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SUELI MAXAKALI, ROSANGELA DE TUGNY, ISAEL MAXAKALI et ANDRE BRASIL/ Fragments d’un cinéma-boa tikmũ’ũn

SUELI MAXAKALI, ROSANGELA DE TUGNY, ISAEL MAXAKALI et ANDRE BRASIL/ Fragments d’un cinéma-boa tikmũ’ũn

Fragments d’un cinéma-boa tikmũũn

SUELI MAXAKALI, ROSANGELA DE TUGNY, ISAEL MAXAKALI et ANDRE BRASIL

Traduction en français : Augustin de Tugny

Ce texte est un exercice collectif, basé sur des conversations entre Sueli et Isael Maxakali, réalisateurs du film Yãmĩyhex (2019), enseignants, chercheurs et cinéastes; l’ethnomusicologue Rosangela de Tugny, qui travaille avec le peuple Maxakali dans des activités communes de recherche, de traduction et de création d’images; et André Brasil, chercheur en cinéma. Le défi du travail d’écriture partagé entre chercheurs universitaires et maîtres des traditions indigènes et afro-brésiliennes a mobilisé un réseau de personnes et d’institutions liées à la Rencontre de Savoirs (Encontro de Saberes), une initiative initiée par l’anthropologue José Jorge de Carvalho dans de cadre de l’Institut National des Sciences et Technologie de l’Inclusion Sociale dans l’Enseignement et la Recherche (INCTI – Université de Brasilia). C’est un texte à multiples voix, qui incorpore non seulement les discours des quatre auteurs, mais de beaucoup d’autres, qui se sont alliés aux Tikmũ’ũn avec lesquels nous avons tant à apprendre, pour montrer, en mots, en chants et en images, leurs mondes, leurs connaissances et leurs formes de vie, basés sur un chamanisme multiple. Le texte, comme on le verra, est également peuplé des corps et des agences des esprits-peuples (yãmĩyxop), tout comme le film nous le montre.  

Juste avant la fin du monde, quand les ancêtres se sont presque éteints, quand un monde s’apprête à disparaitre et qu’un autre advient, dans le passage entre les deux, quelque chose surgit. Un presque, une image (corps et vérité).

Affamées, mécontentes de la voracité des hommes (qui vont à la chasse et ne partagent pas la viande avec elles), les femmes s’en vont. Elles tournent le dos (aux hommes, au cinéma), elles regardent le fleuve, les yeux bandés : là, elles y trouvent un boa, qu’elles découpent, partagent et mangent. Des écailles du serpent restent prises entre leurs dents. Les hommes découvrent les femmes et les poursuivent alors qu’elles plongent dans le fleuve et disparaissent emportant leurs chants dans le monde submergé. Toute seule, une petite fille pleure au bord du fleuve jusqu’à ce qu’elle soit amenée au village par Kotkuphi (peuple-esprit du manioc).

A partir de cette fillette que kotkuphi a amenée, nous, les Tikmũũn, perdurons.

***

 Les yãmĩyhex sont les sœurs ancestrales des femmes du village qui se sont transformées en femmes-boa. A chaque femme du village correspond sa yãmĩyhex. Les petites filles ont leur yãmĩyhex qu’elles se doivent d’alimenter et de vêtir en leur offrant de la nourriture et des robes.  Les femmes du village, mères des yãmĩyxop (les peuples-esprits), prennent soin de la mémoire de toutes les yãmĩyhex qu’elles ont reçues durant leur vie et aussi de celles qui ont été transmises à leur filles. Elles ne veulent pas les oublier. Les hommes, « pères des yãmĩyxop » agissent en intermédiaires de ces relations : en préparant les objets nécessaires aux actions spécifiques convoquées par ces rencontres, en réparant les murs de paille du kuxex (la maison des chants ou demeure des yãmĩyxop qui est située à l’extrémité de l’axe transversal du demi-cercle qui organise le village), en transmettant et rapportant de discrets messages pour les femmes, en transportant les aliments des maisons aux visiteurs du kuxex, en sortant sur la place du village avec les yãmĩyxop, soit en dansant, soit en accompagnant leurs chants et leurs pas, ou même en assurant l’intermédiation des gestes que les yãmĩyxop échangent avec leurs épouses. Tout se passe dans la relation entre les femmes et les yãmĩyxop. Elles se font belles, préparent les aliments, cousent de nouvelles robes et attendent, dans un silence attentif, les moments d’effusion, de chants, de jeux, de luttes et de danses. Ou bien elles réalisent discrètement les gestes de préparation et d’échange des aliments, du tabac, des sacs, qui s’intensifieront au moment du départ des yãmĩyxop. Ayant appris l’art de la pêche avec les loutres, les femmes ancestrales se transformèrent elles aussi en êtres aquatiques. En sus de la pêche, durant leurs visites aux villages, les yãmĩyhex transmettent les savoirs des soins ménagers, la guérison des maladies et, par-dessus tout, cherchent à concilier les échanges, les désirs et les relations qui pourraient être déséquilibrés. Quand ces visiteuses sont présentes, un réseau de parentèle fin et complexe est en partie tissé. Nous sommes tentés de traduire yãmĩy-hex par « esprit-femme » ou bien, qui sait, par « esprit du féminin ». À propos d’un évènement fort et significatif entre les Kuikuro, Bruna Franchetto nous a offert la traduction « hyperfemmes », terme qui a aussi intitulé le très beau film de Takumã Kuikuro[i], et qui nous semble ici fort approprié. La traduction de yãmĩy ou yãmĩyxop (le suffixe xop indiquant une collectivité), que par commodité nous appelons « esprit » ou « peuple-esprit », pourrait être pensée comme ce qui rend les capacités et les affects plus intenses. Roberto Romero (2015 : 84) nous rapporte une brève et inspiratrice conversation sur l’étymologie de ce mot qui, sans aucun doute, renferme une trame conceptuelle beaucoup plus complexe que ce que nous pouvons percevoir pour le moment : 

