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PATRICIA KRUTH / High School (1968) et High School II (1994) : ordre et résistance chez Frederick Wiseman

PATRICIA KRUTH / High School (1968) et High School II (1994) : ordre et résistance chez Frederick Wiseman

Vingt-six années et vingt-quatre longs métrages séparent High School (1968, 75 min.), le deuxième film de Frederick Wiseman et son premier film diffusé par la télévision publique, de High School II (1994, 220 min.). Ces deux documentaires font partie d’un corpus consacré à l’éducation américaine, du collège et du lycée à l’université (At Berkeley, 2013), en passant par l’éducation spécialisée (Multi-Handicapped, 1986 ; Deaf, 1986 ; Adjustment and Work, 1986 ; Blind, 1987) à l’Alabama Institute for the Deaf and Blind de Talladega. Les temps ont changé et les écoles aussi. On passe ainsi de la Philadelphia Northeast High School (NEHS) — un lycée de la banlieue de Philadelphie, qui n’est ni un établissement modèle, ni un établissement défavorisé, une institution pour élèves de la classe moyenne majoritairement blancs, où l’administration et les enseignants font régner l’ordre et la discipline — , à la Central Park East Secondary School (CPESS), un excellent

i collège et lycée pilote de Spanish Harlem à New York, dont la population est surtout hispanique et noire, et qui résiste comme un îlot à la violence de son environnement. Le maintien de l’ordre y reste important, mais la CPESS privilégie surtout une pédagogie novatrice et l’ouverture sur le monde extérieur. Bien que les institutions étudiées soient extrêmement différentesii, les titres mêmes de High School (HS) et High School II(HS II) qui ont une dimension métonymique invitent à une comparaison ; c’est ce que je me propose de faire ici en utilisant les notions d’ordre et de résistance comme fils conducteurs.

Je vais d’abord explorer ces deux institutions et leur contexte respectif en opposant les moyens d’exprimer la fermeture (HS) et l’ouverture (HS II), puis l’ordre et la discipline (HS) et « les cinq habitudes de l’esprit » (« the five habits of mind », HS II), ce qui permettra de mettre en lumière certains aspects formels du cinéma de Wiseman et de voir comment son style évolue. Ensuite, la mise en relation de deux leçons de littérature — « The Dangling Conversation » de HS et le cours sur King Lear de HS II — contribuera à explorer la figuration du temps et le rôle du montage. Cette analyse débouchera sur ce que j’appellerai une mise en ordre de la réalité dans ces documentaires qui jouent avec la fiction, et sur l’amorce d’une réflexion sur la résistancedu cinéma de Wiseman aux étiquettes qui lui sont souvent associées.

1. Les lieux

Contexte

Wiseman tourne HS en cinq semaines en mars-avril 1968, et son montage est pour une fois rapide puisque le film est présenté à New York en mai. (À titre de comparaison, HS II, qui est bien plus long, a été monté en 10 mois, ce qui est beaucoup plus typique de Wiseman.) Cette période est, comme on le sait, un moment de crise et de contestation aux États-Unis et ailleurs. À l’extérieur, il y a la Guerre du Vietnam à laquelle il est fait référence dans deux scènes dont la dernière, et à l’intérieur, entre autres, la lutte pour les droits civiques et l’assassinat de Martin Luther King le 4 avril 1968 (survenu, donc, en plein tournage). Ce dernier fait est mentionné par deux fois en passant (dans une annonce pour une réunion, puis dans le discours d’un professeur d’économie). Dans un plan, on voit également un policier qui veille à la sécurité dans un couloir, brève allusion au contexte d’émeutes qui a suivi. Une autre scène montre la simulation par des élèves d’un vol dans une copie de navette « Apollo » (1961-75). À l’exception de ces quelques exemples, le contexte politique et social est peu présent, et le portrait de l’institution qui est brossé a ainsi — même s’il porte indéniablement la marque des années soixante —, comme son titre le suggère, un caractère générique. Ce contexte en quelque sorte refoulé revient cependant en force dans la dernière scène dont j’aurai l’occasion de parler.

Fermeture

Les cinq premiers plans de HS nous mènent à une institution refermée sur elle-même. Le film débute par une série de travellings en voiture accompagnés d’une musique au statut ambigu (s’agit-il d’une musique de fosse ou bien de la radio de bord ?), en tout cas un procédé que Wiseman ne renouvellera plus dans la suite de sa carrière. Après ce film, le cinéaste utilisera des sons diégétiques in et/ou hors-champ, mais plus de sons off ; en effet,l’absence de voix-off et de musique de fosse sont des caractéristiques majeures des documentaires de Wiseman qui contrastent totalement avec ceux de Michael Moore, par exemple. On voit un paysage quelconque de banlieue qui défile aux accents de la chanson à succès d’Otis Redding « (Sittin’ On) The Dock of the Bay », de 1968. Ce tube, qui situe l’action dans son contexte historiquei, donne aussi, par son choix un peu surprenant pour introduire une école, un ton ironique au début du film (ou peut-on aller jusqu’à dire : un ton ironique dès le début du film ?). Et pour cause, avec pour sujet un personnage assis à ne rien faire, à perdre son temps (« wastin’ timeii ») sur le dock du matin au soir, elle est une sorte d’ode à l’oisiveté. Les paroles « wastin’ time » sont synchronisées, non sans une certaine malice, avec l’apparition à l’image de ce qui, rétrospectivement, se révèle être l’école ; elle est d’abord vue au loin dans un plan large, au travers d’un grillage, puis de plus près, de l’arrière, dans le dernier plan de l’introduction où la caméra longe une grille pour découvrir des bâtiments qui ressemblent à une usine, avec deux cheminées hautes dont l’une fume et un parking au premier plan. Le décor plutôt austère, voire carcéral, est planté. Le reste du film (sauf une scène de dialogue qui traite du Vietnam sur le terrain de sport [scène 39iii]) se passe à l’intérieur. Nous sommes enfermés pour ainsi dire entre quatre murs, en vase clos, dans une architecture où (à l’exception de la leçon de littérature étudiée ci-dessous) aucune fenêtre n’apparaît dans le cadre.

Contexte et ouverture

Les deux films contrastent tout d’abord visuellement car le second est en couleur. On pourrait dire que la pellicule noir et blanc utilisée par le chef opérateur Richard Leiterman contribue à l’austérité de la NEHS, tandis que l’univers multicolore mis en lumière par John Davey confère d’emblée à la CPESS une ambiance chaleureuse et exubérante. Le début et la fin des deux films sont aussi très différents. HS II commence par un montage cut de quatre plans fixes accompagnés de sons in de la ville qui situent l’école dans son environnement : un grand ensemble de l’école et des tours du quartier ; un plan d’ensemble de l’école ; une contre-plongée sur un panneau de localisation : nous sommes à l’angle de Madison Avenue et de la East 106th Street ; un coin de rue avec un bus scolaire qui passe. Le cinquième plan est remarquable : c’est un plan rapproché, un panoramique qui nous amène aux portes du lycée bariolées ainsi que leur entourage de peintures d’arbres et de graffitis, deux petites portes dans une cloison colorée en contreplaqué qui s’ouvrent et se ferment pour laisser passer des adultes et des adolescents, des portes insolites pour une école car on a plutôt l’impression d’une sorte de hangar dans la jungle urbaine, des portes augurant avant tout d’une institution peu conventionnelle. Cette façon de commencer ses films par une série de plans de situation fixes accompagnés de sons in qui plongent le spectateur dans un environnement sonore (sans conversation distincte) autant que visuel est devenue, après HS, une marque de fabrique de Wiseman, ce que Philippe Pilard qualifie d’un « certain formalisme dans la narrationvi ». On retrouve ce type d’introduction, par exemple dans les autres films sur l’éducation pré-cités, mais aussi partout ailleurs dans son œuvre, avec des séries souvent bien plus longues, comme dans Central Park (1990) qui débute par une cinquantaine de plans fixes, qui ne vont pas forcément du plus large au plus serré, accompagnés d’une ambiance sonore sans dialogue.

Nous sortirons et rentrerons à nouveau par trois fois du lycée (sc.33vii [1:25:20] : sortie puis rentrée, passage du trottoir le jour au profil new-yorkais de nuit et retour le lendemain; sc. 45 [2:25:00] : sortie dans les rues avec sirènes agressives ; sc.47 [2:38:03]) : retour dans l’école via des plans d’ensemble et de grand ensemble de New York qui exhibent la beauté du skyline et du Queensboro Bridge). Ces plans larges permettent aussi, à la fin du film, à la fois de quitter l’école (au contraire de HS où nous y restons enfermés) et de la situer une dernière fois dans son contexte urbain, de la faire respirer. En représentant des va-et-vient dans l’espace — un espace à la fois réaliste et parfois esthétisé où certaines images se répètent, contribuant à nous familiariser avec les lieux — ces plans d’extérieur contribuent à une grande impression de liberté spatiale et, par implication, de liberté de penséeviii.

