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MICHAEL HENRY WILSON / King Vidor: l’eau, l’acier et la dynamite

MICHAEL HENRY WILSON / King Vidor: l’eau, l’acier et la dynamite

“Je croyais profondément qu’il fallait de la dynamite pour assurer la force d’un film”, avouait King Vidor (in Cahiers du Cinéma, octobre 1962) lorsqu’il évoquait cette période de confusion spirituelle et idéologique, la plus tumultueuse de sa longue carrière, qui s’ouvre avec Duel au Soleil (1946) et se clôt sur Ruby Gentry (La Furie du désir, 1952). C’est à ces six années de doute, de crise intérieure, celles auquelles il se refère le moins volontiers dans ses écrits (A Tree Is a Tree, 1953, et On Film Making, 1972), que le nom de Vidor doit d’être devenu synonyme de démesure, de paroxysme, voire d’outrance. Il est vrai que pour avoir découvert sa vocation en filmant le passage d’un ouragan dans sa ville natale de Galveston, le cinéaste n’a jamais reculé devant les excès inhérents aux sujets ou aux genres qu’il abordait : de La Bohême au Grand passage, son tempérament messianique, ses curiosités métaphysiques, son admiration pour Griffith, son goût immodéré des symboles, sa certitude aussi d’exprimer “quelque chose de fondamental” l’ont poussé à porter à leur point d’incandescence les passions brassées par ses récits.

Plus soucieuse d’expressivité que de vraisemblance, sa dramaturgie s’est toujours nourrie de situations conflictuelles, de contrastes tranchés et exemplaires, et il serait trop facile de prendre le cinéaste en flagrant délit d’emphase jusque dans ses œuvres “réalistes” comme La Foule ou Street Scene où il prétendit adopter le point de vue de “Monsieur Tout-le-monde”. La tranche de vie naturaliste, parce qu’elle implique un étalement des péripéties, un nivellement des caractères et surtout une relativité des jugements moraux, ne se prête guère à l’assomption de valeurs transcendantales. Pour que ces valeurs puissent s’incarner et se déployer dans toute leur amplitude, Vidor s’est trouvé recourir à l’esthétique du mélodrame, à ses antithèses et symétries, à ses flux et reflux émotionnels. On sait que très tôt, dès La Sagesse de trois vieux fous (1923), il conçut les principes d’une “musique silencieuse” susceptible de rythmer le découpage d’une scène et que, dans La Grande parade comme dans Notre pain quotidien, il se servit de métronomes ou de tambours pour orchestrer les séquences les plus spectaculaires. Et c’est encore au mélodrame que la thématique vidorienne emprunta le plus souvent sa dynamique, à savoir un mouvement pendulaire entre deux pôles antagonistes (la ville ou la campagne, la nature ou l’artifice, l’Est ou l’Ouest, l’Europe ou l’Amérique) qui figurent les postulations contraires du cœur humain.

L’ère du désaccord

C’est une tout autre (dé-)mesure qui scande les films de l’après-guerre, notamment Duel au soleil, Le Rebelle, La Garce et Ruby Gentry : non plus celle du métronome, mais le grésillement d’un sismographe en folie ou le tic-tac d’une bombe à retardement. L’intelligence supérieure que le panthéisme de Vidor voyait partout à l’œuvre dans le cosmos semble alors se retirer de la Création. Les sources vivifiantes de la nature où venaient jadis se retremper aussi bien le soldat mutilé de La Grande parade que les chômeurs de Notre pain quotidien se sont taries et, avec elles, tout espoir de retrouver l’harmonie précaire, toujours menacée, de l’univers. Un équilibre fondamental entre l’homme et son milieu écologique, entre l’individu et l’ordre social, entre la créature et l’Etre suprême paraît s’être rompu. En témoigne une géographie toute métaphorique qui reflète la désespérance d’une humanité désormais livrée à elle-même : désert de Duel au soleil, marais de Ruby Gentry, forêt de gratte-ciels du Rebelle