Quand j’ai remarqué que le mot avait entre ses racines le verb mĩy (faire), augmenté de l’élément d’emphase yã, j’ai demande à Isael Maxakali qui a um goût tout particulier pour l’étymologie:

– Yãmĩy e mĩy se ressemblent, n’est-ce pas?

– Oui ! Yãmĩy c’est comme ça – m’expliqua-t-il – quand quelque chose se forme, se forme, mais ce n’est pas encore terminé…

– Comme en transformation ?

– C’est ça ! Très intelligents, n’est-ce pas, les Mõnãyxop…

Ainsi, si yãmĩy et yãmĩyxop sont proches de l’action et de la possibilité de faire, de la pure énergie transformatrice, yãmĩyhex serait la force féminine qui s’instaure entre tous ceux qui s’y rencontrent, créant avant tout un « lieu de résonnance pour des harmoniques non encore entendues» (DAVOINE, 2008, 65), puisqu’elle permet à tout le village de traiter de l’indicible, des expériences comme des rêves, de la nécessité de la cure et par-dessus tout, de l’élaboration de ce qui est monstrueux. Yãmĩyhex n’est donc plus une catégorie d’êtres ou d’« esprits » mais devient une perspective, celle du féminin, un évènement au cours duquel une « histoire impensée tentera de s’inscrire » (Ibid., 66). Nous entendons les dialogues entre les femmes interpellant les hommes, mais aussi les marques d’une histoire impensable de persécution, de violence et de viols des femmes indigènes, par la voix des Imhu, une légion d’esprits-voleurs-de-femmes, qui vocifèrent derrière les parois du kuxex. C’est dans ce « lieu de résonnance » que l’on doit aussi observer un ingénieux système d’amitiés cérémonielles héritées et renouvelées entre les générations. Chaque chant, chaque mouvement d’échange d’aliments, chaque approche des femmes avec les yãmĩyxop suppose un scrupuleux calcul généalogique et communautaire discrètement débattu entre les maisons et le kuxex. Il ne peut y avoir d’équivoques. Il convient aux femmes du village de savoir agir face à la grande variété de circonstances durant les échanges avec les yãmĩyxop. Claudia Magnani a magnifiquement traité du chamanisme féminin et discret entre les femmes tikmũ’ũn : elle a décrit comment se font ces variations des formes de relation qu’elles apprennent très tôt, en soulignant la centralité des échanges par l’entremise des femmes dans la relation entre Tikmũ’ũn e yãmĩyxop. Dans le cas de l’offrande d’aliments, moment très important de chaque rituel, les modalités varient : elles cuisinent collectivement ou individuellement ; elles apportent la nourriture au groupe des yãmĩyxop ou à celui-ci ou tel autre.

“En somme, elles doivent savoir quand, comment et à qui apporter de la nourriture ; s’il faut l’envoyer au kuxex ou s’il s’agit d’attendre à la maison que les yãmĩyxop viennent la chercher ; s’il faut l’apporter aux yãmĩyxop qui sont sur la place ou à un yãmĩy en particulier qui peut avoir des liens de parenté ou d’adoption avec cette personne ou sa famille (…)” (Magnani 2018 : 173)

Dans le film Yãmĩyhex (Isael Maxakali et Sueli Maxakali, 2019), le temps se construit au travers d’une série d’évènements calmement préparés, et rapidement défaits : un homme portant un tison mène une file d’autres hommes et d’enfants qui sortent en ligne droite du kuxex en direction de la maison qui est située dans l’axe; une longue file de yãmĩyhex avec leurs robes brillantes et colorées sort du kuxex en dansant, les bras entrelacés, au son de chants dont la source demeure invisible, mouvements réglés par le regard des pères des yãmĩyxop; les femmes répliquent les pas sautillants de la danse des yãmĩyxop; un yãmĩy enveloppé de sa peau-couverture sort avec une grande perche qui sert de porte-manteau e attend que, une à une, les femmes et les fillettes apportent les robes soigneusement attachées par un ruban et les suspendent, formant un étrange assemblage de peaux colorées; une file de yãmĩy sort du kuxex accompagnée de ses chants et les femmes, avec leurs couvertures colorées dressent une barrière qui interdit la vue aux femmes enceintes et aux enfants pas encore initiés, créant ainsi l’espace pour une déclamation chantée, soigneusement conduite par ses extrémités; d’autres files de danses vigoureuses où les femmes, donnant la main à leurs yãmĩyhex font face aux yãmĩy-ãyuhuk, les esprits des non-indigènes et les xunĩm, esprits-chauve-souris; des multitudes d’hirondelles apparaissent et se déploient sur la place avec leurs boucliers pour éviter les jets en cascade que les femmes leur lancent; ou encore une bande de loutres apportent un arsenal d’objets produits par les non-indigènes afin de démontrer aux femmes les raisons d’une lutte corporelle qui se déroule sans trêves.

