La Furia Umana
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MICHEL MOURLET / Sur Joseph Losey

MICHEL MOURLET / Sur Joseph Losey

(extraits de Journal critique)

2013

Mars

Toni D’Angela, critique de cinéma et surtout cinéphile (ce qui, comme on le sait, ne va pas forcément de pair), prépare un dossier sur Losey, auquel il souhaite que je contribue. Si je redisais, même avec des mots un peu différents, ce que j’ai déjà dit sur cet immense cinéaste, j’aurais l’impression désagréable que mon âge m’a enfin rattrapé et que je rabâche… Aussi, de la même façon que, il y a quelques mois, pour le dossier Astruc publié par Foco, j’ai choisi de rechercher dans mon Journal critique non encore publié ce qui demeurait d’inédit concernant Losey. Le résultat est un peu mince, mais les lecteurs intéressés pourront, s’ils en ont le loisir, se reporter aux textes sur le sujet insérés dans Sur un art ignoré, la mise en scène comme langage et dans l’Écran éblouissant.

2010

Juillet

Notes pour Heureuses Rencontres. J’ai fait la connaissance de Joseph Losey en 1957, pendant le tournage de Gipsy (la Gitane et le Gentleman)dans les environs de Londres. Je ne me souviens plus des circonstances qui m’avaient amené jusque là. Peut-être Pierre Rissient, qui s’occupait beaucoup de Losey, m’avait-il ménagé un rendez-vous. Peut-être en avais-je pris l’initiative, et annoncé ma venue par le truchement du bureau de la production. Après, sans doute, quelques démarches devenues aussi floues et insaisissables que dans l’Année dernière à Marienbad, je me suis retrouvé un beau jour dans une campagne aux allures de terrain vague, dont je me rappelle surtout la roulotte où m’entraîna la dévorante Mélina Mercouri. J’ai raconté cet épisode lors d’une conférence sur mes expériences de cinéphile, reprise dans lÉcran éblouissant.

Losey était quelqu’un de très ouvert et très direct, des qualités qu’on ne rencontre guère dans nos vieilles sociétés policées. Après l’avoir observé in vivo sur le plateau de tournage, je suis allé le revoir chez lui à Londres. Il habitait une jolie petite maison blanche à Chelsea, l’ancien quartier des artistes. Il n’abordait pas le cinéma à la façon de Preminger, ni de Lang, ni de Cottafavi, c’est à dire en prenant du recul, une distance par rapport au travail accompli. Il se situait davantage ‒ comme ce devait être, j’imagine, le cas de Walsh ‒ dans le domaine de l’action, des acteurs, de l’histoire à raconter, du film en train de se faire, et toujours avec une grande force et une grande conviction.

J’ai eu l’occasion de correspondre avec lui, en particulier sur la question des rapports du théâtre et du cinéma, et c’est d’ailleurs à cette occasion que je me suis aperçu qu’il écrivait, en tout cas à cette époque et à moi, avec une plume d’oie ! Cela peut paraître étonnant, mais il me semble a posteriori qu’il y avait là une manière d’affectation qui avait un vague rapport avec son évolution anglaise, j’entends : lorsqu’ il a quelque peu laissé corrompre l’esthétique brutalement rigoureuse qui nous avait frappés (« frapper » au sens de « cogner », comme les boxeurs) dans ses films américains. Je l’ai revu à plusieurs reprises à Londres, à Rome et à Paris, pour m’entretenir avec lui de certains de ses films de la période anglaise, notamment Éva et Cérémonie secrète. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai pu me rendre compte de l’ambiguïté de ses rapports avec le baroque, qu’il a commencé par souligner avec une volonté critique assumée (particulièrement dans Éva) pour, ensuite, en intégrer certains éléments, tout en protestant de sa défiance à leur endroit.

1969

Juin

Vu Cérémonie secrète de Losey.

On me reproche parfois de ne jamais détailler le scénario des films dont je parle. Eh bien, de mémoire, voici :

Dans un autobus, après sa nuit de labeur, une prostituée fatiguée, Léonora (Elizabeth Taylor), se sent brusquement gênée à la vue d’une jeune passagère qui porte comme elle une toilette de deuil. Le souvenir de sa fille, morte noyée, l’assaille. Elle descend de l’autobus à la hâte. La jeune endeuillée, prénommée Cenci (Mia Farrow), la suit ; elle la persuade de l’accompagner. Elle habite une riche et bizarre demeure où la prostituée remarque un portrait qui lui ressemble. Cenci se précipite vers elle, lui affirmant qu’elle est sa mère… Séduite par la promesse d’une vie confortable, la pauvre femme se glisse peu à peu dans la peau du personnage créé par cette étrange enfant, à qui elle finit par s’attacher.

