La Furia Umana
  • I’m not like evereybody else
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  • E che, sono forse al mondo per realizzare delle idee?
    Max Stirner
  • (No ideas but in things)
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MURRAY POMERANCE / La Seconde vue d’Hitchcock

MURRAY POMERANCE / La Seconde vue d’Hitchcock

à Jean-Michel Frodon

Double toujours. Dieu nous garde

De la vision simple et du sommeil de Newton.

William Blake

       Les citations sont des défis auxquels nous sommes tous confrontés, même au niveau le plus informel ; par exemple, quand nous rapportons à un copain une conversation de la veille, nous pouvons facilement mélanger les mots de cette personne avec les nôtres. Les chercheurs citent naturellement, en « empruntant » avec politesse à des textes anciens pour les placer dans des contextes plus récents et stimulants. Les tribunaux sont remplis de témoins assermentés rapportant des propos qu’ils ont entendus quelque part, il y a longtemps. Les journaux font leur « une » en sortant des mots de leur contexte et en les replaçant à leur manière, avec une inexactitude parfois effrayante, si « exactitude » il y a. Les réalisateurs citent, eux aussi.

            Sans m’engager sur le terrain de l’intertextualité, où les fils thématiques d’une œuvre sont étudiés comme des influences ou des miroirs de fils thématiques d’une autre œuvre, je m’intéresse au problème posé lorsqu’un réalisateur arrache simplement un morceau de séquence pour lui donner un usage présent, distinct de l’objectif originel. Une mise en place, un mouvement, un bout de dialogue, un positionnement de caméra, une tournure d’événements précise. Dans un précédent texte pour La Furia Umana1, j’ai remarqué des échos pertinents entre Nouvelle vague de Jean-Luc Godard (1990) et La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz (1954), film qui aurait sûrement semblé familier à Godard. Je pense que nous avons tendance à supposer, quand nous remarquons une citation cinématographique, que le réalisateur actuel est familier de l’œuvre qu’il cite, de manière exceptionnelle même, alors que ce n’est peut-être pas vrai. Contrairement à ce qui peut arriver avec l’intertextualité, quand nous voyons ce que nous identifions comme une « citation », nous trouvons des liens et des rapports très clairs, nettement définis, qui sautent aux yeux et aux oreilles, et qui sont assurément simples. Quand ils citent, les réalisateurs (comme les gens dans la vie quotidienne), accordent au matériau qu’ils citent plus d’importance qu’à l’acte même de citer ; et donc, dans la plupart des cas, ils reproduisent littéralement l’objet cité plutôt que de se lancer dans  une sorte de « danse » sophistiquée qui attirerait davantage l’attention sur eux, les présentant comme des experts érudits. Comme dit Hamlet : « Dites ce discours, je vous prie, comme je l’ai prononcé devant vous, en le laissant légèrement courir sur la langue » [III, 2, 1883-4]. En effet, du moins d’après ma propre expérience, quand quelqu’un dépense beaucoup d’énergie pour mettre en évidence sa connaissance intime du texte qu’il cite, au lieu de l’utiliser tout simplement, la citation tombe à plat. (« Comme le dit Hamlet, que je cite, sachant que cette petite référence sera douce aux oreilles du lecteur mais sentant aussi combien il est crucial pour moi de donner ici la place à autre chose qu’à ma propre voix, « Dites ce discours, je vous prie, comme je l’ai prononcé devant vous, en le laissant légèrement courir sur la langue » [acte III, scène 2, lignes 1883-4]. Shakespeare parla pour moi, il y a si longtemps ! »).

            Il y a longtemps en effet, j’ai publié dans Quaterly Review of Film and Television une étude sur quelques citations chez Hitchcock (23: 2 [2006], 139-154). Mais mes aventures pour explorer les références chez ce maître du cinéma sont loin d’être terminées. Je souhaite donc ici examiner d’autres occurrences qui permettront, grâce à leur profondeur, de mettre en lumière les intentions d’Hitchcock et sa méthode de travail. Alors qu’il est toujours possible, quand on repère une citation, de déceler dans l’original de nouveaux niveaux de sens, à travers un joyeux regard en arrière, nous ne devons jamais faire l’erreur de penser que l’auteur de l’œuvre originale savait ou s’attendait à être cité plus tard ni de cette manière. En termes d’histoire de la citation, notre habitude contemporaine de demander aux personnes célèbres de prononcer au micro une bonne « phrase choc » est ridicule.