Durant tous ces évènements, qui se suivent sous la forme de dispositifs, la caméra dessine un mouvement presque systématique : ou ces invités, yãmĩyhex, yãmĩyxop, yãmĩy, xunĩm, accompagnés de leurs pères, sortent du kuxex ou de la forêt, vont jusqu’au maisons où sont leurs « mères » et retournent au kuxex, ou bien le cortège sort du kuxex, va jusqu’au centre de la place à la rencontre des mères, retournant ensuite. La caméra est alors le regard féminin qui est attentif à la visite de ces enfants, ces enfants-images-chants qui arrivent, se nourrissent, dansent, se querellent et s’en vont, retournant vers un endroit que le regard ne doit pas atteindre. Les femmes et les hommes tikmũ’ũn parlent d’eux comme étant leurs enfants, ils ont de la nostalgie (saudade) d’eux, ils demandent à ce qu’ils viennent et ils les adoptent dans l’espace de chaque évènement qui font d’eux une production de brillance et de vibration acoustique, chacun avec sa précision et sa singularité. Tous ont les yeux aveuglés. Tout se passe sans que les regards ne se croisent. Ce monument-limite, le kuxex, que l’on a vu presque détruit à certains moments de ces rencontres, est d’où, de temps en temps, sortent ces enfants, qu’ils se font perceptibles, tactiles et sonores et où, de nouveau, ils disparaissent.

images du rêve (cinéma tactile)

Une image peut-elle advenir comme vient un rêve ? Une image peut-elle venir en rêve et agir sur le réel, sans rester seulement comme un reste d’imaginaire, maintenu et cultivé à part, ou une fantaisie enfermée à l’intérieur de quelqu’un, comme son petit secret ?

(GUIMARÃES 2019 : 58)

Le film Yãmĩyhex accompagne ce mouvement d’apparitions et de disparitions, d’entrées et de sorties du champ du visible, laissant aux limites du kuxex le soin de réguler les passages entre les mondes : du village à la forêt, de la surface au souterrain ou au monde immergé. Accompagnant ces passages, articulant ses caméras à cette caméra-kuxex, le cinéma, machine phénoménologique (qui filme le visible), devient aussi machine cosmologique (qui filme le transit du visible à l’invisible).

La transformation des femmes ancestrales est ainsi montrée comme étant contemporaine, actuelle et présente : ce qui est visible est filmé afin que l’image soit continuée, loin des yeux, en direction de l’invisible. Après avoir écouté le chant qui résonne dans les espaces, nous voyons alors le groupe de femmes, qui jouent, chantent et plongent dans la rivière. Le visible s’arrête ici et le chant disparait plongeant avec elles. En suivant la narration de Sueli Maxakali, l’image traverse la limite de ce que le regard atteint, nous demandant, qui sait, une autre forme de vision. Un à un, divers corps se transforment en un corps-boa.

e cinéma est aussi une machine cosmologique quand il emprunte les mouvements des chants chamaniques tikmũ’ũn. Comme en d’autres films tikmũ’ũn, ici aussi l’espace est altéré par les arrivées et les départs, par le peuplement et le vide; il se raréfie, se densifie et se dilate, en relation avec l’environnement. Comme dans les chants, ce sont des blocs sensibles qui sont modulés par coagulation, densification et dilution. De manière répétée, dans les films, la scène accueille l’arrivée de corps et de sons, la rencontre et la densification et ensuite, leur dispersion jusqu’à ce que le plan se vide, ouvert pour un nouvel évènement. Le montage, dirigé par Luísa Lanna, s’établit sur de longs plans et respecte ce mouvement de concentration et d’expansion, permettant au film de respirer; de conserver des vides entre des évènements très intenses. Le travail de montage ne hiérarchise pas les situations filmées, ni même fait la part belle aux scènes qui pourraient être prise pour des « rituels », au détriment des activités de leur préparation (celles-ci, finalement, font aussi partie du rituel). De la même façon, le montage respecte les mouvements de fragmentation et de « distribution » des parties du rituel, ce qui finit par, peut-être, spatialiser le temps : comme si le temps s’étendait sur le village et se distribuait en fragments, particules, comme la rosée qui tombe sur l’aurore sous le regard émerveillé des enfants; les robes – leurs couleurs, leurs éclats – suspendues aux façades des maisons ou traversant l’espace entre elles; la danse les bras entrelacés – les pas lents ou accélérés – qui ponctuent le jour et la nuit; les chants qui surgissent, disparaissent, se répètent et résonnent au travers des espaces, sans que l’on sache au juste d’où ils viennent; la nourriture qui est distribuée en de petits rites qui alimente les yãmĩyxop; le boa qui se forme à partir de nombreux corps et qui se défait afin que de ses morceaux, suspendus dans les maisons, surgissent des femmes. Ici, le montage – qui opère plus par contact que par succession – n’aligne pas, ni ne piège le temps, mais le distribue au travers de l’espace qui est altéré et nuancé par ses variations.

***

Il s’agit d’un cinéma-rituel qui semble ainsi prendre sa force du mode éphémère, fragile, dont émergent ses fragments et, en même temps; de la manière attentive et inquiète qui veille à leur préparation, composition, distribution. Si les évènements émergent dans une forme quasi limite – se faisant presque pour se défaire -, si, de temps en temps, les relations se déséquilibrent – principalement par la voracité des ãyuhuk – les yãmĩyhex semblent instaurer un monde de gestion et de soin (gestion soigneuse, qui est tout le contraire de la possession et de l’exploration capitaliste). C’est avec sensibilité attentive que le cinéma entre dans ce monde constitué par d’autres, pour le filmer et en participer.