“Je crée mes propres normes” : l’orgueilleuse devise de l’architecte Howard Roark définit l’évangile des temps nouveaux. L’ère de la démesure sera celle du désaccord. Excessifs, les protagonistes de Vidor le seront d’abord par contraste. Dans Duel au soleil, Lewt McCanles (Gregory Peck), l’enfant gâté possédé par le démon des armes, est le double négatif de Jess (Joseph Cotten), le frère pacifique et tolérant qui se destine à une carrière d’avocat dans l’Est. Dans Le Rebelle, l’architecte de génie Howard Roark (Gary Cooper) a pour antagoniste le médiocre Keating (Kent Smith) et tous ceux, banquiers, journalistes, critiques qui flattent le goût de la foule. Dans La Garce, Rosa Moline (Bette Davis), Madame Bovary du Middle West, n’a rien en commun avec son médecin de mari (Joseph Cotten) et leur entourage provincial timoré. Enfin, tout oppose Boake Tackman (Charlton Heston) et Ruby Gentry (Jennifer Jones), ces outsiders, à la “bonne” société, confite dans ses préjugés de classe, de Braddock en Caroline du Nord. Après le mythe de la Frontière, d’une nation en perpétuelle expansion, voici les tourments de l’inertie, de la paralysie ou de la réclusion. Car c’est bien de claustrophobie que souffrent les nouveaux héros de Vidor. Ils étouffent dans des cadres trop étroits : la violence de leur révolte est toujours proportionnelle à l’insatisfaction tout à la fois sexuelle, morale et métaphysique qui les ronge.

Au sein d’un corps social littéralement anémié (la recherche incessante de plasma sanguin par le médecin de campagne de La Garce, comme les marchandages auxquels elle donne lieu, symbolisent bien cet étiolement généralisé de la nation américaine), l’énergie ne trouve plus à se déployer que dans des entreprises destructrices. Comme si toutes les vertus qui avaient été autrefois l’expression d’une féconde résolution collective se stérilisaient, en même temps qu’elles s’hypertrophaient, au point de changer radicalement de signe : l’individualisme tourne à la mégalomanie, l’ambition se mue en irrépressible volonté de puissance, et il n’est pas jusqu’à la sensualité qui ne s’exacerbe en désir sauvage, parfois sadique. Car cette inversion des valeurs n’épargne pas les rapports amoureux et conjugaux. La femme n’a plus pour vocation d’apporter à son compagnon cette plénitude dont il a besoin pour s’accomplir, mais au contraire, de rivaliser avec lui, jusqu’à ravir les attributs virils par excellence : l’image emblématique de l’héroïne vidorienne, sanglée dans un blue-jeans ou des jodhpurs, est alors celle de la femme à la cravache (Patricia Neal dans Le Rebelle) ou de la femme au fusil (Jennifer Jones dans Duel au soleil et Ruby Gentry, Bette Davis dans La Garce).

Erotisation de la violence et masculinisation de l’héroïne vont désormais de pair. D’où ces joutes furieuses où Pearl et Lewt prennent la mesure l‘un de l’autre en domptant à tour de rôle un étalon, tandis que Ruby et Boake s’arrachent à une étreinte passionnée pour épauler et abattre simultanément le même chevreuil. Attraction, répulsion, provocation, viol, vengeance et parfois mise à mort, telles sont les figures rituelles de ces marivaudages convulsifs. Si les archétypes chers à Vidor de la campagnarde et de la citadine gardent leur pertinence, l’opposition se pose avant tout en termes vitalistes : d’un côté, les tièdes et les raisonnables, les poupées de la ville, les pâles héritières de la Côte Est ; de l’autre, les insoumises et les garces, les sauvageonnes sans pudeur ni retenue, qui n’hésitent pas, au besoin, à immoler elles-mêmes l’objet de leur dévorante passion. “L’admiration enchaîne, et je ne veux pas devenir une esclave”, commente la plus absolue de ces dernières, la Dominique Francon du Rebelle (Patricia Neal), après avoir précipité dans le vide la statue d’un dieu grec.