Une autre différence frappante entre les deux films est que les deux premières scènes dialoguées à l’intérieur de HS II nous font, pour ainsi dire, immédiatement ressortir de l’école par leur dialogue qui marque l’ancrage de l’institution dans son environnement politique et social. Dans la première, il s’agit d’un examen oral avec un jury de trois enseignants. Une professeure noire (que nous reverrons plusieurs fois, notamment comme enseignante de littérature) interroge un adolescent blanc sur le rôle de la démocratie dans le contexte actuel (« Lorsque tu observes notre société telle qu’elle est, tu constates qu’il y a beaucoup de chômage, beaucoup de sans-abris, beaucoup d’inégalités dans la répartition des biens. Comment la démocratie peut-elle profiter de l’expérience que les socialistes ont du mouvement des travailleurs pour changer la société ? » [sous-titres du DVD]) Le jeune homme répond en prenant immédiatement pour exemple l’affaire Rodney Kingix, qu’il va développer. Outre le fait que la barre est placée haut — ce qui fait d’emblée comprendre au spectateur qu’il s’agit d’une institution très exigeante où les enseignants s’adressent aux élèves d’égal à égal —, Wiseman attire notre attention sur l’importance du contexte de violence et de tension raciale. Ainsi, à plusieurs reprises dans le film, il sera à nouveau question de cette affaire qui constitue un fil rouge, de même que de violences sociales et de tensions raciales : on assiste à un débat sur Rodney King organisé par les élèves (sc. 32 [1:19:56]) ; le proviseur dans son bureau parle de trois fusillades dans le quartier et de deux morts (sc. 35) ; un professeur aide des élèves à nuancer leurs propos dans la rédaction d’un tract (sc. 36) ; on reparle de l’affaire Rodney King pendant un tutorat (sc. 52). Dans la deuxième scène dialoguée, une élève fait un compte-rendu de son stage professionnel dans une grande banque d’investissement de l’époque, Lehman Brothers.

Par ailleurs, on peut noter que Wiseman nous montre des conflits au sein de l’école et la manière dont ils sont appréhendés avec beaucoup de bienveillance (sc. 3 : dialogue entre le proviseur-adjoint, un élève noir qui a du mal à respecter ses enseignants blancs, et la mère, choquée par l’attitude de son fils, qui essaye de le raisonner ; sc. 40 : réconciliation de deux élèves à l’issue d’une longue réunion autour d’une table avec deux médiateurs et une enseignante, à laquelle nous assistons pendant plus de 21 minutes), une bienveillance couplée à un grand sens des responsabilités (sc. 7 : discussion d’une enseignante avec un élève en difficulté inconscient de ses lacunes et de son risque d’échec ; sc. 22 : recherche d’une élève qui a fait une fugue). Tout ceci contribue à faire de ce lycée un microcosme de démocratie modèle.

Finalement, l’environnement new-yorkais violent est aussi présent via l’ambiance sonore créée par le hurlement caractéristique des sirènes de police de la métropole (notamment sc. 36 [1:32:20] ou sc. 64 [3:17:17]). Ce son hors-champ intrusif contribue à l’ouverture sur la ville et sur le monde.

Fermeture / ouverture

En conséquence, on pourrait dire que les deux films sont empreints d’une certaine violence liée, respectivement, à la fermeture et à l’ouverture sur l’extérieur. Dans HS, il s’agit d’une relative fermeture au monde, et la sensation de violence est créée en grande partie par la représentation de l’ordre et de la discipline qui caractérisent une institution repliée sur elle-même. Au contraire, dans HS II, le spectateur est invité à explorer le monde protégé et généreux d’un établissement pilote ouvertx sur un environnement très violent, que l’équipe de direction et les enseignants reconnaissent parfaitement mais auquel ils résistent. Cette résistance au profit de la création d’une communauté unie par le travail et la notion d’excellence se fait grâce à la philosophie des « cinq habitudes de l’esprit ». C’est ce que nous allons voir de plus près.

2. Ordre et discipline / « Les cinq habitudes de l’esprit »

Le règne de l’ordre et de la discipline à la NEHS contraste avec les cinq habitudes de l’esprit de la CPESS.Pour étudier ses points, je vais me concentrer sur la mise en scène, le dialogue et la gestuelle.

Cadrage serré

Dans HS, ce qui frappe immédiatement, dès la scène 3, c’est le cadrage souvent très serré qui fait la place belle aux gros plans et très gros plans de visages fermés, énigmatiques ou souvent austères, des plans dont certains sont dans la droite lignée de Titicut Follies (1967),le premier film de Wiseman. Ceci n’est pas sans encourager un rapprochement entre l’hôpital-prison pour aliénés mentaux et l’école. Le cinéaste abandonnera par la suite cette utilisation systématique, combinée ici à un montage cut parfois agressif, donnant au film une certaine sévérité, une tension caractéristique de cet établissement qui vise l’efficacité et où tout doit fonctionner à la perfection. On a des gros plans de visages mais aussi des inserts d’objets, et des juxtapositions violentes comme le montage analogique qui nous fait passer de la lecture du célèbre poème de baseball « Casey at the Batxi », à de vraies battes pendant le cours de sport puis, par coupe franche, à un insert d’un hachoir en action pendant le cours de cuisine (sc. 13, 14, 15).

La première scène de cours (durée 24 secondes, [01:20]) se compose de 4 plans montés cut : le professeur debout en plan américain, avec la tête de deux élèves assis de dos ; un gros plan d’une élève ; un très gros plan du professeur ; un gros plan d’une autre élève. Le début in medias res donne un peu au spectateur la sensation d’être arrivé en retard et de ne pas saisir ce qui se dit, ni de bien comprendre de quel cours il s’agit, ou peut-être ce ne sont que des annonces concernant les activités de la journée (l’enseignant parle d’un formulaire à remplir, de la pensée du jour), en tout cas ce n’est pas très clair. Ce professeur qui apparaît à l’écran est découpé et déformé par le téléobjectif qui se fait pour ainsi dire microscope [01:28]. Le cadrage en très gros plan qui se concentre sur sa bouche et le bas des lunettes en coupant ses yeux, sauf à la toute fin du plan, peut paraître insolite. Un gros plan du visage entier suffirait pour mieux montrer l’enseignant qui parle. Ce plan qui aurait sans doute sa place dans un film muet fait ici sursauter (on est soudain ‘trop près’), met mal à l’aise et ne se justifie pas vraiment (il est inutile à la compréhension de la scène) ; sa composition n’est pas harmonieuse, le visage est découpé d’une manière qui peut sembler arbitraire et brutale, pour ainsi dire ‘au hachoir’, une métaphore qui sera littéralisée plus loin dans le film. Ce procédé rend en quelque sorte le professeur ridicule. Les enseignants de ce lycée, dont voici le premier, sont-ils réduits par cette métonymie à une bouche parlante et un fragment de lunettes ? Le spectateur peut rester perplexe et se demander ce qui vaut à ce professeur ce traitement.

On pourrait donner bien d’autres exemples, comme les très gros plans du surveillant [12:17] ne cadrant plus qu’une partie de son nez et sa bouche, et qui renvoient directement à l’interné qui déclame en grimaçant à côté d’un autre qui fait le poirier, dans la cour de Titicut Follies [01:14:36]. Citons aussi la scène de la lecture de « Casey at the Bat » mentionnée plus haut. La caméra zoome pour cadrer l’enseignante en gros plan pendant une partie de la scène, ce qui la rend encore plus austère derrière ses lunettes, avec sa dentition irrégulière qui est mise en relief [16:52]. Ou bien encore, une scène entre une élève en difficulté convoquée avec sa mère et une conseillère d’éducation dévouée qui essaye de trouver une solution. La scène est filmée en plans serrés, avec de très gros plans sur la bouche de la mère, ses mains, et comprend un très gros plan, qui paraît s’éterniser, de la représentante de l’école affublée de lunettes très épaisses à multiples foyers [41:29]. Que veut nous dire le regard brutal de cette caméra qui exhibe et souligne les défauts et imperfections physiques des enseignants et du personnel en s’approchant si près d’eux, les rendant ainsi grotesques ?

Quelles que soient les innovations techniques qui, à la fin des années 60, ont permis à Richard Leiterman d’expérimenter avec sa caméraxii, on ne peut que constater le résultat cautionné par Wiseman puisqu’il a gardé ces plans au montage. Qu’il s’agisse des enseignants, des administratifs, des parents ou des élèves, tous sont plus ou moins logés à la même enseigne ; cette mosaïque de gros et de très gros plans qui ponctuent le film contribue à dresser des portraits souvent proches de caricatures et contribue à la sensation de huis-clos. Cette façon de filmer des visages souvent fermés donne aussi au film une certaine rigidité qui traduit visuellement le caractère strict de l’établissement. En général, les enseignants ne sourient pas, à l’exception de la professeure d’élégance pour les filles et de cuisine pour les garçons qui apparaît comme très sympathique et vivante, qui rit et fait rire les élèves lors de son cours sur la scène du théâtre. On peut d’ailleurs noter que tous les enseignants (sauf la professeure d’espagnol) et administratifs portent des lunettes, magnifiées par les gros plans, ce qui est une façon de figurer visuellement le sérieux de la NEHS où l’humour ne semble pas avoir droit de cité. Il en est tout autrement dans HS II.

