertov et Pelechian, Wiseman disjoint les moments importants de son film, en insérant des blocs d’images-temps qui sont à la fois failles et ponts, ruptures et tissus conjonctifs.
En étudiant l’enchainement des scènes de ce point de vue, nous constatons qu’à des longues durées d’effort physique succèdent à certains moments des dialogues entre les individus qui fréquentent la salle. C’est grâce à leur insertion en tant que « commentaires », pour reprendre le vocabulaire de Pelechian, que ces blocs d’effort physique donnent aux fragments de dialogues les places structurellement les plus stratégiques (importantes, cruciales). C’est parce que les dialogues sont placés à une certaine distance les uns des autres, qu’on peut voir à la fois une exposition du sport, l’image d’une certaine partie de la société qui dans sa grande majorité est celle de la classe moyenne et les principes du lieu. C’est grâce à la durée réservée à la représentation de l’effort corporel, pendant lequel les boxeurs et boxeuses s’épuisent sous le rythme élevé du bip sonore électronique que les dialogues prennent toute leur ampleur. Cela dit, les durées des corps qui s’animent jusqu’à l’épuisement, peuvent être considérés comme un commentaire singulier des paroles émises, dont seul le montage est capable.
Évolution des personnages
La durée et l’emplacement que Wiseman a attribués à certains dialogues révèlent sa préférence pour la valorisation de deux personnages, qui semblent apparaître à des moments importants du film, déterminant la trajectoire (l’avancement) de son récit. Ce choix nous a permis de travailler d’un point de vue narratif sur les personnages en question. Il s’agit de Richard Lord, et de celui que nous appellerons « le sage ». Nous avons décidé de nous concentrer sur la disposition des interventions de ces personnages afin de voir si celle-ci leur permet d’évoluer à la manière des films narratifs classiques, en arcs narratifs. Déjà, l’ouverture et la fermeture du film proposaient deux séries de cycles alternés entre l’espace (salle vide – salle pleine – salle vide – salle pleine–salle vide), et le temps (jour – nuit –jour– nuit), et permettaient de repérer un travail de montage sur un récit en continuité et « en spirale ». Il nous a paru intéressant de voir comment ces deux personnages évoluent dans cet « échafaudage » narratif.
1. Richard Lord
Richard Lord est indubitablement la figure centrale du film puisque c’est lui qui conseille, qui entraîne, qui inscrit et qui renseigne les membres de son club de boxe. A l’exception des moments pendant lesquels il explique ou participe à un exercice physique, Richard Lord est exposé comme un personnage filmique via dix brefs moments qui durent un peu moins de quinze minutes (14’ 51’’), ce qui constitue une durée considérable pour un film de 91’.
Parmi ces dix momentsxiv, six se déroulent dans son bureau, les quatre autres dans la salle de gym. Dans son bureau, il reçoit respectivement :
a) Un garçon épileptique qui vient s’inscrire avec ses parents. Richard Lord lui assure qu’il pourra s’entraîner mais pas combattre : « Tu n’es pas ici pour frapper des gens et personne ne te frappera ». [00:05:15 – 00 :06:40]
b) Un père bavard qui veut inscrire ses fils car il connaît Pops, l’entraîneur des enfants. Richard Lord l’incite à le faire car Pops, selon lui, est formidable avec les jeunes boxeurs. Mais quand le père commence à trop parler, Wiseman « mont(r)e » habilement la gêne de Lord en insérant entre deux plans (de deux positions différentes dans l’espace) du père qui parle sans cesse, un plan de Richard Lord qui essaie d’appeler quelqu’un. [00:11:12 – 00:12:57]
c) Une épouse qui veut offrir une inscription au club à son mari pour ses 40 ans. Dans cette scène, Richard Lord est constamment hors-cadre. [00 :14:02– 00 :15:01]
d) Un boxeur à qui Richard Lord explique comment mettre à bouillir son protège-dents. [00:26:46 – 00 :27:42]
e) Une jeune mère qui demande comment elle peut faire pour amener son bébé avec elle pendant qu’elle s’entraîne. Richard Lord de lui expliquer que c’est une chose très commune (le spectateur l’a déjà vu faire deux fois). S’ensuit une brève discussion pendant laquelle Lord parle avec admiration de la rapidité de sa meilleure boxeuse, âgée de 68 ans. [00 :56:17 – 00 :59:08]
f) Un jeune homme de 19 ans auquel Richard Lord donne les renseignements concernant l’inscription, le paiement et les horaires. S’ensuit une discussion pendant laquelle on apprend comment le jeune a rencontré Richard Lord et également que celui-ci n’a jamais fait de publicité pour le club [01:17:50 – 01:19:39]. Il faut souligner que juste avant, il y a une petite scène de rencontre dans la salle entre les deux. Quand Richard Lord voit le cocard du jeune, il lui explique fermement que dans son club on ne s’entraîne pas pour se bagarrer ou pour se venger.