Quand Vidor remarque : “Il fallait aller au-delà de ce que l’on fait généralement, au-delà de ce qui est accepté” (in Cahiers du Cinéma, ibid.), il s’agit de tout autre chose que de bon goût. Ce que désigne cette véhémence, c’est une érosion des grands mythes où son œuvre avait jusque-là puisé son inspiration. Le malaise et la névrose qui s’épanchent dans Duel au soleil, Le Rebelle, La Garce et Ruby Gentry contredisent presque point par point le manifeste de Romance américaine (1944), le film dans lequel Vidor s’était investi si profondément, si personnellement, qu’il put déclarer : “Lorsque j’envisageai, pendant la dernière guerre, soit de m’engager dans l’aviation, soit de faire un film sur la puissance industrielle des Etats-Unis, ce fut la seconde solution que je choisis” (in Positif, octobre 1966). Le dynamisme conquérant de la nation lui inspira alors une fresque cosmique, dont le héros était successivement confronté aux quatre éléments : après la traversée de l’océan, l’immigrant Steve Dangos (Brian Donlevy) bravait pluie, neige, tempêtes, au cours d’une longue marche au terme de laquelle il se faisait mineur, puis remontait à la lumière pour exploiter le vaste canyon de Mesabi, avant de s’initier à la sidérurgie dans les aciéries de Chicago, où il manquait périr dans un torrent de lave en fusion. Son esprit d’entreprise l’amenait à construire la première automobile adaptée à la révolution des transports et, une fois l’espace continental conquis, à s’attaquer aux technologies de l’aéronautique.

Lorsque Vidor mit son épopée en chantier, le conflit mondial, mobilisant toutes les énergies, avait momentanément mis entre parenthèses les contradictions multiples de la nation, jugulé toutes les forces centrifuges qui pouvaient en menacer la cohésion. Le cinéaste avait pu alors rêver de nous donner son propre Pourquoi nous combattons : la vision synthétique d’une histoire marquée du sceau d’une élection providentielle. De ce panorama, il avait délibérément exclu la grande crise économique : la progression de l’Amérique – celle du blé comme celle de l’acier, celle du capital et celle du travail, celle des orangeraies et celle des hauts fourneaux, celle qui dompte les forces telluriques dans les puits de mine comme celle qui couvre le ciel de forteresses volantes – cette progression devait avoir la puissance d’une lame de fond. Sur cette trajectoire rectiligne, irrésistible, nulle solution de continuité, nulle bifurcation, nul retour en arrière, mais une succession de bonds en avant. La dynamique du récit en venait à confondre l’anabase de Steve Dangos, l’expansion du capitalisme, l’histoire des Etats-Unis et la lutte prométhéenne de l’homme contre les forces naturelles. Les trois protagonistes – l’Immigrant, l’Acier, l’Amérique – voyaient leurs destins indissolublement liés, chaque étape dans la carrière du self-made-man trouvant sa correspondance à la fois dans le processus de transformation du minerai et dans l’évolution de la nation au cours du demi-siècle.

Que se disjoignent l’initiative individuelle et l’élan collectif, et voilà qu’aussitôt l’unité spirituelle du continent se fissure. L’un après l’autre, les mythes célébrés par Romance américaine se retrouvent remis en question comme aux plus mauvais jours de l’entre-deux-guerres (La Foule et Notre pain quotidien, tournés respectivement à la veille du “Jeudi noir” et au creux de la Dépression). Le mythe du melting pot dans Duel au soleil (et de façon plus artificielle dans Japanese War Bride) : si Stephan Dangosbiblicek, le paysan illettré de Moravie, se voyait rebaptiser Steve Dangos après avoir gagné ses premiers dollars, Pearl Chavez restera toujours marquée par le péché originel du métissage. Le mythe de l’égalité des chances dans Ruby Gentry : à l’orateur du 4 juillet qui proclamait : “Votre fils peut être président des Etats-Unis”, répond à présent le leit-motiv “Elle était née du mauvais côté de la barrière”. Le mythe du “A chacun selon ses mérites” dans.