            Il existe un moment frappant, exceptionnel, une double-citation hitchcockienne dans Le Rideau déchiré (1966), un film plein de retournements rapides, de mascarades, de confusions des intentions. Dans un théâtre en Allemagne de l’Est, nous assistons au spectacle d’une compagnie de ballet suédoise en tournée dans le pays. Francesca da Rimini (1876) de Tchaïkovsky est représenté. La première ballerine est jouée par la danseuse au visage affûté Tamara Toumanova (1919-1996), une favorite d’Hitchcock découverte aux Ballets Russes de Monte Carlo par Georges Blanchine, qui l’avait emmenée à New York, où sa carrière avait décollé. Nous assistons à un moment fulgurant durant le finale où des feux gargantuesques brûlent derrière les danseurs (dans des cercles de l’Enfer de Dante), tandis que Francesca tourne sur place, les bras levés, les mains pointées vers son visage, dans un tourment d’agonie.

            Ici, Hitchcock utilise un ressort visuellement passionnant, et d’une manière presque indescriptible. Lorsque la ballerine virevolte elle doit, à chaque rotation, passer inévitablement par un point où elle est parfaitement de face. De nombreuses ballerines se concentrent ainsi de façon répétitive sur un point du théâtre qui leur permet de garder l’équilibre pendant qu’elles tournent. Ce que fait Hitchcock, c’est qu’il fige l’image sur le regard frontal de la danseuse, comme si ce regard lui-même était une échappée loin de la musique, du temps, de la mémoire, de l’espoir. Puis, lors d’une autre pirouette, l’image est de nouveau figée, accompagnée par une saute en avant sur les traits de son visage (accentués par le maquillage) qui avancent vers nous. Encore un tour et une autre saute en avant, encore plus près, jusqu’à ce que son visage tende à emplir l’écran, ses yeux ne brûlant pas seulement du désespoir et de la défaite de Francesca, mais surtout à ce stade, de l’extrême attention de la ballerine envers le public. En effet, elle choisit un spectateur en particulier, non seulement parce qu’assis au milieu de la salle, il est logique qu’elle se concentre sur lui quand elle tourne, mais aussi parce qu’elle l’a déjà vu auparavant. L’effet visuel est que dans ce très gros plan, en tous points semblable à ceux de l’âge d’or du cinéma classique, quand le visage de la star était montré ainsi à travers des plans taillés exprès pour qu’elle « s’offre » à son public adorateur, cette danseuse nous offre un visage que nous aussi, nous avons déjà vu auparavant. Nous la reconnaissons, et tout en la reconnaissant, nous percevons sa reconnaissance de quelqu’un d’autre et nous ressentons peut-être aussi les liens de cette reconnaissance. Appelons cet écho visuel une citation optique, dans le sens où l’homme qu’elle épie ici et maintenant semble se citer lui-même, pour la simple raison qu’il a la même apparence que lorsque la ballerine la vit la première fois. Il est en train de citer, mais la ballerine est simplement en train de l’observer à ce moment-là, avec un désir de vengeance lié à un souvenir, avec une citation mentale.

            Vengeance : elle a, d’une certaine manière, souffert à cause de lui auparavant. Et aussi, c’est un Américain, probablement ou sûrement un espion américain, qui n’a rien à faire de ce coté-ci du Rideau de Fer (le Mur n’est tombé qu’en 1989), elle est donc en mesure de sortir de scène pour rapporter ce qu’elle a vu.

            Il n’est pas nécessaire de s’attarder sur le fait qu’il existe un passage dans le ballet de Tchaïkovsky où les cordes de l’orchestre jouent fortissimo des accords parfaitement séparés, dans une grande tension rythmique. Le monteur Bud Hoffman a travaillé avec Hitchcock pour faire coïncider les arrêts sur image du visage de la ballerine avec la musique, comme si l’orchestre du théâtre accompagnait les gestes grandiloquents du réalisateur.