Dans le bureau du Doyen de la discipline

Le personnel administratif de la NEHS contraste aussi en tout point avec celui de la CPESS. Trois scènes dans le bureau du surveillant mentionné ci-dessus ponctuent HS (sc. 6, 10, 25). C’est le « doyen de la discipline » (« Dean of Disciplinexiii ») qui mène l’établissement à la baguette, ou plus exactement avec son stylo qu’il se plaît à brandir, par exemple dans la première scène (sc. 6), lorsqu’un élève qui n’a pas voulu se mettre en tenue de sport est convoqué dans son bureau. La violence de la scène est exacerbée par le ton autoritaire, le niveau sonore (il hausse la voix), les gros plans de visages et surtout par la composition et le cadrage qui soulignent les gestes menaçants de cet homme auquel une coupe à la brosse contribue à donner un air militaire. Tout concourt d’ailleurs à renforcer la métaphore militaire qui est présente par ailleurs dans le restant du film. Il pointe son index accusateur vers l’élève puis se lève, et son bras armé du stylo pointu traverse le cadre en diagonale à plusieurs reprises [4:19, 4:26, 4:34], un stylo brandi comme une arme pour intimider l’élève contestataire qui finit par obéir mais est quand même renvoyé. La troisième scène dans le bureau (sc. 25) arrive après une douce pause au cours de littérature aux accents de la « Dangling Conversation » de Simon et Garfunkel suivie par deux plans dans les couloirs. Le montage cut combiné à la violence du cadrage fait sursauter le spectateur : la chanson off dont le volume diminue, amorçant une transition sonore en douceur, est interrompue par un « Hey, you, turn around », et nous voici juste derrière la tête du surveillant qui pointe à nouveau un index accusateur. Nous sommes invités à partager le point de vue du Dean of Discipline et à comprendre que les choses ne sont pas faciles non plus pour l’administration. Il s’agit cette fois-ci d’un caïd qui a tabassé un camarade. La courte scène donne une sensation de malaise accentué par les tremblements de la caméra à l’épaule qui, ici, se font beaucoup remarquer, et se termine par un très gros plan du visage de boxeur de l’adolescent, boursouflé et marqué d’une cicatrice [38:41].

Quant à la deuxième scène dans le bureau (sc. 10), c’est là que s’exprime l’une des philosophies de la NEHS. L’élève convoqué a refusé d’effectuer une retenue qu’un professeur lui a donné car il dit être innocent. Le surveillant l’oblige quand même à accepter la retenue car, dit-il : « Nous sommes là pour établir que tu peux être un homme et que tu peux obéir aux ordres. Tu peux obéir aux ordres. » [11:47] Un peu plus tard, le surveillant parle de se conformer aux « règles et au règlement » . Et c’est bien là le cœur de la philosophie de la NEHS : une éducation conformiste qui met en avant l’obéissance, annonçant par la même le thème du film suivant de Wiseman sur la police de Kansas City : Law and Order (1969), et par ces scènes de discipline aussi Basic Training (1971).

La philosophie de la CPESS

La CPESS, quant à elle, est administrée par Deborah Meier, la Directrice qui est aussi la fondatrice du « mouvement des petites écoles » (« small schools movement »), et, en 1984, de la CPESS qui est une « small school » dans la mesure où elle accueille moins de 400 élèves (contre près de 4000 pour la NEHS). C’est une pédagogue de grand renom plusieurs fois récompensée pour ses théories et ses écrits novateurs, notamment par le prestigieux MacArthur Fellowship en 1987. Elle est assistée de Paul Schwarz, le directeur-adjoint, et les deux administrateurs apparaissent dans un bon nombre de scènes où ils jouent avec efficacité un rôle de médiateur et de pacificateur dans les problèmes entre les étudiants et avec l’extérieur, des scènes où transparaît leur passion pour leur métier (cf. sc. 12 et 14, ci-dessous). Les élèves appellent cette grande dame qui s’affiche en T-shirt décontracté « Debbie », et le directeur-adjoint « Paul », ce qui donne une idée de l’ambiance informelle et chaleureuse de l’école qui ressemble à une grande famille. Dans une scène représentative des situations complexes qui font le quotidien de cette institution (sc. 14 [30:30]), une adolescente de quinze ans qui vient d’avoir un enfant est venue avec sa poussette, accompagnée de sa mère et de son frère, pour demander de reprendre ses études, et l’on peut apprécier tout le savoir-faire de l’équipe directoriale menée par Debbie. Un de ses gestes spontanés est emblématique de toute la démarche de cette école expérimentale et contraste totalement avec ceux du doyen de la discipline dans HS : elle tend une main bienveillante à l’horizontale, la paume ouverte vers le haut, en signe d’acceptation envers la jeune fille et sa famille [34:32]. Encore une référence à l’ouverture sous toutes ses formes qui caractérise cette école, ici l’ouverture d’esprit.

La philosophie de l’éducation de la CPESS est explicitée dans la scène 12 [28:29], où le Directeur-adjoint parle à deux jeunes filles venues l’interviewer, comme le suggèrent l’enregistreur vocal sur le bureau et l’appareil photo sur la table, car, comme d’habitude chez Wiseman, le début de la scène est tronquée et le spectateur doit reconstituer le contextexiv. Il leur explique ce que sont « les cinq habitudes de l’esprit », cinq modes de raisonnement, cinq façons de traiter un problème que l’école souhaite développer chez les élèves pour qu’ils puissent aller à l’université, à savoir : être conscient des points de vue multiples sur une question ; savoir montrer ses preuves ; faire les liens entre telle et telle idée ; spéculer sur les possibilités (que se passerait-il si les choses étaient différentes ? ) ; évaluer la valeur d’une question (ça intéresse qui ?). Il ajoute qu’il va bientôt y avoir une sixième habitude, montrant par-là que la pédagogie de l’école est en continuelle gestation, ce que confirme d’ailleurs une scène de réunion du corps enseignant sur la philosophie des programmes, qui dure plus de 14 minutes (sc 44 [2:10:45]). La plupart du temps Paul est filmé en gros plan, un cadrage qui n’a ici rien d’agressif (son visage n’est pas fragmenté, il ne lui manque pas la moitié du nez ou les yeux comme dans certains très gros plans de HS) ; au contraire, la façon dont il est cadré montre sa concentration et sa conviction, contribuant à notre propre concentration et à la clarté de la scène. Le film se termine d’ailleurs par une autre réunion d’enseignants (sc. 68) où Deborah Meier, cette fois très élégante, explique avec passion sa philosophie de l’éducation et de la CPESS qui est organisée comme une série de programmes doctoraux qui respecte l’individu et vise, au travers de ce qu’elle appelle de passionnantes « conversations », à l’intégrer dans une démocratie. Le spectateur semble appelé à rester admiratif devant cet établissement remarquable et les résultats obtenus avec une population défavorisée au sein d’un quartier frappé de pauvreté et d’analphabétisme, des élèves qui, a priori, n’avaient pour certains pas beaucoup de chance de terminer leur scolarité et qui, pour une grande partie, entreprendront des études universitairesxv.

3. Corps en mouvement

Mise en scène de la gestuelle : le corps mécanisé

L’ordre et la discipline dans HS sont finalement traduits visuellement par ce qu’on peut appeler une mise en scène de la gestuelle. Ainsi, la professeure d’espagnol bat la mesure en faisant répéter aux élèves, à satiété, « un filosofo existencialista » (sc 4. où, comme on voit uniquement ces répétitions, on a l’impression que le cours ne consiste qu’en cela) ; dans la scène suivante, la métaphore est littéralisée, lors de la répétition des percussions, par le chef d’orchestre en actionavec son bâton ; cette orchestration qui va crescendo culmine dans la scène 6 par le geste du surveillant qui rappelle à l’ordre l’élève en brandissant son stylo. Un peu plus loin (sc. 11), un enseignant chargé de la surveillance des couloirs fera écho à ce geste en pointant un index accusateur pour appuyer un autre rappel à l’ordre, en vérifiant les laissez-passer des élèves qui s’attardent autour des cabines téléphoniques qui ne sont faites que pour les situations d’urgence (il répète à plusieurs reprises : « Vous avez un pass ? Il faut un pass », confirmant le caractère très bureaucratique de l’école). Puis ce sera au tour d’un membre de l’administration de répondre à renfort de gestes à des parents qui contestent les notes obtenues par leur fille, puis du gynécologue qui fait un cours d’éducation sexuelle, et met en garde les garçons contre les relations sexuelles pré-maritales, gestes de l’index pointé à l’appui (un zoom souligne l’un d’entre eux [1:02:10]). Les élèves sont ici pour apprendre et pour obéir, et aussi apprendre à obéir. Rien de tel dans HS II où une main tendue exprime la sollicitude, l’empathie, comme nous l’avons vu avec la Directrice, ou bien la main d’une enseignante posée sur la nuque d’un adolescent qui pleure, affalé sur sa table, car il n’a pas réussi son devoir, est là en signe de réconfort [42:50].