Aucune de ces « rencontres » n’a été choisie au hasard. La salle de boxe accepte les garçons épileptiques parce que la boxe y est enseignée comme une éthique et pas uniquement un sport de combat. On entraîne les enfants et on connaît leurs parents. On accepte également les épouses qui veulent faire un cadeau à leur époux et des mères avec leurs bébés. D’ailleurs on aime et on admire les femmes boxeuses. On renseigne aussi les boxeurs sur des choses pratiques comme le protège-dents, et on informe, enfin, un jeune sur les conditions d’entraînement et de fonctionnement de la salle.
Dans les quatre autres moments, Richard Lord :
a) conseille un membre –assez bavard– qui apparaît souvent au cours du film et à qui il demande de bien travailler pour ne pas le regretter après. [00 :33:16 – 00 :33:31]
b) aide une mère qui s’occupe de son bébé. [00 :45:16 – 00 :46:12]
c) raconte une anecdote rigolote à un homme de son âge pendant qu’il l’aide à faire un exercice. [01:01:08 – 01:03:22]
d) parle avec un autre homme, pendant qu’il l’aide à se préparer, du massacre survenu sur le campus Virginia Tech.xv [01:10:11 – 01:12:55]
Ici, Wiseman filme deux moments de convivialité, et deux autres où la parole fait pénétrer la réalité du monde extérieur à l’intérieur de l’espace en huis-clos du club. Les moments qui ont lieu dans le bureau résonnent avec ceux qui ont lieu dans la salle de sport, et le tout est organisé autour de la figure de Richard Lord. Bien que, à première vue, Richard Lord ne se présente que comme un ex-boxeur qui entraîne des hommes et des femmes de tout âge, accepte tout le monde et ne cesse de répéter que la boxe n’est pas une activité violente, nous découvrons au fur et à mesure que les moments de ses apparitions lui attribuent une fonction supplémentaire : il n’est pas juste le directeur (administratif) et le propriétaire du lieu, il est aussi, et surtout, la figure qui répond et guide les envies des individus désireux de s’intégrer à son univers. Qu’il s’agisse d’un conseil, d’une information ou d’un simple geste, Richard Lord opère comme un vecteur narratif qui conduit les énergies différentes de chacune et de chacun. Son évolution consiste tantôt à s’adapter, tantôt à éviter et tantôt à répondre aux exigences des autres, comme pendant un match de boxe.
Si nous considérons que, en termes narratifs, la figure d’un protagoniste consiste en sa capacité à faire face et à résoudre des conflits présentés tout au long du film, Richard Lord suit une trajectoire de protagoniste à la fois classique et atypique : son expérience fait autorité face à toute demande possible, lui permettant de faire respecter les principes du lieu en même temps qu’il essaie constamment de ne pas nourrir les conflits mais de les faire complètement disparaître. En d’autres termes, le conflit, qui est le vrai carburant de l’énergie narrative, est ce qui doit rester en dehors du lieu de la salle.