Nous devons respecter, savoir comment filmer à distance. Nous ne pouvons pas venir tout près et filmer, filmer le visage. Nous sommes tihik, nous nous sommes préparés et nous respectons le pajé. Nous savons filmer avec les pajés, en apprenant ce qui peut et ce qui ne peut pas être montré. Nous avons des règles différentes de celles des ãyuhuk (non-indigènes). C’est pour ça que nous sommes des cinéastes indigènes.

A propos des rituels, on ne va pas tout raconter. Autrefois, il y avait beaucoup de forêt et les yãmĩy se cachaient dans la forêt. Maintenant non, il ne reste qu’un petit peu de forêt et ils sont dans nos cheveux, à nous accompagner. Si je dis quelque chose de mal, yãmĩy m’entend.

En accord avec les gestes discrets et soigneux des femmes, avec l’apparition précise et intense de chaque évènement, avec les fils ténus qui les relient, le cinéma est guidé par le toucher (plus que par le regard). C’est ainsi que, dans la nuit presque obscure, alors qu’un jeune couple traverse la place pour apporter des robes aux yãmĩyhex, les petits insectes, les particules lumineuses de poussière, l’éclat des tissus, la stridulation des grillons, le murmure des enfants peuplent l’image, lui donnant une qualité tactile, comme si nous pouvions même toucher ces minuscules évènements. Le toucher permet à la caméra, elle aussi toute discrète, d’accompagner les évènements avec soin, de façon à ne pas défaire la toile invisible qui les connecte, à ne pas éclairer ce qui doit rester dans l’ombre et à ne pas pénétrer dans les lieux qui doivent être gardés secrets.

Les Yãmĩyhex attendent les robes en silence à l’intérieur du kuxex. Ni les hommes, ni les femmes ne peuvent filmer ici. C’est notre secret, un secret que nous gardons. Il fait aussi partie de la guérison. S’il arrive un moment où il n’y a plus de secret, alors il n’y aura plus de guérison.

De temps en temps, face à une image qui dure et qui prend tout le cadre, le regard doit reculer, ou mieux, se suspendre, piégé dans son tissage complexe : on ferme le regard pour qu’il se transforme en toucher, à nouveau, et en écoute. Une même image en montre plusieurs, comme une caisse de résonnance : le chant des hommes, le chant du coq, les chants des petits oiseaux, le chant-lamentation des yãmĩyhex; ou, dans une autre séquence, le chant des yãmĩyhex répétant, différemment, le chant des yãmĩy. Peu à peu, le regard, de nouveau se détache pour accompagner les sons et retrouver leur source : l’aurore, la veille, le jour qui arrive, les enfants qui se réchauffent auprès du petit feu. L’aboiement des chiens.

***

Ce qui est montré comme un évènement aux contours imprécis, à la limite de se défaire, suit des protocoles précis. Le cinéma fait partie d’un jeu de visibilité qui le précède, dont il est composé et que maintenant, il aide à composer. Il entre dans une scène d’obstructions, de réfractions et de passages. Ici, par exemple, la scène est filmée en présence des pajés – Toto (hors champ) e Mamei (chantant). La caméra filme les yãmĩy qui, le visage couvert, ne lui rendent pas le regard. Les couvertures font écran : les yãmĩy déjà sont image et les femmes enceintes et les garçons qui n’ont pas encore été initiés au kuxex ne peuvent pas les voir. Les chants dans ce cas, ne doivent pas être traduits, ne doivent pas être enseignés aux blancs. « Moi-même, je ne sais pas », dit Sueli Maxakali. Au centre de la scène, dans un certain sens, contribuant à ce qu’elle advienne, le cinéma montre le rituel, sous la direction des pajés. Comme les chants, les images sont des passages (mais constitué de soins). Dans la scène rituelle maxakali, le cinéma ne peut pas tout faire. Il peut quelque peu, ce qui confère aux films une beauté exigeante : il faut faire reculer le regard (ou, tout du moins, le rendre tâtonnant) pour qu’un autre mode de vision soit actionné.

En marge du rituel, les fillettes remarquent (ou sentent) la tombée de la rosée : « le ciel est lavé pour l’aube ». Elles jouent, sautent et touchent la nuit de leurs mains, voyant ce que nous ne voyons pas. Ou elles nous font voir, par leur toucher, ce que les yeux, par le regard, n’atteignent pas. Une image qui est moins faite pour être vue que touchée et qui nous permet de voir, avec d’autres yeux, ce que les enfants maxakali voient : un évènement cosmique délicat qui prépare la venue du matin. Si elle semble être une image de rêve, ne serait-ce pas parce qu’elle nous permet de voir les yeux fermés, permettant à notre corps de pénétrer la nuit, ou palper sa fine pellicule ? C’est ainsi que ces images-rêve nous invitent à y entrer – ce qui ne veut pas dire que nous les comprendrons complètement, mais nous sentirons leur multiplicité que l’on ne peut appréhender – et de la même façon, elles peuvent nous pénétrer, agir sur les corps et les espaces.