Dans HS, les gestes du bras et de la main font partie d’un ensemble de compositions, on pourrait parler de chorégraphies, qui privilégient les obliques (comme les plans serrés sur les jambes des jeunes filles qui sautent sur la musique de la chanson « Simple Simon Says » (sc. 12 [14:54]) ; ou encore un insert sur un bâton pointu avec lequel le professeur de musique martèle au tableau les notes qui y sont dessinées, sc. 32 [53:32]), ainsi que les verticales (sc. 12 aussi ; ou également un autre cours de sport où les adolescentes suspendues aux agrès font un concours d’endurance, sc. 21 [32:30] ; ainsi que toutes les scènes avec les professeurs debout) donnant à l’ensemble du film une certaine dynamique et une tension qui n’existent pas du tout dans HS II. Dans ce dernier film, ce sont les horizontales qui sont importantes : cela s’exprime dans l’image par des gestes de la main, des professeurs assis, et par la figure filmique récurrente du panoramique horizontal qui balaye l’espace en effectuant des va-et-vient entre les élèves et le personnel d’encadrement, les plaçant symboliquement au même niveau. Les variations sur l’image du chef d’orchestre nous renvoient aussi, à nouveau, à Titicut Follies, au premier et au dernier plan du film où, lors du spectacle sur scène, un chef d’orchestre est montré de dos. Que faut-il penser de cette continuité visuelle mais aussi thématique (avec le motif du spectacle) entre l’hôpital pour aliénés de Bridgewater et l’école de Philadelphiexvi ? Il semble impossible pour le spectateur wisemanien de regarder la NEHS sans jugement et de ne pas être influencé par la filmographie du cinéaste et les liens qu’il tisse de film en film.

HS donne l’image de corps sectionnés, fragmentés, des sortes de pantins articulés aux gestes incisifsxvii. (Là encore, rien de tout cela dans HS II.) On passe ainsi des jambes du surveillant des couloirs, filmées en plongée dans un plan qui coupe la partie supérieure de son corps [14:29], à celle de jeunes filles, cadrées en gros plan allant du bassin au dessous des genoux [14:47], des corps filmés sans tête pendant la majorité du cours où ces adolescentes font de la danse rythmique sur la chanson « Simple Simon Says » comme des pantins (sc. 12 déjà mentionnée car elle est capitale et illustre plusieurs pointsxviii). Plus tard, la professeure d’élégance sur la scène singe la façon dont les élèves de North East marchent, puis montre la bonne façon de marcher et de se tenir ; la caméra en contre-plongée zoome sur son corps et le cadrage finira par la décapiter, elle aussi, pour se concentrer sur ses jambes [22:26]. L’école est comme une gigantesque machine dont les occupants sont les rouages.

Dans ce lycée, on entraîne les élèves à la performance et à la représentation. Le cours de danse rythmique qui se compose en grande partie de plans isolant des parties de corps en mouvement annonce les deux spectacles sur scène : un ballet parodique de pompom girls interprété par des garçons et une revue militaire de soldats interprétée par des filles (sc. 37 et 42). La métaphore militaire qui parcourt le film est là encore littéralisée lors de ce dernier spectacle satirique (qui renvoie une fois de plus à Titicut Follies), ainsi qu’avec la scène où un ancien élève en uniforme vient voir le professeur de sport et où ils évoquent le cas des élèves engagés dans la guerre (annonçant, là aussi, Basic Training). Finalement le point d’orgue est atteint dans la dernière séquence, et l’on peut s’interroger sur la portée ironique de celle-ci. Sur la scène du théâtre, la Directrice de l’école fait un discours : un ancien élève a écrit une lettre (dans laquelle il se présente comme « seulement un corps qui fait un travail ») expliquant que s’il était tué au Vietnam, il lèguerait l’argent de son assurance à l’école. Et la directrice de conclure : « Quand vous recevez une telle lettre, pour moi cela veut dire que nous avons vraiment réussi à la NEHS. Je pense que vous serez d’accord avec moi ». Dans cette « comédie tristexix », la NEHS semble fabriquer des corpsxx mécanisés, à la manière de l’usine des Temps Modernes de Chaplin, et tous les fragments de corps burlesques qui scandent le film nous confrontent finalement à la mort et à la tragédie.

Debout / assis

Dans ce contexte de discipline souligné par une gestuelle coercitive, un espace où chaque individu semble avoir une place assignée, des plans banals qui représentent des situations banales de cours prennent une nouvelle signification. Lorsque les professeurs et les élèves sont filmés dans le même plan, les enseignants sont en général montrés debout, en train de diffuser un savoir, en opposition aux élèves toujours assis, qui interviennent fort peu. Des cours magistraux ou quasi-magistraux ponctuent le film et les scènes où l’on assiste à un échange entre un enseignant et des élèves sont très minoritaires. Les professeurs et les administratifs se retrouvent aussi plusieurs fois littéralement sur un piédestal lorsqu’ils interviennent sur la scène du théâtre du lycée.

La différence entre les mondes des enseignants et des enseignés, soulignée visuellement dans HS, n’existe pas du tout dans HS II où les cours se font en petits groupes, et où l’on voit en majorité des tutorats. Des enseignants dévoués (même si dans HS il y en a aussi), que les élèves appellent par leur prénom (dans l’espace de HS il n’y a que des individus anonymes), sont assis à côté des élèves qu’ils aident pour revoir un problème sur la reproduction des drosophiles ou la problématique d’un essai. L’excellente communication est représentée, dans les plans à plusieurs personnages, par des cadrages plutôt serrés qui soulignent la proximité physique entre les enseignants et leurs élèves, et par le fait que les professeurs se penchent littéralement sur les problèmes de ces derniers [42:00]. On voit des enseignants souriants, aux poses décontractées (comme une enseignante assise sur une table [1:17:30]), des plans récurrents de couloirs colorés et décorés de grands dessins bariolés ([30:25] ; [1:13:40] ; [2:57:50], etc.), et la CPESS semble être un lieu où il fait bon vivre.

II. Deux leçons de littérature

La filiation entre la leçon de HS sur « The Dangling Conversation » (1966), la chanson de Simon et Garfunkel [32:56 – 37:42], et celle de HS II sur la pièce de Shakespeare King Lear [45:18 – 52:14] semble avoir été augurée par l’inscription au tableau mural du fond de la classe de la NEHS où l’on lit : «  Rock with Shakespeare » .

Temps et tempo

La scène de HS dure 4 min. 46 et secompose de 15 plans. Même si l’on ne voit pas le tout début du cours, on assiste à la présentation de Simon et Garfunkel (les informations sont donc suffisantes à une bonne compréhension), et la scène se différencie ainsi d’emblée d’un grand nombre d’autres qui débutent vraiment in medias res. À titre de comparaison, l’autre cours de littérature qui montre la lecture (et uniquement la lecture) de « Casey at the Bat »commence alors que le poème est entamé. La scène, comme la chanson qui mentionne « the borders of our lives » (« les lisières de notre vie »), est bien délimitée et encadrée par trois plans de couloirs, au début un plan qui montre un balayeur au travail, et à la fin deux autres, l’un avec une jeune fille exclue d’un cours (l’ordre et la discipline, encore), puis le dernier, avec une femme de ménage qui tire un gros carton. Le personnel d’entretien, juste entrevu dans HS, est souvent très présent dans les institutions filmées par Wiseman, ce qui contribue à l’impression d’ordre, de machines qui fonctionnent bien car on prend aussi soin de leur apparence, comme par exemple l’entretien des sols dans The National Gallery (2014) ou celui des pelouses dans At Berkeley.

Ce qui rend aussi cette scène différente des autres est une relative longueur (qui n’a bien sûr rien à voir avec celle de certaines scènes de HS II, mais ce dernier film est un documentaire de presque 4 heures, avec beaucoup de plans longs et de plans-séquences), une durée qui permet au spectateur de se poser et vraiment assister à un cours. Son tempo, qui s’accorde au rythme lent de la chanson mélancolique, tranche avec la représentation du temps dans la plupart du reste du film, où les scènes sont généralement courtes et souvent très hachées. Par exemple, l’insert sur la minuterie du professeur de dactylo (23:13) et celui sur le chronomètre de la professeure de gymnastique (32:47), qui mesurent un temps court, sont emblématiques de ce temps de l’entraînement à la performance (aller le plus vite possible ; tenir le plus longtemps possible) qui caractérise la NEHS. Rien de tel ici, dans ce cours de poésie qui apparaît comme une parenthèse, une rêverie. La chanson dit : « We are verses out of rhythm / Couplets out of rhyme / In syncopated time » (« Nous sommes des vers sans rythme / Des couplets sans rime / Dans un temps syncopé») et c’est aussi l’impression que donne la scène qui ne va pas au même rythme, pour ainsi dire ne rime pas et n’est certainement pas synchronisée avec les autres qui semblent suivre les battements de la mesure introduite au début par le chef d’orchestre.