FIG. 1
2. Le « Sage »
Le « sage » est un boxeur d’un certain âge, respecté par tout le monde, qui terminera bientôt sa carrière. Moins présent que Richard Lord, il joue pour autant un rôle très important dans le film, puisque lors de ses apparitions, il donne son point de vue sur le sport, fruit de sa grande expérience.
Il apparaît en tout une dizaine de fois dans le film et, si l’on excepte les passages muets, où il s’entraîne ou observe, il reste quatre séquencesxvi pendant lesquels il discute avec quelqu’un :
a) Il donne des conseils au membre bavard du club en soulignant l’importance d’entretenir un équilibre physique et mental pour la boxe. [00:20:50 – 00 :21:49]
b) Il donne des conseils à un autre jeune boxeur, lui rappelant que dans la vie on n’obtient rien sans sacrifices. [00 :27:45 – 00 :29:09]
c) Il écoute stoïquement un autre jeune boxeur content d’être retourné à la salle après des problèmes asthmatiques, avant de lui annoncer que c’est sa dernière année de boxe. [00:55:20 – 00:56:15]
d) Il discute avec le membre bavard et un autre homme à propos de la tuerie de Virginia Tech. [01:20:35 – 01:22:10]
Le « sage » apparaît comme un personnage miroir de Richard Lord et cela pour deux raisons : ses dires se trouvent en accord complet avec ceux du propriétaire du lieu (le respect et l’écoute de l’autre, l’importance de l’entraînement); la violence n’a aucune place dans ses discours ; et aussi, et surtout, il exerce la même influence sur les membres de la salle de gym que Richard Lord lui-même : il se fait respecter. Mais lui, à la différence de Richard Lord, n’est pas le propriétaire du lieu, il est comme les autres, il vient s’entraîner en tant que simple membre de la salle. Wiseman laisse entendre que cet homme était un très bon boxeur à la fin de sa carrière, mais explorer cet aspect du personnage ne semble pas l’intéresser. En effet, il ne garde de ses dires que les moments qui peuvent faire écho à ceux de Richard Lord, tout en consolidant, du point de vue narratif, par répétitions et échos, le thème du film : obéir aux principes du sport garantit le contrôle de la violence et le respect de l’autre.
Wiseman, de son côté, cherche à travers son montage le rythme approprié à cette canalisation de l’énergie, afin de mettre en avant le souci anticonflituel qu’incarnent les deux personnages. D’un point de vue « macro-structurel », les durées assez longues qu’il attribue aux moments d’entraînement intenses suivent les moments de détente qu’offrent les dialogues. Un jeu rythmique s’instaure au montage entre, d’un côté, la montée en tension provoquée par l’emplacement des durées d’effort physique via les gestes de frappes rapides et haletants, et de l’autre, la décharge de cette tension via la discussion et l’entente entre les gens qui habitent le lieu. Ce rythme est consolidé et bien assuré par la dispersion « stratégique » des temps de dialogues entre les deux protagonistes, autour desquels tout le récit semble se tisser. Mais Wiseman ne se contente pas simplement d’exposer les relations entre les gens. Il a besoin d’un événement qui pourrait menacer l’ambiance, tout en le contaminant d’une violence autre, voire mauvaise, malsaine, menaçante. Autrement dit, il n’idéalise pas le lieu, le déconnectant – ou le protégeant même – de la réalité.
FIG. 2
La tuerie de Virginia Tech : d’une violence à l’autre
Arrive donc ce moment où le récit se coude à cause d’une montée inattendue, voire d’un climax, produit d’un événement qui bouscule les équilibres narratifs. C’est le moment où l’événement réel, traumatique et violent, rentre par la porte de la salle de gym. La tuerie de Virginia Tech, survenue au moment du tournage se devait de trouver sa place dans le récit : cet événement représente le type de violence que ce lieu n’imagine même pas, mais qui ne peut pas être ignoré pour autant. Il y rentre donc de manière fracassante, comme une menace.