            Les arrêts sur image, croissant en taille et en puissance, et rapidement, car c’est le finale prestissimo et que la danseuse tourne à une vitesse prodigieuse, nous incitent à faire des grossissements imaginaires sur celui qui, assis au milieu du public, semble l’inspirer, Michael Armstrong (Paul Newman, ses yeux bleu perçant fixés sur la scène). Nous pouvons considérer chaque pirouette comme une citation de la pirouette précédente, mais une citation qui gagne en « amplitude », car nous sommes de plus en plus près. Plus près d’ailleurs, non seulement du personnage, mais aussi de la scène et du monde de la scène habituellement interdits. Armstrong et sa compagne Sarah Sherman (Julie Andrews) essayent désespérément de s’enfuir vers l’Ouest et ont été poussés par  un agent de CIA déguisé (Mort Mills) à venir voir le spectacle afin de rencontrer un machiniste à la porte de la scène à un moment précis ; c’est la raison pour laquelle ils sont dans le public. La ballerine pense probablement d’abord que tous les spectateurs sont venus pour la voir et quand elle aperçoit Armstrong, elle peut avoir cette même pensée, mais au deuxième tour, elle estime qu’il doit y avoir autre chose, et au troisième elle décide de le « photographier » avec ses yeux.

            Ses yeux maquillés de noir, dessinant théâtralement des ailes sur ses tempes, soulignent joliment l’idée qu’elle nourrit des soupçons sur cet homme. Et la musique culminant à ce moment-là souligne joliment l’idée d’une conclusion dramatique à notre escapade, qui arrive bientôt à son sommet de tension (Newman et Andrews n’ont qu’à rester tranquillement assis, Tchaïkovsky se chargera du reste).
            Poursuivons maintenant, car toutes les petites citations de citations mentionnées jusqu’à présent ne sont que de brèves réfractions du moment Francesca, qui est la citation que je souhaite examiner maintenant. L’instant antérieur cité pendant que cette compagnie danse sur scène est la séquence du passage clandestin d’Armstrong à l’Est —une défection en somme. Mais nous apprenons que ce n’était qu’une « défection », une « évasion » plutôt qu’une échappée, planifiée par le gouvernement américain pour qu’il s’introduise dans la salle de classe du très secret professeur Lindt (Ludwig Donath). Nous voyons l’intérieur de l’avion à destination de Leipzig, probablement à partir de Copenhague ; Armstrong est avachi dans son fauteuil, et dans une autre rangée se trouve une femme mince, élégante, tout habillée de noir, un chapeau en fourrure noir sur la tête et du rouge à lèvres prononcé. Cette femme a tout d’une célébrité : son apparence travaillée, sa pose hautaine, la manière dont elle regarde autour d’elle indiquant clairement qu’elle est habituée à regarder ceux qui la regardent. Dans La Projection du monde, Stanley Cavell dit : « Nous regardons moins le monde que nous ne l’épions, de derrière notre moi »2. Ou T.S. Eliot dans « Burnt Norton » : « les roses / car les roses avaient l’air de fleurs regardées »3.

            Quoi qu’il en soit, elle est quelqu’un, du moins dans le regard qu’elle porte sur elle-même, et les autres passagers ne sont personne.

            Quand la porte de l’avion s’ouvre sur le tarmac de l’aéroport allemand, les agents du gouvernement montent rapidement sur la passerelle pour escorter Armstrong ; mais la ballerine s’est avancée, attentive à soigner son image, comme le serait n’importe quelle célébrité. Les photographes sont sur le qui-vive. Elle doit prendre la pose. Et elle pose. Grande, cambrée, le menton fier, le regard brillant : star des stars. Sauf que les photographes lui font signe de se pousser afin de photographier l’homme qui entre maintenant dans la lumière des projecteurs et pour lequel ils sont venus. S’il y a une célébrité ici, c’est lui

            Humiliation serait un bon mot pour décrire ce qu’elle ressent à cet instant. Doublée, négligée, devancée, rejetée. Et tout cela à cause de ce vulgaire Américain ! En cet instant gênant jusqu’à la nausée elle semble entendre à la fois : « Vous n’êtes qu’un être humain dans cet avion, rien d’autre » et : « Vous avez beau être parfois extraordinaire pour certaines personnes mais vous ne l’êtes pas pour nous, ici et maintenant ». À ses yeux, Michael n’est qu’un crapaud prétentieux, bien entendu.