De façon très pédagogique, la caméra à l’épaule zoome immédiatement sur la couverture de l’album de Simon et Garfunkel montrée par la professeure, puis, via un cadrage serré (qui ne morcelle pas le visage) de la charmante enseignante pleine d’enthousiasme, passe au tableau où la jeune femme a préparé plusieurs sujets d’étude (Thematic Words, Figurative Language, Setting, Images), et revient en plan rapproché épaules sur l’enseignante qui annonce une progression structurée : elle a pris l’un des meilleurs poèmes de ce duo, elle va d’abord le lire, la classe va écouter l’enregistrement, ils vont en discuter, ils écouteront à nouveau la chanson, et elle pense que le poème aura alors plus de sens pour les élèves ; elle commence ensuite la lecture. Dans ce long premier plan, la caméra sur l’épaule est très mobile, voire agitée, avec des zoomsxxi qui créent une certaine tension en contraste avec le sujet du cours : une chanson et un poème très doux sur deux amis qui passent une fin d’après-midi à discuter dans une chambre, près de la mer, en lisant de la poésie d’Emilie Dickinson et de Robert Frost. Le reste de la scène est plus calme, majoritairement composé de plans serrés, des gros plans et très gros plans d’élèves, qui semblent écouter et suivent sur leur feuille, et des inserts sur les bobines du magnétophone qui tournent, figurant le temps qui passe.

Un sens qui résiste

Par sa pédagogie novatrice qui utilise une chanson pour enseigner la poésie, cette enseignante est différente de la majorité des autres professeurs qui nous sont présentés. Elle est d’ailleurs filmée par deux fois devant une large fenêtre — rappelant au passage que Wiseman tourne sans lumière additionnelle —, une baie vitrée qui donne une impression d’ouverture, ne serait-ce qu’un instant, ce qui n’est pas le cas pour les autres cours et, comme je l’ai montré, pour l’école en général. La mosaïque de gros plans et très gros plans d’élèves peut prêter — et a prêté — à des interprétations opposéesxxii. Les élèves sont-ils attentifs ? Perdus dans leurs pensées ? Indifférents comme les personnages de la poésie : « Couched in our indifference, like shells upon the shore » (« Repliés dans notre indifférence, comme des coquillages sur le rivage ») ? Y a-t-il aussi une sensation d’ennui, comme semble le suggérer la mise au point faite sur la montre d’un élève (37:00), et ici l’expression d’un point de vue — qui n’est pas celui de l’élève, car ce n’est pas lui qui regarde la montre, mais bien le chef-opérateur effectuant la mise au point — un point de vue qui serait celui de Wiseman qui, ici, se rebelle, puisqu’il a gardé le plan au montagexxiii?

Aucune réponse ne nous est donnée, et cette sensation de flottement est accentuée par la nature même de la leçon, le fait qu’il s’agisse d’une chanson. En effet, Wiseman filme toujours les leçons de la même manière (avec des gros plans de réactions d’étudiants), par exemple dans At Berkeley. Dans ce dernier film, lors d’un cours sur Walden de Thoreau, il est évident que les étudiants sont très attentifs (de plus, certains plans les montrent en train d’écrire ou de surligner) ; mais ils ont choisi d’être là et il n’y a pas de musique pour les faire rêver. Pas de musique non plus pour brouiller la vision et le jugement du spectateur. Par ailleurs, pour revenir à HS, nous n’assisterons pas à la fin de la leçon (la discussion promise par l’enseignante) ; nous ne saurons donc jamais ce que pensent ces adolescents aux visages parfois angéliques, comme ce jeune homme songeur, une main sur le menton, dans ce lycée où les élèves s’expriment rarement. A l’écho de la « Dangling Conversation » (to dangle signifie balancer, pendre, comme lorsqu’on est assis les jambes pendantes), cette leçon dont la fin, comme le plus souvent chez Wiseman, est tronquée, reste en suspens, et le spectateur est invité à se faire sa propre opinion.

« Rock with Shakespeare »

Dans HSII, il ne s’agit plus d’une simple transmission de connaissances ; Wiseman nous implique dans une discussion entre l’enseignante et ses élèves. La leçon porte ici sur un sujet a priori aussi classique que celui de HS était contemporain. Elle dure pratiquement 7 minutes et est aussi composée de 15 plans, certains très longs, également entrecoupés par des gros plans d’élèves, avec des panoramiques qui vont et viennent de gauche à droite et vice-versa — une figure qui, nous l’avons déjà remarqué, est caractéristique du film. La caméra est toujours à l’épaule et effectue quelques zooms. Au contraire de la première leçon, celle-ci est une entité complète, un tout avec un début et une fin, à la fois sur le plan esthétique et sur celui du sens.

Ainsi, au niveau visuel, deux plans similaires encadrent la scène. On débute par un plan de situation, un demi-ensemble qui montre bien la salle de classe spacieuse, le petit groupe constitué de l’enseignante et de sept élèves à l’allure décontractée mais en même temps très soignée, ce qui donne une impression d’ordre (les jeunes filles sont bien maquillées et portent des bijoux ; l’une d’elles a un bandeau bleu roi assorti à son pull ; seule l’élève blanche n’a pas l’air coquette), des élèves à la fois attentifs et détendus, assis autour de tables en fer à cheval, un agencement propice à la discussion. La scène se clôt sur un plan un peu plus serré du groupe. Cette atmosphère conviviale, où l’enseignante est assise, contraste avec le cadre rigide de HS avec la professeure debout. Ce premier plan large permet aussi de bien voir et de documenter le lieu, ici une salle lumineuse dont un mur est vitré et que les stores en partie descendus semblent protéger de la violence de la ville que l’on devine au dehors, un lieu qui, comme toujours, est la star des films de Wisemanxxiv. Dans HS, au contraire, le cadrage, qui tend à isoler un personnage dans un plan, est en général plus serré, et le spectateur a une image beaucoup plus vague de l’intérieur du lycée car, à part quelques plans de couloirs, on n’en voit pas grand-chose, a fortiori en noir et blanc. On pourrait dire que l’institution de HS, plus qu’un lieu physique est un lieu mental, un état d’esprit, le Lycée avec un L majuscule. Ici, malgré le titre HS II au caractère générique, on est dans un lieu unique : la CPESS, un établissement expérimental à nul autre pareil.

Dans la discussion qui s’amorce, Wiseman, comme dans HS, utilise les gros plans, à la fois de l’enseignante et des élèves, mais ceux-ci ne soulignent pas des regards énigmatiques comme à la NEHS ; ilsmettent l’accent sur une enseignante passionnée par son sujet (ce qui était aussi le cas dans HS), et sur des élèves vivants qui communiquent leurs réactions sur la pièce. Les gros plans servent à souligner ce qui est dit et contribuent à la fluidité de la scène.

On ne peut qu’admirer cette professeure noire souriante et ouverte, qui apparaît à plusieurs reprises dans le film y compris dans la scène d’ouverture. Elle arrive à rendre Shakespeare non seulement abordable mais aussi proche des problèmes des étudiants, comme de ceux du jeune noir au look branché (avec ses dreadlocks sortant d’un bandana, ses lunettes de soleil sur la tête et son coupe-vent bleu ciel zippé jusqu’au menton dans lequel il se dissimule tout d’abord) qui, de prime abord, n’a rien à dire et se contente de rire (et dont l’apparition fait sourire le spectateur tant sa présence peut sembler incongrue dans cette discussion de Shakespeare). Pourtant, encouragé par cette professeure qui exemplifie un personnel qui se remet constamment en question, après avoir dit qu’il trouvait la pièce « drôle », il finit par s’exprimer, par relier de façon pertinente et novatrice les intrigues de King Lear à des histoires de mafia qui lui sont familières. Il se prend au jeu et participe activement à la discussion. Le spectateur captivé apprend à travers les réactions de ces adolescents new-yorkais noirs et hispaniques que Shakespeare est bien toujours notre contemporain.

Cette scène documente aussi la population de l’école dans laquelle les élèves blancs sont très minoritaires (même si le corps enseignant et l’administration sont majoritairement blancs). Ici, la seule élève blanche, qui a un air sérieux et appliqué, prend des notes et ne dit pas un mot de tout le cours, dans la lignée de ses camarades de la génération précédente dans HS.