A partir du moment où l’événement prend sa place dans le récit pendant la discussion entre Richard Lord et un boxeur qui se prépare pour son entraînement (à la 71e minute), le montage effectue une montée en tension où l’on assiste respectivementxvii à : 1) la discussion de Richard Lord avec le jeune au cocard qui est peut-être venu s’inscrire pour se venger (76’) ; 2) la discussion entre le « sage », le membre bavard et un autre homme pendant laquelle l’esprit de vengeance semble être une réponse à apporter (80’) ; 3) une discussion entre le membre bavard et un jeune boxeur sur la façon dont ils pourraient gagner le match suivant ; 4)un match/entraînement entre deux boxeurs forts qui échangent des coups assez violents. Puis, le rythme baisse, un homme d’un certain âge s’entraîne seul et doucement, la nuit arrive, la caméra filme le crépuscule, la beauté contemplative des images remplaçant le soudain pic de tension des dernières minutes, comme si elle arrivait à l’absorber complètement.
En effet, la structure, jusqu’à ce moment majeur du film, se construit autour d’une pulsation qui rythme des « micro-violences » (entraînements, effort physique, coups rapides et syncopés) et des « micro-événements » (dialogues, pauses), les deuxièmes absorbant les premiers. Au moment où l’annonce de la Tuerie de Virginia Tech vient scander le récit, on se demande si la puissance de l’événement et l’impact qu’il exerce sur les gens ne pourraient pas tout déstabiliser. Comme un climax, l’importance de l’événement contamine disproportionnellement le récit, le conduisant à une crise narrative. Les personnages sortent de leur contexte jusque-là inoffensif (la vengeance occupe le rôle principal des discussions, les entraînements deviennent plus violents), tandis que la sacralité du lieu, qui jusque-là protégeait bien son caractère éthiquement violent, est mis en cause.
Mais, finalement, Wiseman semble avoir soigneusement préparé la structure de son film afin d’affronter la menace, c’est-à-dire trouver une résolution narrative. Dans cette dernière montée, Wiseman place une discussion entre deux boxeurs, autour des valeurs de ce sport [01:24:24 – 01:25:12] :
« – Une bonne analogie peut aider. Il faut voir qui comprend et s’adapter à l’autre.
But that’s the thing. Will you find a good analogy. And again, it’s only good for the people that understand it. You got to adapt with the other. I like to break it down and I just
– Je préfère analyser un geste pour le comprendre. L’analogie c’est bon pour la poésie. Je veux comprendre.
– Il y a pourtant deux aspects à la compréhension des choses. L’aspect intellectuel et l’aspect intuitif, sensible. L’analogie te rapproche de la sensation. Quand j’apprends quelque chose de nouveau, je trouve en moi ce qui accentue le mouvement, ce qui l’exagère. Et je le perçois. Je m’apprends à sentir où est l’énergie. Je ressens quelque chose sans bouger beaucoup. »xviii
Wiseman n’aurait pas pu imaginer un dialogue plus adéquat pour son récit. Au moment où la violence de la tuerie entre dans l’univers de la salle de boxe par la parole, ce qui en « accentue » le mouvement, Wiseman, comme son « personnage », capte ce changement sans « bouger beaucoup », par « analogie », sans avoir recours ni au spectaculaire d’une vengeance quelconque, ni à l’abstraction. A l’intérieur de cette montée (84’), Wiseman insère cette séquence tout en anticipant la fin de la violence, son absorption par le lieu même, par la sueur des boxeurs, et la présence rassurante de Richard Lord.
FIG. 3
Ainsi, le film fait le choix d’une exposition, d’un rythme stable, et d’un climax final. Dans un lieu non-institutionnel où l’inattendu ne peut pas être prédéterminé par la Raison mais contrôlé par l’humain, Wiseman a eu recours à une structure narrative dont le montage se rapproche de ceux des films de fiction. Wiseman ne plonge pas le spectateur dans une abstraction institutionnelle mais opte pour une exposition des personnages, pour une montée rythmique linéaire et stable, et pour une résolution en moment de crise. Or, nulle volonté pour le réalisateur de simplifier la réalité. La crise que provoque la violence de l’événement traumatique n’est pas ignorée par les personnages, mais perçue, discutée et pour cela saisie.