Le Rebelle : “Je ne dois ma réussite à personne”, rugissait l’ancien mineur de fond devenu un P.D.G. de l’industrie automobile, mais Howard Roark, le visionnaire, doit, faute de commandes, travailler comme simple manœuvre dans une carrière, tandis que l’insignifiant Keating est porté au pinacle par une foule moutonnière. Le mythe, enfin, d’un consensus plus puissant que les conflits de générations, les revendications ethniques, les luttes de classes : si Steve Dangos donnait à ses fils les noms des pères fondateurs de la nation, de George Washington à Theodore Roosevelt, les héros de l’après-guerre, dressés contre leur famille, contre leur milieu social, contre une ville entière, voire contre l’histoire elle-même, ne se fient plus qu’à leur propre inspiration et se murent dans un solipsisme rageur. Qu’aucun d’eux ne soit un procréateur, qu’une obscure fatalité semble leur interdire de se reproduire, c’est ce que confirme La Garce, où, enceinte, Rosa Moline n’a de cesse qu’elle ait avorté avant de mourir d’une péritonite.

“Nous devons apprendre quel est le sens profond de l’Amérique”, enjoignait Vidor dans Romance américaine par la bouche du jeune George Washington Dangos lorsque celui-ci, major de sa promotion, sacrifiait sur l’autel de la démocratie une brillante carrière universitaire pour s’engager dans la Grande Guerre. George mourait au champ d’honneur dans les tranchées de la vieille Europe, mais le jour même où le télégramme parvenait à ses parents, le père exauçait la promesse faite à son fils et se faisait naturaliser citoyen américain comme pour l’assurer, par delà la mort, qu’il était désormais le dépositaire de ce “sens profond”. La relève s’opérait en sens inverse à la fin du film, pendant le second conflit mondial, puisque le benjamin Theodore Roosevelt, quelque peu inspiré par les idéaux de son homonyme Franklin Delano, reprenait le flambeau des mains de son père pour faire accomplir un nouveau bond en avant à l’économie nationale.

Si Steve, après une longue grève de ses ouvriers, devait céder une part de ses pouvoirs directoriaux si durement acquis, c’est qu’il avait cessé d’être le pionnier de la nouvelle frontière industrielle. La grève, circonscrite à la seule usine Dangos, était entièrement mise au compte d’un conflit de générations : parce que les anciens de l’époque héroïque, ceux qui avaient construit le premier modèle (alors révolutionnaire) de la “Dangos”, n’étaient plus bons qu’à siéger au conseil d’administration, il appartenait à leurs enfants, non pas de remettre en cause les fondements de la libre entreprise, mais d’améliorer sa gestion, d’accélérer les cadences, d’adapter le rythme de la production aux besoins de la machine de guerre. C’est par souci d’efficacité que les travailleurs constituaient un syndicat : non pour porter atteinte à l’autorité du patron, mais pour obtenir de meilleurs rendements. L’annonce à la radio de l’attaque de Pearl Harbor dessillait les yeux du vieux lion obstiné : sacrifiant son amour-propre, il reconnaissait enfin en Theo Roosevelt son digne successeur, autrement dit celui qui avait su recueillir le legs spirituel de George Washingon, son frère aîné. La “destinée manifeste” du pays avait un nouveau champion. 