Finalement, si cette scène forme un tout, ce n’est pas uniquement parce qu’elle commence et se termine par deux plans du groupe qui se répondent. On peut parler ici de mise en scène, de mise en ordre de la réalité — même s’il s’agit de personnes réelles dans une situation qui, elle, n’est pas mise en scène —, en d’autres termes d’un sens qui est donné par Wiseman à ce fragment grâce à une chronologie créée au montage. En effet, dans le premier plan, on entend la voix de l’enseignante qui dit : « On parle de fiction. Le théâtre et la tragédie en font partie. Pourquoi lisons-nous de la fiction ? » Ces paroles semblent a priori être du son in, mais le dernier plan nous en fait douter et nous incite à regarder à nouveau ce montage plus attentivement. Dans le plan du groupe qui fait écho au premier, la voix de l’enseignante, à nouveau de dos, dit : « Nos vies sont compliquées, les lignes s’entrecroisent, et c’est ça, la littérature. » Mais on s’aperçoit que l’image ne correspond pas à ce que l’enseignante dit. La professeure arrange une table, fait un geste de la main vers l’avant, semblant désigner un en-deçà de l’image, de façon plausible l’équipe technique qui est là pour les filmer, et donner quelques instructions aux élèves dans ce plan de clôture qui, chronologiquement, semble plutôt avoir été tourné avant les autres. Il en est de même pour le plan d’ouverture avec sept élèves et qui, lui, n’a pas été tourné en premier puisque la suite immédiate de la discussion qui s’amorce en montre six (le septième apparaît plus tard). Ainsi, la présente intrusion dans ce documentaire d’une fiction créée par le montage d’images non-chronologiques combinées, pour certaines, à un son non-synchrone — de même que la question du sens soulevée par la scène de HS — nous incitent à approfondir ces points.

III. De lordre à la résistance

1. Mise en ordre de la réalité

Réalité et fiction

Cette leçon, qui commence par s’interroger sur la notion de fiction et se termine par une définition de la littérature, est une bonne porte d’entrée pour réfléchir un moment à la place de la fiction chez Wiseman. Ici, le cinéaste ne tronque pas sa scène ; il met plutôt en scène l’ouverture et la fin d’un cours représentatif des activités d’un lycée modèle. Cette mise en ordre par le montage, même si elle est plus facile à repérer ici, se retrouve ailleurs dans le film. On peut donner l’exemple de la scène citée plus haut de la jeune mère de famille qui souhaite reprendre ses études. La scène dure plus de onze minutes et donne l’impression que nous assistons à la conversation in extenso. Cependant Wiseman explique que l’entretien a duré une heure et demie, dont uniquement trois minutes n’ont pas été filméesxxv. On trouve ainsi dans HS II toute une série de micro-fictions : la réalité est transformée par le montage en narration, en petit récit à l’échelle d’une scène. Ces micro-fictions se retrouvent dans les autres films de Wiseman, par exemple dans la scène de la leçon de HS étudiée ci-dessusxxvi.

Ce que l’on peut appeler mise en ordre de la réalité par Wiseman ne veut pas dire qu’il supprime le « fouillis du réelxxvii », — au contraire, il l’enregistre, le plus souvent en plan-séquence puisque son style a évolué depuis HS, puis accomplit un long travail d’étude des rushes et de sélection(par exemple parmi 110 heures pour City Hall [2020], et 250 heures pour At Berkeleyxxviii), et passe plusieurs mois au montage pour finalement arriver à représenter ce fouillis initial. Il ne s’agit pas non plus, au contraire de Michael Moore, de créer une dramatisation à l’échelle de plusieurs scènes. Un désordre contrôlé est de mise chez Wiseman et un carton comme « The Next Dayxxix » n’aurait pas de place dans sa mosaïque. « Fiction » dans les films de Wiseman ne veut pas non plus dire : musique de fosse ou commentaires en voix-off ; à l’exception de l’ouverture de HS que nous avons étudiée, il n’y en a jamais. « Fiction » est à prendre dans un sens large : c’est le résultat du montage et de la structure du filmxxx.

On peut aussi parler de fiction à cause de la récurrence, dans HS, de motifs visuels (ceci n’est pas vraiment le cas dans HS II), des figures qui créent une stylisation liée à une thématique. Ainsi, des gros plans de mains ponctuent le film. Ils soulignent la fermeté de l’administration et l’ordre mené d’une main de fer par le Dean of Discipline qui porte la bague de son université avec l’année de son diplôme : « University of Pennsylvania, 1940 ». Prestige de l’institution ? Fierté ? Légitimité ? Le motif de la main et de la bague contribue aussi à lier de manière plastique l’administration, les élèves, et les parents qui viennent voir l’administration. Un gros plan sur la main d’une jeune fille qui tient un fusil en bois lors d’un spectacle sur scène, suggérant la force, l’action [1:09:55], fait écho à la devise de l’école, sur le pupitre de l’avant-scène du théâtre : « Whatever thy hand findeth to do, do it with thy might », une citation biblique de l’Ecclésiaste [28:04]. En d’autres termes, « tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le, car il n’y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse, dans le séjour des morts, où tu vas. » Et pour le dire autrement encore, agis aujourd’hui. Avec l’utilisation structurée de ces figures esthétiques, on est bien dans HS en présence d’un cinéma de montage.

Spectacles et improvisation

La mise en ordre de la réalité par Wiseman se manifeste aussi, notamment dans HS, par une autre forme de résistance de la fiction : ce que l’on pourrait appeler une mise en scène de mises en scène, en quelque sorte une mise en scène au carré. Il s’agit ici de la présence de spectacles qui sont tout sauf improvisés. On connaît la passion du cinéaste pour les arts du spectacle, une passion qui a donné naissance à plusieurs œuvres sur la danse et le théâtre, et on la trouve déjà à petite échelle dans HS (dans une moindre mesure dans HS II). Certains critiques ont fait une étude de la place de choix donnée au théâtrexxxi dans HS, ainsi que l’importance des costumesxxxii, les élèves semblant constamment déguisés et jouer des rôles. On pourrait même aller jusqu’à dire que dans le film le personnel et les élèves sont sans cesse en représentation. Il n’y a, par exemple, pas de scène dans HS où les élèves sont montrés seuls, libérés du regard des enseignants et des administratifs, à la différence de HS II où, lors d’une longue discussion, on apprend à connaître quatre élèvesqui parlent de la violence, de la criminalité, des armes à feu, et où un adolescent de dix-huit ans qui vient d’être père partage ses joies et ses difficultés pour concilier vie familiale et poursuite des études (sc. 24 [1:01:20]).

Pourtant, structure et improvisation cohabitent en toute harmonie dans HS et dans l’ensemble des films du cinéaste. Un bel exemple de ces moments improvisés, de ces hasards qui sont au cœur des films de Wiseman, est la scène déjà mentionnée de la jeune fille au landau dans HS IIxxxiii. Un autre est le cours de HS (sc. 34) où tous les résistants au conformisme de la NEHS semblent rassemblés et l’on sent l’air du temps — celui des hippies — transparaître dans le long collier porté par un jeune homme et par l’attitude nonchalante d’un autre qui flirte avec sa petite amie. Pour une fois, quelques élèves s’expriment spontanément au cours d’une discussion sur l’école. Deux élèves qui se démarquent des autres par leur tenue vestimentaire prennent la parole : d’abord, un élève contestataire aux lunettes noires (celui qui est avec son amie) critique le lycée et dit « North East est un tel cloître. C’est un lieu isolé » [54:00]. La professeure lui demande s’il ne voit pas d’avantages. Il répond que l’école est « bien ventilée » (on entend des rires), qu’il y a quelques personnes agréables mais que « le reste de l’école pue. » Il répète ensuite ses propos. Puis un autre élève prend la parole ; c’est le seul élève noir que l’on verra à l’écran. Il est très bien habillé dans une veste à carreaux avec une pochette. Il dit que « sur le plan de la science et de la technologie, North East est en avance […] mais moralement et socialement, cette école est une poubelle » (rires). La professeure met fin à la discussion et c’est aussi la fin de la scène. Le hasardxxxiv a-t-il fait trouver à Wiseman des porte-paroles de ses réticences envers l’école ?

Pour cerner la mise en ordre de la réalité dans les deux films, et chez Wiseman en général, on pourrait finalement dire que « l’ordre fictionnelxxxv » créé par le montage, même s’il donne un point de vue, car la sélection effectuée est bien sûr subjective, essaye le plus possible de rendre compte du réel ; que ce réel incorpore dans HS, et de plus en plus au fil de la carrière du cinéaste, des dialogues qui ne sont jamais mis en scène ni répétés ; que les micro-fictions, les « mensonges » de Wiseman se font au nom de la vérité.

2. Résistance au cinéma de Wiseman /

Le cinéma de Wiseman fait de la résistance

Et justement, qu’en est-il de la notion de vérité dans ce cinéma non-fictionnel dont l’auteur ne semble pourtant pas perdre une occasion de souligner les rapports avec la fiction? Dans quelle mesure le cinéma de Wiseman résiste-t-il par exemple à l’appellation de « cinéma-vérité » ? Avant de répondre à ces questions, je propose un détour qui semble s’imposer, via la réception de HS ; ellemontre une certaine résistance du public à ce film parfois perçu comme provocateur.

Réception de High School

HS suscita des réactions et des interprétations très différentesxxxvi. Le film, qui fut fort bien reçu par la critique, par exemple par Pauline Kael,fut majoritairement considéré, à la fois par le public et les critiques, comme une condamnation du lycée. Dans divers entretiens, Wiseman lui-même reconnut que le film était très critique de l’écolexxxvii. Le titre d’un chapitre consacré au film par Thomas W. Benson et Carolyn Anderson va dans ce sens et est bien sévère : « Politics of the Double Bind: HS » ; il accuse l’école. Elle donne aux élèves des ordres contradictoires et, quoi qu’ils fassent, ils sont dans une impasse (double bind) ; il n’y a pas d’issue pour eux, si ce n’est dans la passivité et la léthargie. En ce qui concerne plus particulièrement la représentation du lycée, les deux auteurs citent la lettre d’une enseignante de la NEHS, en réponse à un étudiant qui demanda à l’école son opinion du film près de vingt ans après sa sortie. La professeure écrit ne pas avoir reconnu son école et trouve qu’il n’y a aucune objectivité dans le filmxxxviii.