            Revenons aux pirouettes. Tchaïkovsky, l’histoire d’amour, l’extravagance. Et… oh oui, LUI !

            La voilà qui tourne avec une vitupération particulière, puisque c’est elle le diamant occupant le centre de la scène. Elle est la raison d’être de la compagnie, la raison d’être du public, la Raison d’être tout court. Et disons-le, elle exécute ces pirouettes avec une virtuosité que nous imaginons n’avoir jamais été vue auparavant, une virtuosité spéciale, celle de la célébrité internationale et du talent de premier ordre — raison pour laquelle la compagnie effectue cette tournée.

            Les pirouettes de Francesca da Rimini sont donc des citations, qui découlent, se souviennent, s’inspirent d’une « pirouette » bien différente, le retournement politique de Michael Armstrong et son image publique, devant le monde entier, lorsqu’il descend de cet avion. En termes de pirouettes, celle de la danseuse est sans conteste la plus authentique, mais celle d’Armstrong est de loin la plus importante.

            Après avoir tourné autour de cette scène, arrêtons-nous un instant pour examiner comment Hitchcock, à la manière de la ballerine, cite Alfred Hitchcock lorsqu’il filme Toumanova. Il utilisa pour la première fois cette triple saute en avant dans Les Oiseaux (1963), pour montrer la prise de conscience éclair de l’horreur de Lydia Brenner (Jessica Tandy) quand elle regarde le visage mort de Dan Fawcett et comprend que les oiseaux lui ont dévoré les yeux. Beaucoup plus tard, Steven Spielberg empruntera ce procédé dans ET l’extraterrestre (1982) pour montrer le visage paniqué d’Elliott lorsqu’il roule à vélo, l’alien dans son panier et les agents du gouvernement prêts à le cribler de balles.

            La trame du Rideau Déchiré semble encore plus serrée quand nous relisons la scène du ballet à la lumière de celle de l’aéroport : en pensant à l’affront vengé,  au statut douteux d’immigrant présenté puis interrogé, à l’importance des arrêts sur image « surprenant » un geste révélateur, et nous pensons peut-être aussi à la visite d’Armstrong en Allemagne de l’Est elle-même digne d’un ballet, aussi précisément chorégraphiée et aussi importante que Francesca. La citation permet ici de relier le début du film à un moment plus tardif, crée une structure circulaire et nous procure un sentiment esthétique de complétude et de libération dont, malheureusement, nous allons être rapidement privés dans le théâtre car Armstrong, à la manière du bon héros américain, va être aussi dérangeant que Jo McKenna à l’Albert Hall, avec sa voix maîtrisée dans L’Homme qui en savait trop (1956). Le ballet va être interrompu, mais le pas de deux d’Armstrong et de Sherman se terminera de manière tout à fait satisfaisante, et même en présence, oui, d’un photographe essayant de leur voler une photo croustillante, et d’une ballerine enragée et déçue qui les observe de loin.
            Il s’agit là d’un des gestes hitchcockiens qui appartiennent à ce que j’ai nommé la « double citation ». Avant de passer à la citation suivante, nous devons nous préparer à examiner la manière dont il est capable de saisir un moment d’une œuvre complètement différente, de le prélever de manière chirurgicale, et de le placer dans le corps de son propre texte. L’exploit de la première transplantation cardiaque par le Dr. Christiaan Barnard n’eut lieu qu’un an et demi après la sortie du Rideau déchiré, et la transplantation particulière qui nous occupe ici n’était en aucun cas la première d’Hitchcock. Rendons-nous dans une salle de projection de Los Angeles, quelques temps après la sortie new-yorkaise des Chaussons rouges en octobre 1948, et asseyons-nous à côté d’Hitchcock pour voir le film de Michael Powell et d’Emeric Pressburger. La jeune danseuse et talentueuse Victoria Page (Moira Shearer) intègre la prestigieuse Compagnie Lermontov, mais elle n’a qu’un rôle secondaire. Un jour, elle demande un congé au directeur de la compagnie — tout comme Shearer avait demandé son congé à Ninette de Valois, la directrice du ballet Sadler’s Wells, afin de tourner ce film — pour danser Le Lac des cygnes dans un petit théâtre de Londres.