Le terrorisme des rebelles

Répudiant tout acte d’abnégation comme toute notion de filiation, le Rebelle ose proclamer : “Le monde meurt de tous ces individualismes sacrifiés !” Au critique d’art Ellsworth Toohey qui prêche le sacrifice du “soi” et “l’impersonnalité collective”, Howard Roark oppose l’égotisme supérieur des hommes phares, de ceux qui précèdent l’humanité pour éclairer les chemins de l’avenir. Si l’architecte n’a pas hésité à dynamiter de sang froid la Cité Courtland, un grand ensemble destiné à inaugurer une politique de logements économiques, c’est que le génie n’a pas à servir la collectivité, à considérer son bonheur immédiat, mais à édifier et défendre son œuvre envers et contre tout, fût-ce au détriment de ses concitoyens les moins fortunés. Certes, à travers Howard Roark, c’est “l’objectivisme” darwinien d’Ayn Rand qui ratiocine. Cependant, Vidor n’a jamais caché que les problèmes de ses personnages étaient les siens à cette époque… quoiqu’il se fût abstenu de faire sauter les studios de la Warner.

Après s’être fondu dans l’âme unanime de la nation, le héros vidorien ne semble plus avoir d’autre recours, pour s’affirmer, que l’acte terroriste. Déjà, dans La Citadelle (1938), le jeune médecin (Robert Donat) dynamitait les égoûts pestilentiels d’une bourgade galloise, mais c’était sous l’influence de l’alcool et dans un but humanitaire, encore que son geste lui aliénât la communauté superstitieuse des mineurs. En revanche, lorsque dans Duel au soleil, Lewt McCanles fait dérailler le train de marchandises qui traverse les terres du ranch familial, il mène un combat d’arrière-garde contre la civilisation industrielle, un baroud d’honneur absurde qui vise à perpétuer la dictature des grands éleveurs. Pour un Howard Roark qui doit son infaillibilité à une connaissance intuitive de la vérité, combien de forcenés comme Lewt, Ruby Gentry ou Rosa Moline qui pervertissent l’éthique volontariste en loi de la jungle ? A quels excès conduit l’égotisme dont se réclame Roark à son procès, c’est ce qu’illustrent précisément Duel au soleil, Ruby Gentry ou encore L’Homme qui n’a pas d’étoile. Dans les âmes moins bien nées que celles de Roark, le culte du “soi” tourne à la glorification du “chacun pour soi” et donne carte blanche aux oppresseurs. “Pour lutter contre l’adversité du monde, soutenait Vidor à propos du Rebelle, le seul moyen est de se fier à son inspiration” (in Cahiers du Cinéma, ibid.). Mais à quelle inspiration? Celle de sa conscience ou celle de son interêt ? Celle du mystique ou celle du terroriste ? Où tracer la ligne de démarcation entre égotisme et égoïsme, entre solipsisme et amoralisme ?

Sans doute l’exaspération croissante de ses personnages, de leurs conflits, de leur mise en scène enfin, n’est-elle pas étrangère aux rapports de Vidor avec les studios hollywoodiens. Les coupures pratiquées par la MGM dans Romance américaine, le semi-échec commercial de cette profession de foi destinée à un public universel, une collaboration orageuse avec David O. Selznick, véritable maître d’œuvre de Duel au soleil, la tutelle pesante d’Ayn Rand et des cadres de la Warner pendant le tournage du Rebelle, la nécessité d’accepter des besognes alimentaires (La Folle enquête, Lightning Strikes Twice, Japanese War Bride) : autant d’atteintes à l’intégrité créatrice d’un auteur qui s’est toujours senti investi d’une mission particulière mais s’est vu peu à peu dépouiller de ses prérogatives. Que Vidor ait renié tout ou partie de ces films (“la plus mauvaise période de ma carrière”), qu’il y soulignât  plus volontiers ses échecs que ses réussites, marque assez combien il lui fut difficile de retrouver sa place dans le Hollywood d’après-guerre. Nul doute que les extraordinaires tensions dramatiques qui se font jour dans son œuvre ne traduisent cette inadéquation toute personnelle.