Pourtant, dans la même lettre, elle dit avoir assisté à l’université de Harvard à une projection du film qui suscita de nombreux commentaires laudatifs de la part du public, non seulement d’adultes mais aussi d’un panel d’étudiants contents de voir une école qui donnait à ses élèves des règles à suivre. Ceci suggère qu’à la fois l’école et sa représentation ont été appréciées. Parmi d’autres personnes impressionnées par ce lycée, on peut aussi citer une conseillère municipale de la ville de Boston, Ms Louise Day Hicks, qui exprima son admiration pour la NEHS dont elle aurait souhaité un équivalent dans sa villexxxix

Les avis sur l’institution représentée par Wiseman, et sur le film lui-même, sont donc à l’évidence partagés, avec, semble-t-il, une majorité de réactions négatives du grand public, à la fois au lycée et au film. Si une divergence de ce type n’a rien d’inhabituel, plus curieuse est la réaction de la NEHS et de la ville de Philadelphie. D’après Wiseman, le comité d’éducation de la ville fut d’abord satisfait du film, mais lorsqu’ils entendirent que d’autres spectateurs y voyaient une critique de l’école, ils changèrent d’avis et menacèrent Wiseman de procès. Sur le conseil de ses avocats, le cinéaste évita que son film soit projeté à Philadelphiexl. Il ne le fut que bien plus tard, en 2001. S’il fallait ne retenir qu’une chose du volte-face de l’école à l’encontre de sa représentation, je dirais qu’il montre à quel point le sens de ce film est loin d’être figé et est au contraire ouvert, voire réversible. On peut d’ailleurs faire l’expérience soi-même au gré de visionnements successifs et y voir, tour à tour, un film qui jette un regard critique sur l’éducation américaine des années 60 ou une œuvre qui transmet la vérité du réel qui a été capté.

Résistance au « cinéma vérité »

En guise de conclusion et d’ouverture, je dirais tout d’abord que cette étude s’est concentrée sur deux films au sujet commun, le Lycée (ou plus exactement un lycée traditionnel et un lycée expérimental) vu à des époques différentes. À part le fait d’être situées aux États-Unis, ces institutions ne partagent pas grand-chose, et leurs différences ont été soulignées via les thématiques de l’ordre et de la résistance. On passe d’un film visiblement très monté où le cadrage serré, les motifs visuels récurrents et la structure narrative guident la lecture (voire même semblerait indiquer un point de vue du cinéaste), à un autre beaucoup plus libre et foisonnant, d’une durée bien plus longue certes, faisant une grande place au plan-séquence et aux dialogues entre enseignants et élèves. L’analyse de ces films, qui sont des jalons dans la carrière du documentariste, a, je l’espère, permis au lecteur de se familiariser avec le territoire wisemanien, et s’il en est un habitué, de lui donner l’envie d’y retourner et de l’explorer plus avant.

Ensuite, pour poursuivre la question de la vérité, on peut dire que depuis son premier film, Titicut Follies, Wiseman a été associé aux mouvements du « cinéma vérité »et du « cinéma direct »des années 60xli qui s’attachaient à capter le réel pour en exprimer la réalité. À cette époque un nouveau type de documentaire a émergé, le cinéma vérité, une expression qui, écrit Lewis Jacobs, «décri[t] le type de films qui enregistraient directement la vie, sans réarrangement ni mise en scène d’aucune sortexlii.» Cette définition de base caractérise bien la méthode de Wiseman qui, depuis le début, travaille en son direct (c’est lui le preneur de son), avec un équipement léger, une équipe réduite afin de se faire le plus discret possible dans son enregistrement de situations de la vie de tous les jours. Seulement, à y regarder de plus près, le cinéma de Wiseman résistexliii à cette notion, de mon point de vue surtout à cause de la question de l’auteur. Je m’explique. Si l’on suit Edgar Morinxliv, qui fonde sa réflexion sur un entretien de Roberto Rossellini, il y a trois catégories de cinéma : « un cinéma commercial qui dépend du producteur, un cinéma d’art qui dépend de l’auteur et un cinéma qui dépend de la réalité vécue, enregistrée ou provoquée par la caméra… et c’est le cas du cinéma vérité.» Il ajoute : « Dans le cinéma vérité, pratiquement, il n’y a plus d’auteur […] au sens classique du termexlv.» Et justement, la présence d’un auteur est bien ce qui caractérise l’œuvre de Wiseman, avec un style dont nous avons étudié quelques caractéristiques. Malgré son évolution depuis High School, on repère immédiatement le souci de rendre compte de la réalité en donnant la vedette au lieu, et en laissant les utilisateurs de ce lieu s’exprimer librement sans interview ni intervention d’aucune sorte. On reconnaît aussi une identité visuelle, notamment dans les films en couleur, puisque le tournage se fait toujours en lumière naturelle. Le cinéma de Wiseman est un cinéma d’auteur exigeant qui demande au spectateur des efforts, ne serait-ce déjà que parce que les œuvres sont devenues de plus en plus longues (4h30 pour City Hall), mais aussi parce qu’il donne à voir et à entendre puis laisse le spectateur se faire sa propre opinion ; il s’adresse également à un public exigeant qui ne va pas voir un film sur une école, une université ou une bibliothèque… mais bien un film réalisé par Frederick Wiseman.

Patricia Kruth

i 85-95% des élèves continuent ensuite à l’université, selon les statistiques de l’époque données sur le site de Zipporah Films, la compagnie de Frederick Wiseman : http://www.zipporah.com/films/8 (consulté le 24 octobre 2021).

ii Maurice Darmon va jusqu’à écrire : « Ces deux films, à mon avis, ne traitent pas du tout du même sujet. » Maurice Darmon, Frederick Wiseman : chroniques américaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 264.

iii Cette chanson était le tube du moment, propulsée en tête des charts par la mort d’Otis Redding survenue quelques semaines avant la diffusion.

iv« I’m sittin’ on the dock of the bay, wastin’ time » (Je suis assis sur le dock de la baie à perdre mon temps) est l’un des refrains.

vHS se compose de 43 scènes. On peut retrouver un listing de ces scènes suivi d’un storyboard de plans significatifs dans le chapitre « Politics of the Double Bind: High School », in Thomas W. Benson, Carolyn Anderson, Reality Fictions: The Films of Frederick Wiseman, Carbondale et Edwardsville, Southern Illinois University Press, 2002, p. 107 sq.

vi Philippe Pilard, Frederick Wiseman, chroniqueur du monde occidental, Paris, Cerf-Corlet, « 7e Art », 2006, p. 17.

viiHS II peut se découper en 69 scènes (découpage personnel) qui vont de plans-séquences de moins de 1 minute à des scènes de plus de 21 minutes, ce qui crée un rythme varié.

viiiOn reconnaît la même structure dans At Berkeley, où l’on entre et on sort plusieurs fois de l’université pour aller dans la ville, ce qui contribue à intégrer l’établissement public d’éducation dans son environnement et à créer une impression de liberté géographique et mentale.

ix À Los Angeles, le 3 mars 1991, un automobiliste noir, Rodney King, est arrêté pour excès de vitesse et violemment passé à tabac par quatre policiers au terme d’une course poursuite. Filmées par un vidéaste amateur, ces images font le tour du monde. Les policiers sont inculpés et un an plus tard, un jury composé exclusivement de blancs les acquitte. S’en suivent des émeutes qui font plus d’une cinquantaine de morts et des milliers de blessés à Los Angeles et dans plusieurs villes des États-Unis. Plus tard deux des policiers seront condamnés. Rodney King devient un symbole de la lutte contre les forces policières et contre la discrimination.

xOn peut ajouter qu’il s’agit d’un établissement littéralement ouvert, aux horaires étendus. Maurice Darmon précise : « ouvert 6 jours sur 7 et 9 heures par jour », op. cit., p. 266.

xi « Casey au bâton » est un poème mi-lyrique mi-satirique d’Ernest Lawrence Thayer (1888) consacré à la dernière manche d’une partie de baseball perdue par l’équipe fictive de Mudville malgré l’intervention de Casey qui n’arrive pas à redresser la situation. Cette pièce d’anthologie qui raconte une défaite est connue de tous aux États-Unis ; elle a fait l’objet de nombreuses adaptations et parodies, tant littéraires que musicales et audiovisuelles.

xii Le chef opérateur explique qu’à l’époque de ce cinéma vérité il était fasciné par les gros plans, et que les possibilités nouvelles introduites par les nouveaux équipements comme les objectifs zooms rapides l’ont poussé à une recherche de symbolisme (il n’en dit pas plus). Richard Leiterman cité par Thomas W. Benson et Carolyn Anderson, op. cit., p. 309.