Sans qu’elle en soit consciente un seul instant, Lermontov (Anton Walbrook) s’est glissé discrètement dans le public. Nous assistons à une partie du spectacle : tout à fait admirable. Vicki est seule sur scène (devant, à l’évidence, un décor peint). Jeté… Développé… Jeté… Développé Développé Développé… presque jusque dans les coulisses, puis, lorsqu’elle traverse à nouveau en diagonale de fond jardin à l’avant-scène cour, quelque chose d’unique se produit :

            [Plan de demi-ensemble] : Pirouette, Pirouette.  [Plan rapproché taille sur son buste et son visage] : Pirouette, Pirouette. La caméra épouse le point de vue de la danseuse tandis que le monde du petit théâtre commence à tourner autour d’elle, Autour du PUBLIC… Autour du PUBLIC… Autour du PUBLIC… Autour du PUBLIC… (composé de huit rangs seulement et d’une trentaine de spectateurs)… [Retour sur la danseuse, la caméra plus proche de son visage] : Pirouette… Pirouette… Pirouette… (elle sourit), et [de nouveau son point de vue] le théâtre tourne, flou, gris, bleu, brillant, jusqu’à ce que l’image s’arrête en gros plan sur les quatre premiers rangs seulement, Boris Lermontov la regardant fixement, les mains jointes.

[Plan d’ensemble de la scène] : Vicki est sur le côté gauche, dans sa pause finale, les bras levés, les yeux vers l’horizon. [Gros plan] Le visage de Lermontov, les mains devant sa bouche, les yeux brillants. [Très gros plan] Le visage de Vicky, le regard levé pour être à la hauteur du chorégraphe. Choc. Excitation. Choc. Excitation. Son visage livide car maquillé de blanc, le rouge de ses lèvres vif ;

des points rouges sont dessinés aux coins internes des yeux et les sourcils maquillés de noir. Un figure et une figurine. Une femme et en même temps une déesse, descendant d’un pays céleste où tout est doux et lumineux.

            Il est certain que cette scène influence profondément celle de Francesca da Rimini. Deux ballerines, maîtrisant parfaitement la pirouette et conscientes de cette maîtrise.  Peut-être en réalité une seule ballerine, au début de sa carrière puis dix-huit ans plus tard, à la tête d’une compagnie après que Lermontov est parti de son côté. Ou alors, pour le personnage incarné par Toumanova, un vague souvenir, quand elle est à l’écran — mais pas dans la vraie vie — de la princesse qu’elle était dix-huit ans plus tôt, dansant le Cygne. Si Vicki Page possède une sorte d’aura féérique, notre Francesca est un esprit obstiné, passionné et revanchard.  Dans l’architecture du Rideau déchiré, le sentiment de revanche est un ingrédient indispensable, car nous sommes amenés à penser, à notre grande stupéfaction, qu’à l’instant où elle reconnaît Armstrong au milieu de son public, elle se lance sur la voie qui la conduira à le vaincre. En fait, voici ce qui arrive précisément : la ballerine sort de la scène pour s’accorder une courte pause, le temps de reprendre son souffle ; elle montre au régisseur l’Amerikanische spionen ! assis là-bas. Celui-ci décroche le téléphone et quelques instants plus tard, la police débarque dans la salle et bloque les sorties. Une créature comme Vicki Page ne se serait jamais laissée envahir par une antipathie si violente.

            Mais pourquoi une ballerine et, qui plus est, une ballerine inspirée d’une ballerine ?