Démiurge enchaîné, Vidor ne laisse d’autre choix à ses créatures qu’entre la soumission ou la sécession, entre la conformité ou la dissidence, entre la léthargie des médiocres ou le terrorisme flamboyant des rebelles. Nul instinct de conservation ne les entrave : elles sont libres de se livrer aux gestes les plus extrêmes. Pour elles, il n’est pas de juste milieu. Leur intransigeance leur fait brûler toutes les étapes, couper tous les ponts. Roark sera l’obscur ouvrier au fond de la carrière ou le surhomme juché sur le plus haut gratte-ciel de Manhattan ; Ruby la fille des marais méprisée par les bien-pensants ou la veuve redoutée qui ruine systématiquement ses concitoyens. Et s’ils semblent momentanément s’intégrer à l’Establishment, le premier en acceptant de bâtir le mausolée du magnat de la presse Gail Wynand, la seconde en épousant l’entrepreneur le plus riche de la ville, c’est pour mieux le subvertir ou s’en dissocier une fois qu’ils détiennent les rênes du pouvoir.

C’est précisément avec Ruby Gentry – dont il est le co-producteur – que le cinéaste sort de son purgatoire. Heureux de se retrouver sur un terrain familier, dans ce Sud auquel il revient périodiquement dans sa carrière comme pour se retremper aux sources vives de sa jeunesse (Wild Oranges, Hallelujah, So Red the Rose), il a choisi lui-même son sujet et ne se prive pas d’y glisser des souvenirs personnels (la course folle de la décapotable sur la plage), voire même de tourner une séquence (la partie de chasse) sur son propre ranch californien. Bien qu’il ait relevé avec inquiétude l’incongruité de certaines notes de Vidor dans les marges du script (comme par exemple : “Le cinéma est un art”), Selznick se contente d’adresser à l’équipe quelques mémos concernant la musique du film. Au demeurant, Vidor se trouve réorchestrer sur un mode mineur, plus intimiste, nombre des éléments thématiques de Duel au soleil. Comme s’il voulait, en dirigeant à nouveau Jennifer Jones (Madame Selznick à la ville), refermer la parenthèse ouverte par le western insensé de Selznick.

Ruby la fille des marais remplace ainsi Pearl Chavez dans le rôle de la sauvageonne ou “traînée” par qui le scandale arrive. A ceci près que l’accent est mis sur le métissage social, sur le racisme de classes. Succédant à l’exorciste itinérant qu’interprétait Walter Huston dans Duel au soleil, Jewel, le frère de Ruby, fait entendre, entre deux accords de guitare, les imprécations du Dieu de l’Ancien Testament : en s’exacerbant, le puritanisme rural, jadis cher à Vidor, a sombré dans l’aberration fondamentaliste. A la paralysie du tyrannique sénateur McCanles, père adoptif de Pearl, fait écho ici celle non moins symbolique de Letitia Gentry, mère adoptive de Ruby : l’impuissance du sénateur marquait le déclin des grands éleveurs texans dont l’empire vacillait sous les coups de boutoir de la civilisation venue de l’Est ; la stérilité de Letitia est celle d’une aristocratie fin de race qui crut perpétuer l’ancien art de vivre sudiste, mais n’en retint que les traditions les plus désuètes. A travers ces deux figures symétriques, ce sont deux codes archaïques, anachroniques, qui s’atrophient irrémédiablement.

Si Ruby Gentry est, plus encore que Duel au soleil, une tragédie de l’orgueil et du ressentiment, ce n’est pas seulement parce que l’héroïne est née “du mauvais côté de la barrière”, mais parce que le Sud tout entier a vu sa force vitale s’épuiser. Les puritains exsangues de Braddock englobent dans une même opprobe l’activisme érotique de Ruby et l’activisme économique de Boake. “Tu as trop d’énergie pour un gars de la Caroline”, répète-t-on à celui-ci, tandis que Ruby se voit accuser par Jewel de “flirter avec le feu de l’enfer”. Pour reprendre le clivage du Rebelle, Boake est un “créateur” par opposition aux “parasites” qui l’entourent. Moins intraitable sans doute qu’Howard Roarke puisqu’il épousera la fille d’un banquier pour pouvoir mener à bien son projet, mais assez entreprenant pour ne pas se laisser gagner par l’indolence ambiante. “Je ne veux pas finir comme eux. Je ferai des choses qui secoueront et réveilleront cette ville”, dit-il de ses ancêtres qui ont laissé leur plantation à l’abandon. Plutôt que de siroter son bourbon sous la véranda, il s’échine à assécher, ensemencer, fertiliser une terre restée improductive pendant un demi-siècle. La question clé du Rebelle – “Un homme a-t-il le droit d’exister s’il refuse de servir la société ?” demandait le procureur au procès de Roark – se trouve en quelque sorte inversée : une société a-t-elle le droit d’exister si elle bride le dynamisme de ses fils, si ses financiers refusent de leur faire crédit, si l’esprit d’entreprise ne suscite plus que sarcasmes et quolibets ?