J’ai rêvé qu’un pajé, déjà mort – Badu – m’a couvert de boue. Je suis tombé malade. Ma mère – Delcida – a passé sur moi un sac fait d’embaúba[ii] (tuhut). Les pajés sont venus me soigner, le rituel est venu dans ma maison et trois jours après, j’ai guéri. Alors, durant la fête des yãmĩyhex, les loutres ont passé de la boue sur mon corps, sur la caméra. Cela n’était jamais arrivé.

Sueli avait donné une explication à Claudia Magnani (2018 : 246) sur le pouvoir des sacs fait d’embaúba par les mains de fortes femmes :

Quand tu files la fibre d’embaúba et que tu mouilles le fil avec ta salive, tu vas passer ton esprit en elles. Quand une personne est malade, la femme va chauffer sua tuthi (hamac de embaúba) et son yãmĩy qui est dedans, fort, passe à la personne malade, parce que son esprit des yãmĩy est faible, malade. La femme passe son yãmĩy et elle guérit. Mais ce ne sont pas toutes les femmes qui font ça. Seulement les femmes qui respectent les yãmĩyxop, qui donnent de la nourriture aux yãmĩyxop, qui savent beaucoup de chants, tu comprends ? Comme dona Delcida. Seulement elle qui fait ça. Daldina le faisait aussi. Seulement Ũn Ka’ok, seulement les femmes fortes. Mais seulement les femmes qui savent utiliser ça pour pouvoir guérir. La femme chauffe (le sac fait d’embaúba), le passe sur le visage et éloigne ainsi les mauvaises choses qui sont dans le corps de la personne. (Sueli Maxakali, Aldeia Verde, 20 février 2017)

Magnani nous rappelle que la pratique féminine de passer la maille au-dessus de la fumée pour activer ses qualités de guérison peut être associée à la transformation des femmes ancestrales en femmes yãmĩyhex « qui, commencée par l’ingestion de l’anaconda, est complétée quand leurs corps passent au-dessus de la fumée du tabac ». (Magnani 2018 : 247)

***

« Il a plu cette nuit, mais la pluie s’est arrêtée. La pluie n’est pas mauvaise, elle est très bonne. Elle arrose les Tikmũũn et nos plantations. Et elle apporte de l’eau pour que les Tikmũũn fassent leurs activités. Et pour que les yãmĩyxop boivent et les animaux aussi. Le jour se lève déjà et maintenant les hirondelles vont sortir pour que les femmes les mouillent. »

Avec l’image du soleil levant, alors que le village se réveille, Sueli Maxakali commente la pluie qui est tombée, la nuit passée et le jour qui se lève. Par son récit en voix off qui ponctue le film, Sueli explique moins les évènements qu’elle ne prend soin des passages entre l’un et l’autre. Si, dans le rituel, la présence des yãmĩyhex est distribuée entre des évènements-dispositifs qui émergent et se dispersent, le commentaire les joint l’un à l’autre sans supprimer le vide entre eux. Entre un évènement et l’autre, les petites choses à faire pour les préparer ; entre un peuple-esprit et un autre, la caméra, sensible aux corps et aux mouvements ; entre image et son, le toucher.

De temps en temps, Sueli et Isael Maxakali entrent à l’image pour s’occuper de quelque chose à faire pour la préparation du rituel, pour diriger ponctuellement telle ou telle autre scène. La photographie est alors assumée par d’autres, de la parenté ou proches (Alexandre et Cassiano Maxakali, Carolina Canguçu, Roberto Romero et Para Yxapy – Patricia Ferreira, sensible cinéaste mbyà-guarani qui est venue à l’Aldeia Verde pour participer de l’équipe) et le film se construit par ses alliances, variant, ici et là, ses points de vue. La pellicule qui sépare le film du rituel – qui sépare celui qui filme de celui qui prépare et agit dans le rituel – est défaite, permettant au premier d’envahir le second, que ce soit pour y participer ou pour le diriger, en compagnie des pajés.

Et de nouveau l’espace se vide, observé à distance (mais pas de si loin) par la caméra. Le silence devient tactile – comme si, en fait, le travail de l’aurore était une manipulation de lumières et de sons – et peu à peu l’espace est peuplé par une légère agitation qui fait compagnie à la cinéaste – les premières conversations, le bruit des casseroles, des femmes et des enfants qui passent d’une maison à l’autre. C’est au petit matin que les hirondelles (xamoka) arrivent, pour délicatement plonger leur corps dans l’eau. Elles viennent pour jouer et pour guérir. On entend, dans ce cinéma tactile, une voix qui, de derrière la caméra, clame son désir de mouiller les hirondelles ou même de se battre corps à corps avec les loutres couvertes de boue. Ce sont des moments déconcertants qui nous transportent là, au milieu de la scène de l’affrontement, dans la préparation de corps qui supporteraient des guerres, totalement hors de l’abri de notre poste d’observation et jamais nous ne fûmes aussi distants de la consommation vorace des images-fantômes du monde du spectacle.