            Pour Hitchcock, la réponse est architectonique, comme dans la plupart des moments marquants de ses films. Il souhaite créer un désordre dans le théâtre — en montrant des gens fuyant pour sauver leur peau au milieu d’un spectacle — et pour cela, quelque chose doit arriver sur la scène. Un ballet offre de jolies possibilités musicales, ainsi que des pauses graphiques et un décor élaboré, autant de caractéristiques visuellement saisissantes. Grâce à la qualité mimétique du ballet, le public n’a pas besoin d’entendre des propos et de les décoder. Hitchcock a besoin de ce désordre pour faire sortir Michael et Sarah du pays. En voyant les drapeaux de feu rouges et or qui flottent dans l’air, Michael a l’idée de crier — ironiquement bien sûr — Feuer !, et la représentation est interrompue. Hitchcock a besoin d’un décor d’incendie en quelque sorte, et Francesca offre une solution pratique avec une musique dramatique. Une fois que nous avons le ballet dans le théâtre, nous avons besoin d’une danseuse, et une fois que nous avons la danseuse qui reconnaît Michael, il nous faut une scène antérieure où elle le rencontre, de manière désagréable. Puis, la manœuvre de la pirouette, empruntée à Powell et Pressburger, mais inversée, indiquant la reconnaissance. Elle doit « s’arrêter pour reconnaître » et les « pauses » sont les arrêts sur images insérés au montage. Quant au parallèle entre Le Lac des cygnes et Francesca da Rimini, Hitchcock, en homme féru de musique, savait sans doute que le premier fut composé en 1875-1876 (à peu près à la même époque que Francesca, et par le même compositeur) et représenté pour la première fois au début de l’année 1877. Or en décembre 1876, un incendie se déclencha dans les coulisses du théâtre Brooklyn à New York, tuant des centaines de personnes. Un incendie ; une scène ; Francesca dans un cercle de l’Enfer ; Vicki Page en Cygne enflammé par la passion artistique.

            En dressant un pont entre Les Chaussons rouges et Le Rideau déchiré de la sorte, même rapidement, nous apercevons une des manières possibles de citer, car alors que la scène du Lac des cygnes permet d’expliquer la complexité de celle de Francesca da Rimini, la scène de la ballerine dans l’avion demeure toujours inexpliquée. Cette petite aventure, elle aussi, doit être construite, et pour qu’un parallélisme parfait soit établi, elle doit nous renvoyer à l’histoire. Retournons en 1953, lors du grand spectacle de Vincente Minnelli, Tous en scène, considéré par certains comme le chef-d’œuvre des comédies musicales de la MGM. Tony Hunter (Fred Astaire) est dans le marasme. Sa grande carrière de chanteur-danseur semble être arrivée à sa fin et il est désormais oublié, au point que, dans la scène d’ouverture, son chapeau et sa cane rapportent à peine un dollar lors d’une vente aux enchères. Son train entre en gare de Pennsylvania, à New York. Il est tranquillement assis, seul, tandis que la plupart des passagers descendent du train. Alors, son chapeau bien en place, il se prépare à affronter New York à nouveau, c’est le retour de la Star. Dehors, un groupe de photographes de presse est réuni, et avec un certain naturel, il prend la pause pour laisser  « les garçons » lui tirer le portrait, en toute amitié, et lui poser des questions cordiales : une campagne de promotion classique. Mais non : ils ne sont pas venus pour Tony aujourd’hui. À moins d’un mètre de lui, sortant du wagon d’à côté, se trouve la star de cinéma internationale Ava Gardner (jouée par la star de cinéma internationale Ava Gardner).

Elle et Tony se connaissent depuis longtemps, du moins chacun reconnaît en l’autre un compatriote dans le milieu fermé du show business. Ils passent un moment tout à fait amical en privé, et tandis qu’elle s’en va faire sa parade pour la presse, Tony marche sur le quai à grands pas, longeant le train brillant, seul, seul et seul encore, chantant « By Myself ».

            La scène de la sortie de l’avion est une répétition virtuelle de ce passage de Tous en scène, à une différence manifeste : tandis que l’Ava Gardner du film est sympathique, accueillante, affectueuse, et chaleureuse, la ballerine de Tamara Toumanova est une mégère au cœur de pierre, autant capable de se servir d’une mitrailleuse que de faire une pirouette. Pourquoi Hitchcock en fait-il un personnage aussi froid ? Au-delà de la représentation américaine stéréotypée du Communiste, une des raisons se trouve dans l’architecture de l’intrigue, qui fonctionne à rebours à partir d’une conclusion voulue jusqu’au fondement qui la soutient. La ballerine devra être méchante à partir de la scène du ballet. Très méchante. Quand accoste le bateau sur lequel Michael, Sarah et la compagnie de danseurs ont embarqué d’Allemagne, elle sera méchante au point d’indiquer aux militaires vers quoi pointer leurs armes : les paniers de costumes suspendus aux poulies, dans lesquels elle est sûre que Michael et Sarah se cachent, et que les militaires transpercent de leurs balles. Tuer, tuer, tuer, jusqu’à en faire trop. Avec un sourire narquois sur cette célèbre bouche.