xiiiWiseman explique que l’homme s’est présenté à lui ainsi : « Je suis un enseignant et le Doyen de la discipline. » https://www.pbs.org/video/pov-high-school-filmmaker-interview-frederick-wiseman/ (consulté le 24 octobre 2021).

xiv Suivre le film demande de la part du spectateur une attention de tous les instants.

xv On peut noter que l’image de l’université dans At Berkeley semble se situer à mi-chemin de celle de la NEHS et de la CPESS. En effet, le film donne une image nuancée de la célèbre institution car Wiseman nous fait assister à des réunions concernant ses problèmes financiers (il n’y a par exemple qu’un seul jardiner pour entretenir toutes les pelouses), les salaires des enseignants, nous montre des manifestations d’étudiants, etc.

xviWiseman répondra malicieusement : « Le passage d’un pénitencier psychiatrique à un lycée semblait une progression naturelle. », in Marie-Christine De Navacelle, (dir.), Frederick Wiseman, New York, The Museum of Modern Art, 2010. Traduction française : Paris, Gallimard, 2011.

xviiOn connaît l’amour de Wiseman pour le cinéma burlesque de Charlie Chaplin, Buster Keaton ou Harold Lloyd.

xviiiOn peut citer une lecture originale, qui est celle de Benson et Anderson. Les auteurs étudient ce qui est, selon eux, « l’érotisme mal orienté qui sous-tend le film », en analysant le caractère, pour eux sexuel, des gros plans de bouches et des gestes, comme ici. Thomas W. Benson, Carolyn Anderson, op. cit., p. 134.

xixWiseman qualifie ainsi le film dans Laura Fredducci, Quentin Mevel, Séverine Rocaboy, Frederick Wiseman, à l’écoute, Levallois-Perret, Playlist society, 2017, p. 64.

xx Thomas R. Atkins écrit que la fin est « une version parfaite de l’effacement de soi [et le film montre] des jeunes gens entraînés à devenir des corps obéissants au service de la société. »Frederick Wiseman, New York, Monarch Press, « Monarch Film Studies », 1976, p. 10. 

Wiseman dit dans un entretien : « Ce jeune homme voulait montrer à l’école son appréciation pour tout ce qu’elle lui avait enseigné au sujet du devoir, de l’autorité, de l’individu. Son acceptation sans critique et sans réflexion le rendait tout à fait semblable à une Chevrolet sortant d’une chaîne de production de General Motors. » Ibid., p. 48. Ou aussi : « À mon avis, cela suggère que l’idée de suivre les ordres sans réflexion nous met dans une situation de victime, comme cet étudiant. Victime d’une idéologie qu’il ne remet pas en cause. Il n’a absolument aucune idée de pourquoi il est là-bas, il suit les autres. » Laura Fredducci, Quentin Mevel, Séverine Rocaboy, op. cit., p. 70.

xxiVoir note 10 sur les techniques de Richard Leiterman.

xxii Par exemple sur YouTube, où l’on trouve cette scène, on peut lire des réactions de spectateurs (commentaires effacés après un an). Il y avait des discussions sur le sens de la scène où le public était très partagé (certains pensant que les élèves s’ennuyaient, d’autres, au contraire, qu’ils étaient intéressés). Pour l’extrait et les commentaires actuels, voir https://www.youtube.com/watch?v=_SEcCxKLwkA (consulté le 24 octobre 2021).

Philippe Pilard, pour sa part, écrit : « La poésie simple et sans prétention semble toucher les élèves. », op. cit., p. 41.

xxiiiWiseman qui, par ailleurs, déclare s’être toujours ennuyé à l’école : « Je me souviens que je détestais le lycée et je m’y ennuyais à devenir fou. » Philippe Pilard, op.cit., p. 42. Ou aussi : « Dans High School, je suis allé dans ce qui était considéré comme une très bonne école de la classe moyenne et je ne savais pas à quoi m’attendre. Puis, après une courte période l’ennui de l’école a commencé à me peser. » (ma traduction) Thomas R. Atkins, Frederick Wiseman, New York, Monarch Press, « Monarch Film Studies », 1976, p. 48. 

xxiv« Je ne fais pas des films où un individu est la star, je fais des films où le lieu est la star » (ma traduction), High School: Filmmaker Interview with Frederick Wiseman, POV. Clip: Season 14, 2mns10 : https://www.pbs.org/video/pov-high-school-filmmaker-interview-frederick-wiseman/ (consulté le 24 octobre 2021).

xxv Wiseman dit : « Le problème à résoudre au montage était de trouver comment donner une idée juste de ce qui s’était dit lors de l’entretien sans en montrer l’intégralité. […] Il s’agit de donner au spectateur l’impression, ne serait-ce que pendant deux secondes, que ce qu’il voit s’est effectivement passé de la manière dont il le voit. » Cité par Philippe Pilard, op. cit., p. 59.

xxviWiseman : « On voit à l’image des gros plans des élèves que j’ai tournés pendant l’intégralité du cours ce jour-là, pas seulement pendant l’écoute de cette chanson. C’est la part de fiction du cinéma documentaire. » Laura Fredducci, Quentin Mevel, Séverine Rocaboy, op. cit., p. 77.

xxvii René Prédal sur le cinéma de Wiseman : « Des constats dédramatisés, au ton détaché et respectueux du fouillis du réel », « À l’écoute de l’Amérique avec Frederick Wiseman », in René Prédal (dir.), CinémAction, n° 76, Le cinéma « direct », Paris, Corlet, 1995, p. 184.

xxviii Lors d’une interview au sujet de son dernier film City Hall (2020), Wiseman donne ces précisions et confirme : « On monte ensuite pour donner l’illusion que c’est la réalité, mais c’est une fiction. »,

https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/par-les-temps-qui-courent-emission-du-vendredi-23-octobre-2020 (consulté le 24 octobre 2021).

xxix Dans Bowling for Columbine (2002), Michael Moore dramatise sa visite à Charlton Heston qui s’est faite sur deux jours consécutifs, et crée un suspense. Il en est de même (mais sans carton), de sa visite à la direction de Kmart qui comprend plusieurs scènes.

xxxComme Wiseman le définit lui-même : « Il me paraît évident qu’il y a un aspect fictionnel dans tous les films, par le montage et partiellement par la structure. » Et il ajoute, au sujet de ses films :« Pour moi, c’est évident que ce sont tous des films de fiction, sauf qu’il n’y a pas de scénario, ni d’intervention dans les événements. », Laura Fredducci, Quentin Mevel, Séverine Rocaboy, op. cit., p. 59.

xxxiVoir Maurice Darmon, op. cit., passim.

xxxiiVoir Thomas R. Atkins, op. cit., p. 10.

xxxiiiLe cinéaste explique avoir vu une poussette dans un couloir et s’être approché. Pour le rôle du hasard, voir aussi Laura Fredducci, Quentin Mevel, Séverine Rocaboy, op. cit., p. 49 et 70.

xxxiv Dans l’interview à France Culture précité (note 28), Wiseman dit : « Le hasard est le principe principal, le modèle est Las Vegas. Chaque film est Las Vegas pour moi. »

xxxvWiseman interviewé par Dominique Marchais, « On devrait plutôt dire cinéma fausse-vérité : Frederic Wiseman », Les Inrockuptibles, 02/04/1997 :

https://www.lesinrocks.com/1997/04/02/cinema/actualite-cinema/on-devrait-plutot-dire-cinema-fausse-verite-frederic-wiseman-11232603/ (consulté le 24 octobre 2021).

xxxviAu sujet de la réception du film, voir par exemple Thomas W. Benson, Carolyn Anderson, op. cit., p. 142-145.

xxxviiIbid., p. 143.

xxxviiiIbid., p. 143-145.

xxxix Voir Philippe Pilard, op. cit., p. 43.

xl Thomas W. Benson, Carolyn Anderson, op. cit., p. 143.

xli Il n’entre pas dans le propos de cet article de définir ces deux tendances sur lesquelles on trouve une abondance littérature. Pour une courte introduction en anglais, on peut par exemple consulter une fiche de la New York Film Academy : « Cinéma Vérité vs. Direct Cinema: an Introduction », https://www.nyfa.edu/student-resources/cinema-verite-vs-direct-cinema-an-introduction/ (consulté le 24 octobre 2021). Wiseman serait d’ailleurs plus proche du cinéma direct dans la mesure où il n’apparaît pas dans ses films.

xlii Ma traduction. Lewis Jacobs, « Documentary Becomes Engaged and Vérité », The Documentary Tradition: From Nanook to Woodstock, 1971, p. 375.

xliii On peut noter que Wiseman lui-même récuse le terme de cinéma vérité (voir interview note 35).

xliv Un certain regard : « Edgar Morin à propos de cinéma vérité » , 16 janvier 1966, 06 min. 5 s.

https://m.ina.fr/video/I08015623/edgar-morin-a-propos-de-cinema-verite-video.html (consulté le 24 octobre 2021).

xlvIbid.