politique des corps démembrés

La loutre noire traverse le village silencieux. Le pajé la guide, il lui souffle des passages de son chant solitaire qui résonne jusqu’aux limites des maisons couvertes de paille, des autres de briques, du corral vide, des talus. Le chant envahit tout le silence de l’espace du village. Les pas firmes de la loutre, désaccordés du rythme de son chant, continuent de sonner alors que sa voix s’éteint.  Après quelque temps, les pleurs d’une mère de yãmĩyxop montent de derrière les murs, peu à peu amplifiées par les voix d’autres mères. Le chant de départ de la loutre noire qui vient chercher les lignes de tabac apporte le souvenir des pajés qui s’en sont allés vers les villages invisibles. Autrefois, la loutre fut la fille adoptive d’un couple Tikmũ’ũn auquel, par son savoir, elle apportait la pêche en abondance. Mais la voracité du beau-frère qui ne sut pas la récompenser, la fit partir et déverser un déluge sur l’humanité, qui extermina presque totalement le peuple Tikmũ’ũn. Ce sont les loutres qui maintenant reviennent dans les villages, rappelant aux femmes que leurs robes brillantes et colorées faites de tissus achetés dans les boutiques des blancs, ont été échangées contre la peau de leurs mères. C’est le déséquilibre de ces échanges injustes qui est dénoncé, surtout lorsque l’un de ces agents est ãyuhuk, le peuple des non-indigènes, ce peuple vorace, incontinent, peuple des armes, des cris et d’une certaine technologie qui condamne tout au silence et veut tout capturer.  À chaque fois qu’elles viennent dans les villages, les loutres apportent et exposent les objets des ãyuhuk afin de dénoncer le commerce de leurs peaux qui a presque exterminé ce peuple des eaux douces. Ayant aujourd’hui ces robes comme nouvelles peaux, les femmes les offrent à leurs yãmĩyhex.

Les luttes corps à corps entre les femmes et les loutres auxquelles nous assistons, intensifient aussi le devenir femme des jeunes filles du village, les rendant fortes, résistantes et capables de faire face à la violence et à la force d’une manière qui semble contraster avec l’étiquette subtile qu’elles apprennent aussi à observer durant ces rencontres. Comme nous l’a si bien présenté Claudia Magnani,

“Si d’une part, « être femme » entre les Tikmũ’ũn demande l’acquisition d’une manière délicate et presque inaudible d’être et d’agir sur le monde – avec la capacité de percevoir un champ d’indices subtils, de produire des lignes enchantées et puissantes, d’entrelacer et de délier leurs proches – d’autre part, cela implique de cultiver un corps/esprit fort, joyeux et résistant – capable de supporter les douleurs, les fatigues, les tristesses et d’arrêter les êtres violents.” (MAGNANI 2018 : 333-334)

Il y a des animaux que, selon les règles Maxakali, nous ne pouvons pas chasser . Quand quelqu’un du village tue et mange une loutre, Yãmĩy voit et Xupapoynãg  (peuple-loutre-esprit) vient pour se venger .

C’est un rituel qui montre l’exploitation démesurée de la forêt de la pêche, de la chasse. Ces choses que l’homme blanc fait.Xupapoynãg revient en imitant les choses de l’homme blanc, revient pour montrer la violence contre la nature et contre les indigènes. C’est pour ça que nous affrontons Xupapoynãg, pour montrer que nous luttons contre cette violence.    

Les filles sont très courageuses et ce n’est pas facile de filmer la lutte. Il faut savoir filmer parce que pour le rituel, il n’y a pas de répétition, ce n’est pas comme une série télévisée où les acteurs répètent. C’est la réalité.

Xupapoynãg imite les armes et les technologies de l’homme blanc. Téléphone portable, magnétophone et même les caméras de cinéma, il imite. Cette année, Xupapoynãg est venu avec plus de violence, comme la police, avec une voiture, nous visant avec des armes lourdes. Il est venu comme Bolsonaro, en voulant en finir avec le village.

Les ĩnmõxa sont des corps morts, à demi décomposés, qui n’ont pas atteint la transcendance, ne sont pas devenus yãmĩy.  Ils viennent de sous la terre, exposée au soleil, leur peau se durcit, devient impénétrable. Ils ont aussi surgi des cimetières des blancs. Dévorateurs, ils crient, ils ne chantent pas ni ne dansent et leurs mains en lames ne reçoivent rien et n’échangent pas. Ils effraient jusqu’à leurs parents les plus proches. Pour les tuer, il faut attendre qu’ils s’endorment et, avec de fines cannes de bambou, on doit crever leurs points vulnérables, les yeux, le nombril. Dona Delcida arrange deux Ĩnmõxa sur des feuilles de bananiers : de leur corps fait de farine de manioc seuls les yeux se détachent, dessinés au charbon. Les yãmĩy auraient peur de ces animaux et les tueraient. Sortis de la nuit silencieuse aux alentours du kuxex, deux yãmĩy s’avancent, prudents, le dos courbé avec de longues perches en main. Le silence est dense, composé de sons nocturnes, parcouru par les pas des yãmĩy. Entre eux, un long et fin mât divise l’image, divise la nuit. Cette ligne fragile parait aussi pénétrer le ciel nocturne permettant aux êtres de monter par ici et de descendre à nouveau sur terre. Soudain, le silence est rompu quand en un, deux, trois coups, les yãmĩy détruisent Ĩnmõxa couché sur les feuilles de bananier. Sa peau dure s’effrite et les deux s’effacent à nouveau dans la nuit. En un plan, nous voyons le kuxex, ses parois presque détruites, alors que nous entendons un chant (serait-il sorti des passages, des trous faits par les cannes des yãmĩ?).