Boxing Gym, constitue ainsi un cas à part dans la filmographie de Wiseman car grâce à son montage « classique », il arrive à donner un rôle extrêmement important à la solidarité qui se forme dans ce lieu à la fois modeste et sacré, où les problèmes de violence sont gérés avec plus d’humanité que dans les institutions qu’a pu décrire jusque-là son cinéma.
Thanassis Vassiliou
i Darmon, Maurice, Frederick Wiseman : chroniques américaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 357
ii A part les quelques plans du ciel et de la ville, qu’on voit au début et à la fin du film, il n’y a qu’une scène qui est tournée littéralement dans la ville, lorsque Richard Lord est avec plusieurs personnes qui s’entraînent dans un parking. Elle ne dure que 90’’ et est située entre la 66e et la 68e minute du film. Tout le reste est tourné principalement dans l’unique salle de gym, ensuite dans le bureau de Richard Lord, et enfin dans la rue à l’arrière de la salle.
iii Pierre Legendre, « Les Ficelles qui nous font tenir », Cahiers du Cinéma, n° 508, décembre 1996, p.45.
iv François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran, Bruxelles, De Boeck, 2000, p. 151.
v Maurice Darmon, Frederick Wiseman : chroniques américaines, op., cit., p. 350.
vi Idem., p. 351.
vii Entretien avec François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran, op. cit., p. 147.
viii Pierre Legendre, « Les Ficelles qui nous font tenir », op. cit., p. 50.
ix D’ailleurs, Wiseman ne nie jamais ce côté important de ses films. A propos de Boxing Gym, il dit, le 21 octobre 2010 : « I don’t much like the term “Cinema Verite”. It’s a pompous term. As a matter of fact, I don’t much like the term “direct cinema” either. I think I make dramatic narrative movies based on unstaged events. It’s a manipulation of unmanipulated events. It seems like the only way to do it, biased, manipulated, but fair. That’s my obligation. » https://filmmakermagazine.com/14742-frederick-wiseman-boxing-gym/#.Wx2am4pzDGI (consulté le 28 octobre 2021).
x Thomas Benson et Fred Anderson, Reality Fictions, The Films of Fred Wiseman, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1989, p. 311 ; François Niney, L’Épreuve du réel à l’écran, op. cit., p. 153-154.
xi Maurice Darmon, Frederick Wiseman : chroniques américaines, op. cit., 2013, p.350.
xii Dziga Vertov, « Du ‘ciné-œil’ au ‘radio-œil’ » et « Kinoks-Revolution », Articles, journaux, projets, Paris, Union générale d’éditions, coll. « 10/18 »,1972.
xiii Artavazd Pelechian, « Le montage à contrepoint ou la théorie de la distance », Trafic, n° 2, été 1992.
xiv Voir diapo, p. 2.
xv Il s’agit de la fusillade de l’université de Virginia Tech, jusqu’à récemment une des plus meurtrières dans l’histoire des États-Unis, qui a eu lieu le 16 avril 2007 sur le campus de l’université et a fait 33 morts dont l’auteur des coups de feu.
xvi Voir diapo, p. 3.
xvii Voir diapo, p. 4.
xviii – “Well that’s what is like. When you find a good analogy and again it’s only good for the people that understand it. I mean you got to adapt to the other.”
– “I like it break it down more and understand systematically how things work. Analogy is great for poetry but I want to know what’s going on.”
– But still the analogy, there’s two sides to a lot of this stuff or more. There’s the intellectual side but there’s the intuitive feel side.
– “Right… Right…”
– “And the analogy will often connect you more to oh it feels that way! A lot of times when I’m trying to learn something new, I find something I do that emphasizes that motion and then exaggerates it. And then you go, oh ok… and I teach myself ah there’s where the flow is. Ah I’m feeling that and I’m not moving hard.”