Puis elle apprend l’existence du père de Cenci, le riche Gustaf, et d’Albert, son beau-père (Robert Mitchum). Un jour, Cenci organise méthodiquement son propre viol : meubles déplacés, vêtements jetés pêle-mêle, lit défait. Léonora, en rentrant, croira à cette mise en scène, dont la jeune fille accuse Albert.

Celui-ci, qui les retrouve en vacances au bord de la mer, essaie de convaincre Léonora qu’il n’a pu violenter Cenci Poursuivant son jeu, cette dernière simule une grossesse. Léonora, cette fois, refuse de se prêter à la comédie. La jeune fille, alors, la renvoie. Désespérée, la « mère » répudiée essaie en vain de revenir. Après avoir avalé une dose mortelle de barbiturique, Cenci se ravise, tente de rappeler Léonora, mais les mots se bloquent dans sa gorge. Et c’est également sans prononcer une parole que Léonora, devant le cercueil de Cenci, se jette sur Albert et, d’un coup de couteau, le tue.

Ecoutons Losey :

« Mia Farrow et Elizabeth Taylor établissent une sorte de rituel, que Robert Mitchum confirme d’ailleurs par ses propres obsessions, traduites en langage social, par exemple à l’aide de bouquets de roses blanches. Mia Farrow joue sans jouer : elle est prise à son jeu, jusqu’à ce que, dans un éclair final de lucidité, elle casse le jeu ; quitte à envisager de nouveaux liens avec sa fausse mère, mais trop tard.

» Elizabeth Taylor, d’abord mue par l’intérêt, se prend d’affection réelle pour sa pseudo fille. Mais elle est maladroite ; ses initiatives portent à faux. Il y a entre elles, et avec le beau-père, des relations de bourreaux à victimes, traversées de moments de pitié toujours mal venus, mal placés. »

Jouer et se laisser prendre au jeu, comme dit le metteur en scène, est l’élément essentiel, en quelque sorte la clef de voûte qui assure la cohérence et la véracité de situations apparemment à la limite de l’invraisemblable. Cet élément à chaque instant présent dans le film est la mythomanie, autre nom de la fragilité de la frontière entre le vécu et l’imaginé chez certains êtres, souvent très jeunes, dépourvus de la force intérieure que confère un regard clair ; et qui s’estiment lésés par le réel.

Ainsi, par cette lutte entre le vrai et le faux, entre la lucidité et le brouillard de songeries immatures, Losey illustre une fois encore l’un des thèmes les plus constants de son œuvre, thème qui n’appartient pas seulement au registre du scénario mais nous retient avant tout parce qu’il motive en profondeur sa direction des acteurs et donc s’incarne dans sa mise en scène. À la question : « Qu’est-ce que Cérémonie secrète ? » il répond : « Une fable lyrique sur la difficulté d’établir des rapports de vérité entre les êtres. »

1968

Février

Qu’est-ce qu’une oeuvre fantastique réussie ? C’est une oeuvre où le fantastique prend racine dans le plus scrupuleux réalisme. Ce qui constitue la force et la très grande difficulté d’exécution d’un film comme The Damned de Joseph Losey, c’est que la science-fiction y naît d’un imperceptible et croissant décalage entre le vraiment réel, le seulement possible et le probablement impossible ‒ que ce conditionnement subtil nous a mis dans l’incapacité de reconnaître comme tel.

1960

Mars

Joseph Losey : L’Enfant aux cheveux verts (1948) ; Haines (1950) ; The Big Night (1951).

Il est le plus grand et je dirais volontiers, en agitant la muleta devant les cornes des bovidés, le seul cinéaste, c’est-à-dire qu’il est le seul à posséder une connaissance complète de l’acteur et une maîtrise totale du décor. Avec une précision fulgurante, sa mise en scène va droit au centre de la vie et saisit l’homme dans la vérité la plus noble de son affrontement à l’univers. C’est, par excellence, le cinéaste cosmique. Il représente l’accomplissement du projet cinématographique, en ce qu’il restitue le monde dans sa brutalité originelle. Son propos ridiculise toute mise en scène qui s’en écarte et qui par là même est erreur (encore la muleta !). Il prouve le pouvoir de la connaissance et son utilisation justifiée à la recherche du bonheur. Son héros est un homme dénudé dans la lumière la plus crue du soleil.

Michel Mourlet