J’ai toujours voulu faire un film qui montre la politique. La terre est notre mère. Pourquoi la terre est notre mère ? Les femmes ont plongé dans la rivière et sont devenues yãmĩyhex. Il n’y avait plus de femmes. Le loup (kokexkata) est allé au bourbier, là où on va chercher de la terre glaise pour faire les pots et les plats, il a eu des relations sexuelles avec la terre et de là est sortie une petite fille. Elle est née de la même argile dont on fait les pots et les plats que nous utilisons pour faire la nourriture. Le loup a caché la fille dans un sac de cuir et l’a apportée chez lui. Toutes les nuits, il sortait la fille du sac et dormait avec elle. Ses proches se doutèrent de quelque chose : kokexkata habitait au centre de la place et il alla s’installer plus loin. Ils envoyèrent deux lapins (kũnĩõg) dormir dans la maison du loup pour voir s’il y cachait une femme. La nuit, alors que les lapins dormaient, le loup retira la fille du sac. Kũnĩõg s’en aperçut et dit « ah, mon oncle a bien une femme ». Les hommes vinrent et le loup jeta la fille en haut d’un arbre. Chaque fois que le rituel sortait, la femme de glaise répondait aux chants du haut de l’arbre. Les hommes firent tomber la fille, la démembrèrent et distribuèrent les morceaux dans toutes les maisons. Ils s’en allèrent, s’installant dans un autre village. Quand ils revinrent quinze jours après, ils envoyèrent le colibri vérifier s’il y avait des femmes au village. Le colibri vint, regarda, revint et il n’y en avait pas. Alors ils s’en retournèrent et le colibri apporta la nouvelle qu’il y avait des femmes à l’intérieur des maisons. Des morceaux, avaient surgi des femmes.

Du corps de la femme de glaise démembrée (de qui naquirent les femmes Tikmũ’ũn) surgissent les événements-dispositifs du film Yãmĩyhex : par morceaux, le film se compose et se distribue. De chaque fragment – presque démonté – nait un monde de corps, de mouvements, d’éclats et de résonnances. Ces morceaux sont les mémoires de temps ancestraux et des nouvelles du monde, ils font la chronique de ses alliances, de ses violences et déséquilibres. Se sont aussi des « recettes », des manières de faire, des possibilités de guérison qui restent associées au secret et au rêve. Ces fragments sont aussi associés à la forme dont les ancêtres tikmũ’ũn peuplèrent leurs territoires. Si les corps sont l’accumulation de suites de chants acquis tout au long de la vie et des rencontres avec les yãmĩyxop, quand ils sont démembrés et distribués, tout comme le mĩmãnãm (le mât « brillant », coloré, imprégné de graphismes), ils permettent de renouer les liens avec les territoires qu’ils parcourent. Il s’agit d’une forme presqu’invisible de résister à la guerre engagée contre eux par l’État qui leur retire leurs corps et leurs espaces de circulation. Ceci a été la thèse développée par Douglas Campelo dans un ample et minutieux travail.

“Le corps d’une personne tikmũ’ũn peut être défait et commencer à faire circuler les chants entre ceux avec qui elle a commencé à établir un type d’échange. Il est possible que ce soit ce qui est arrivé durant les déplacements de petits groupes en provenance de l’état de Bahia et d’autres régions de l’état de Minas Gerais.  Ces personnes transportaient des chants en leurs corps et les firent circuler entre d’autres personnes qui ainsi établirent des relations. Il n’est pas rare d’entendre les noms des pajés du passé circuler dans l’espace du kuxex alors que les pajés cherchent à se souvenir de suites de chants et ainsi faire commencer à agir la machine de parenté dans le corps des personnes tikmũ’ũn.

Cette manière de produire une sociabilité par la circulation des chants nous rappelle cette réflexion de Sueli Maxakali où elle nous dit que du corps de la femme se sont divisées des parties qui se sont différenciées au cours du temps. À partir des corps de ces pajés, des chants ont circulés qui ont été répartis entre les vivants, produisant des agencements et des devenirs en collectifs et en personnes.” (CAMPELO 2018: 352)

D’autres histoires racontées par les tikmũ’ũn nous disent du corps démembré, ainsi est le corps de l’ancêtre qui s’est transformé en faucon et a été déplumé par ses proches. De son cadavre a surgi un peuple enchanté de faucons-esprits, une pléthore d’espèces, de chants, d’éclats, de langues, de mots et de manières de danser.

Cette fragmentation des corps, une presque-mort, nous est aussi racontée par le chaman Davi Kopenawa, quand « les nouveaux esprits viennent à nous peu à peu » :

“Après m’avoir découpé, les xapiri se sont enfuis très vite avec les différentes parties de mon corps qu’ils venaient de trancher, loin de notre forêt, bien au-delà de la terre des Blancs. J’avais perdu conscience et c’est mon image qu’ils ont démembrée alors que ma peau était restée sur le sol. Ils se sont envolés d’un côté avec mon torse et, de l’autre, avec mes reins et mes jambes. Ils ont emporté ma tête dans une direction et ma langue dans une autre. Ce sont les images des merles yõrixiama, des cassiques ayokora et des oiseaux sitipari si, maîtres des chants, qui ont arraché ma langue. Ils s’en sont emparés pour la refaire, pour la rendre belle et capable de proférer des propos avisés. Ils l’ont lavée, raclée, lissée afin de l’imprégner de leurs mélodies. Les esprits des cigales l’ont recouverte de plumules blanches et de dessins de rocou. Les esprits des abeilles remoremo moxi l’ont léchée à petites touches pour la débarrasser de ses paroles de revenant. Enfin, les esprits merle et cassique y ont introduit celles de leurs chants magnifiques. Ils lui ont donné la vibration de leur appel : “Arerererere!”. Ils l’ont rendue autre, lumineuse et éclatante comme si elle émettait des éclairs. C’est ainsi que les xapiri ont préparé ma langue !