Nous sommes soulagés d’apprendre qu’en réalité Michael et Sarah sont dans l’eau et escaladent maintenant les escaliers qui les mettent en sécurité en terre étrangère (tandis que la vieille harpie est outragée de voir ses plans déjoués une fois de plus [comme dans un dessin animé de Tom et Jerry]). S’il ne fait pas attention, Hitchcock le sait, la méchanceté de la ballerine associée à son immense talent artistique pourrait être comprise comme le signe que les artistes profondément talentueux sont, au fond d’eux, violents et haineux, ce qu’il ne pense pas et ne souhaite pas que ses spectateurs pensent. Elle doit donc avoir une raison personnelle de vouloir « attraper » Michael Armstrong — une raison qui affecte non seulement sa loyauté communiste, mais aussi son égo — et par conséquent, la scène de l’aéroport où elle est ignorée, est un prétexte parfait.

            La scène du train de Tous en scène nous amène à la citation de l’aéroport dans Le Rideau déchiré, et la performance dans Les Chaussons rouges nous amène à la citation du théâtre dans Le Rideau déchiré. L’agencement des correspondances est impeccable, ordonné, parlant, visuellement beau et même, d’un certain côté, amusant. Quand on est conscient du procédé, notre plaisir en est amplifié.

            Mais permettez-moi de soulever deux questions plutôt cyniques qui pourraient surgir lorsque des citations de cette sorte sont repérées, ou bien lorsqu’au cours d’une discussion quelqu’un prendrait la peine de les pointer du doigt. Tout d’abord, à quoi servent-elles ? Celui qui cite peut-il avoir une idée précise en tête, en s’ingéniant à trouver ce qu’il veut dire à travers les mots d’un autre  — en termes cinématographiques, à trouver son image dans l’image d’un autre film ? Ou dans le son, comme le fait François Truffaut lorsqu’il utilise dans La Mariée était en noir (1968) des extraits de la composition de Bernard Herrmann pour Pas de printemps pour Marnie (1964) ? Bref, pourquoi ne pas parler pour soi-même ? Ce type de question nous invite à réfléchir à toute la panoplie d’artifices structurels qui composent ce que nous appelons la signification d’un film : thèmes, angles, modes d’adresse, leçons morales. Comment se fait-il qu’un artiste voulant exprimer quelque chose trouve nécessaire d’aller chercher de l’aide auprès d’un artiste dont l’œuvre, comme il apparaît plus tard, puisse lui être utile ? Concernant Le Rideau déchiré, pourquoi ne pas montrer un ballet quelconque : la première ballerine se prépare avant le lever du rideau, s’étire en coulisses et, avec le trac typique de l’artiste, jette un coup d’œil à travers le trou du rideau (comme Hitchcock le fait justement faire à Toumanova) et… presto !… elle découvre l’espion dans le public. Pourquoi les pirouettes sont-elles nécessaires et, en admettant que l’accélération permette de créer une certaine excitation chez le spectateur, pourquoi refléter Les Chaussons rouges ? Après tout, renvoyer à « un autre merveilleux film sur un ballet » n’aide pas le spectateur  à voir Francesca da Rimini, et,  si la citation est trop présente, elle risque même de perturber sa vision.

            La seconde question est plus subtile et dans un sens, plus pernicieuse. La voici : le réalisateur s’attend-il honnêtement à ce que son public remarque la citation, étant donné que le cinéma, contrairement au texte imprimé, ne possède pas l’équivalent des guillemets ? Sommes-nous censés connaître l’histoire du cinéma, pour pouvoir regarder Le Rideau déchiré ? Et, même si nous la connaissons, sommes-nous censés faire appel à notre mémoire pour tracer des liens entre les œuvres, alors que nous absorbés par l’action hitchcockienne ? Le film est-il donc destiné exclusivement aux personnes capables de « lire entre les lignes » ? Hitchcock est-il snob ?