De part et d’autre du mur invisible de la ségrégation sociale, c’est un même élan vital qui est réprimé. Ruby, fille d’un humble patron-pêcheur, a été élevée, ou plutôt apprivoisée, dans un milieu privilégié dont elle sera plus tard exclue. Restituée à ses vrais parents, elle ne peut retourner complètement à l’état sauvage, et c’est en perpétuel porte-à-faux que Vidor nous la présente. Ainsi quand elle apparaît en silhouette sur le seuil du relais de chasse, chaque jeu de scène trahit-il l’intense frustration de la petite fille modèle redevenue un garçon manqué : le polo et les jeans trop moulants qui révèlent plus qu’ils ne dissimulent ses charmes, le fusil dont elle caresse le canon contre sa joue, la torche électrique qu’elle braque contre le visage de Boake, la cafetière qu’elle fait maladroitement passer “pour s’exercer à son rôle de femme”… “Elle n’est pas à sa place”, commente Jim Gentry (Karl Malden) à l’adresse du médecin yankee qui n’a pas encore éprouvé l’étroitesse d’esprit de ces Sudistes. Si Ruby épouse Jim, c’est par dépit. En sachant que son mari ne pourra jamais la combler. Elle reproduit ainsi la conduite sadomasochiste de Dominique Francon, qui se donnait au magnat Gail Wynand pour se punir de sa passion humiliante pour Howard Roark. Jim est un faible, et Judy, inéluctablement, le détruit, même si la noyade peut passer pour un accident. Seul Boake est de la même race qu’elle, lui qui se voue corps et âme à son grand œuvre, la plantation Tackman.

Ruby n’a donc d’autre rivale que la terre elle-même. Quand le couple sort à l’aube du pavillon qui abrite ses rendez-vous clandestins, elle compare le bruit sourd de la pompe en train de drainer aux battements d’un cœur gigantesque, et Boake, ignorant sa compagne, réplique que c’est le sien qui palpite ainsi. Aussi est-ce contre la terre que Ruby, ulcérée, va perpétrer sa vengeance, faisant arrêter la pompe et abattre les remblais pour que le flot de boue salée inonde les plants de coton que Boake a eu tant de mal à faire pousser. Cet acte terroriste nie la vocation la plus profonde de l’homme, comme il détourne l’un des dons les plus précieux que lui ait octroyé la nature : cette eau qui assurait la survie de la coopérative dans Notre pain quotidien sème à présent la mort et la désolation. A l’épilogue, nous retrouvons Ruby sur le bateau paternel, mais elle n’est plus cadrée qu’en plans lointains. C’est une Ruby inaccessible, émaciée, asexuée, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, comme si son hubris l’avait vidée de son énergie vitale. Braddock peut se replonger dans sa léthargie séculaire et, comme Ruby la morte-vivante, ne plus subsister que dans le souvenir de son passé. La plantation des Tackman est désormais un marais semblable à celui où Boake a péri, et peut-être la Création toute entière n’est-elle plus, comme il l’avait pressenti, qu’un chaos pestilentiel. L’ère des bâtisseurs, des titans, des “créateurs” est bien révolue. Ruby Gentry sera le dernier film de Vidor situé dans l’Amérique contemporaine.

Michael Henry Wilson

* First publication: Positif, n° 163, 1974.