(…) Dès qu’ils eurent recomposé les parties de mon corps, ma pensée commença peu à peu à éclore à nouveau. Je me suis alors senti submergé par l’odeur de la teinture rocou dont ils m’avaient enduit et par la fragrance de leurs plantes magiques yaro xi et aroari. Les xapiri se tenaient auprès de moi, immobiles, magnifiquement parés. Ils avaient terminé leurs danses de présentation. Ils étaient maintenant impatients de construire une maison afin de pouvoir s’y installer !” (KOPENAWA & ALBERT  2010 : 142-144)

Nos rituels enregistrent beaucoup de choses du monde aujourd’hui. S’ils voient quelque chose de nouveau, le chant va surgir aussi, le pajé va rêver avec yãmĩy et va apporter le nouveau chant. Nos chants enregistrent tout ce que nous avons vu: les fleuves, le ciel, les animaux; les choses des fermiers, voiture, avion. Nos rituels font des chants de maison, voiture, objets des non-indigènes.

Là où nous habitons, la terre est petite. Il y peu de gibier aussi. Autrefois, il y avait beaucoup de forêt, beaucoup de gibier et beaucoup de fruits. Notre chant chante au travers des animaux, de la chasse, de la pêche. S’il n’y a plus d’animaux, nous n’aurons plus de chants.

Mais les chants gardent les animaux qui n’existent plus aujourd’hui : le jaguar, le tapir. Ils n’ont pas disparu, parce qu’ils sont dans les chants. Ils ne sont pas finis, parce que nos dessinateurs les montrent aussi.

Ils sont finis, mais ça ne finit pas.

La femme de boue avait des colliers autour du cou et des chevilles. Quand ses morceaux démembrés se sont transformés en d’autres femmes, les parties avec les colliers brillants qui étaient restées avec les pajés mirent plus de temps à se transformer. À chaque fois que les femmes maxakali allaient chercher de l’eau, elles chantaient : collier, transforme-toi vite.

Elles portent des couvertures imprimées et colorées et font une longue file devant le kuxex. La caméra accompagne leur arrivée, nous montrant maintenant les visages abrités par les couvertures : le cinéma semble accomplir ici, précairement, sa tâche politique, celle que Georges Didi-Huberman (2011) résumait par la question : « comment faire pour que les peuples s’exposent à eux-mêmes et non à leur disparition ? » Comment faire pour que leurs visages apparaissent, en refus soit d’une invisibilité (une sous-exposition) ou d’une trop grande visibilité (une surexposition) ? De quelle manière le cinéma peut, comme le revendique Didi-Huberman (à partir de Hannah Arendt), faire voir ou réaliser « une part d’humanité ».

Des femmes et des enfants attendent le moment où les yãmĩyhex lanceront des cendres, les cendres enchantées du corps calciné de la première femme que les hommes ont tuée afin d’avoir de la chance dans la prochaine partie de pêche. Pendant que la file avance, un nuage se forme, comme si nous voyions, au ralenti, le passage rapide du serpent multicolore qui laisse une trace de son chemin dans la poussière.

Referências

CAMPELO, Douglas Ferreira Gadelha. Das partes da mulher de barro: a circulação de povos, cantos e lugares na pessoa tikmũ’ũn. Tese de doutorado. Programa de Pós-Graduação em Antropologia Social da Universidade Federal de Santa Catarina. Florianópolis, 2018.

DAVOINE, Françoise. Don Quichote, pour combattre la mélancolie. Paris : Stock, 2008

GUIMARÃES, César. A estética que vem. In: PICADO, Benjamin. Escritos sobre comunicação e experiência estética: sedimentos, regimes, modalidades. Belo Horizonte : PPGCOM/UFMG, 2019.

HUBERMAN-DIDI, Georges. Coisa pública, coisa dos povos, coisa plural. In: Silva, R. (Org.). A república por vir: Arte, política e pensamento para o Século XXI. Lisboa : Calouste Gulbenkian, 2011.

KOPENAWA, Davi & ALBERT, Bruce. La chute du Ciel : paroles d’un chaman yanomami. 1a ed. Paris : Terre humaine – Plon, 2010.

MAGNANI, Claudia. Un ka’ok – Mulheres fortes: uma etnografia das práticas e saberes extra-ordinários das mulheres tikmũũn-maxakali. Tese de doutorado. Programa de Pós-Graduação em Educação: Conhecimento e Inclusão Social da Faculdade de Educação da Universidade Federal de Minas Gerais. Belo Horizonte, 2018.

ROMERO, Roberto. A errática tikmũũn_Maxakali: imagens da guerra contra o Estado. Dissertação de Mestrado. Programa de Pós-Graduação em Antropologia Social do Museu Nacional, UFRJ. Rio de Janeiro, 2015.

 NOTAS


[i] As hipermulheres (Takumã Kuikuro, Carlos Fausto et Leonardo Sette, 2011, 80’, couleur).

[ii] L’embaúba est un arbre qui appartient au genre Cecropia. C’est une espèce pionnière importante pour la reconstitution des forêt secondaires. De son écorce, les femmes maxakali extraient une fibre qu’elles filent et nouent en hamac, filets de pêche et sacs.