            Tout d’abord, le snobisme serait frappant bien sûr, voire désagréable, s’il nous plongeait dans des arcanes de nuances multilinguistiques à un moment éminemment dramatique du film. Le spectateur, échouant alors à saisir l’ensemble des détails profonds, ne serait plus capable de vivre pleinement l’expérience du film. Imaginez un conteur réputé d’Oxford qui enchanterait son auditoire sirotant du délicieux champagne, avec une longue histoire compliquée menant à un dénouement spectaculaire qu’il prononcerait soudain en français provençal, ou en grec ancien — ce genre de choses. Très très très très profond. Trop profond. Hitchcock n’a pas une once de snobisme, et il ne rend jamais les citations, qui sont aussi des moments clés du film, dépendantes de notre reconnaissance ou de notre capacité à analyser leur contenu et leur relation possible au présent. Elles sont des cadeaux potentiels, des filigranes, des touches qui donnent indéniablement de la résonance au film, mais pas une résonance sur laquelle le film reposerait entièrement. Par exemple, plus importantes que les pirouettes de la ballerine sont les fausses flammes que voit Armstrong — appartenant au décor du ballet —, qui lui inspirent le seul mot pouvant faire basculer l’événement dans le chaos. Il peut voir les flammes et crier « Au feu ! »  avec ou sans les pirouettes. Donc, même si elles apportent du piment à notre plaisir, si nous savons les reconnaître, elles n’influencent pas l’action à venir, ce qui est ironique parce qu’elles contiennent elles-mêmes avec élégance et puissance certaines des actions à venir.

            Venons-en à l’intention. Si les citations ne sont pas nécessaires, pourquoi existent-elles ? Le réalisateur se sent-il obligé de tirer son chapeau à ses prédécesseurs ? Ou bien, ayant en tête en effet particulier, ne sait-il pas comment procéder sans le soutien d’une scène similaire, plus ancienne, à partir de laquelle construire la sienne ? La réponse est, je crois, à la fois simple et passionnante. Hitchcock aimait autant le cinéma que ceux qui regardent ses films. Il chérissait les films qu’il avait aimés, passionnément, surtout les scènes qui l’avaient particulièrement touché. Ces morceaux de films — ces « morceaux de temps » comme les appelle son grand admirateur Peter Bogdanovich dans Nickelodeon (1976) — n’existent pas seulement dans son passé ; ils l’accompagnent tout le temps quand il travaille, ils font partie de son langage, c’est-à-dire de l’esprit qui l’inspire quand il tourne. Ma conviction personnelle à propos d’Hitchcock est qu’il n’aurait pu emprunter d’autre chemin pour réaliser les scènes que j’ai analysées, et, qu’au fond, il ne faisait que s’amuser à donner forme à son intention, morceau par morceau, vue par vue, en utilisant toutes les ressources à sa disposition dans la galerie du passé. Il travaillait. C’est moi, pauvre bougre, qui cherche des liens et utilise le mot de « citation » pour décrire ce qui, devant mes yeux, est simplement du cinéma à l’état pur.

Murray Pomerance est un chercheur indépendant qui vit à Toronto. Il est Professeur adjoint à la School of Media and Communication de l’Université RMIT de Melbourne. Il est l’auteur de The Film Cheat : Screen Artifice and Viewing Pleasure, Grammatical Dreams, Virtuoso : Film Performance and the Actor’s Magic ainsi que A Dream of Hitchcock. Deux ouvrages sont sous presse : A Voyage with Hitchcock (SUNY) et Color it True : Impressions of Cinema (Bloomsbury). ORCID : 0000-0002-6233-4503

Murray Pomerance 

Traduit de l’américain par Tifenn Brisset et Adélaïde Pralon.


1 Murray Pomerance, « Quoting the Waves, Waves of Quotation », La Furia Umana n°33, http://www.lafuriaumana.it/index.php/66-archive/lfu-33 (NdT)

2 Stanley Cavell, La projection du monde (2004). Paris, Vrin, 2019, trad. Christian Fournier, p. 159. (NdT)

3 Thomas Stearn Eliot, La Terre vaine et autres poèmes. Seuil, coll. Points, 2006 – éd. bilingue trad. Pierre Leyris. (NdT)