« Le monde doit s’arrêter. » Ces mots, jetés sur X le 30 novembre 2025 (1) depuis les écumes de la Méditerranée par une passagère d’une flottille qui se propose de briser un blocus, frappent d’abord par leur brusque suspension du temps : dans l’attente tendue à bord de la flottille de la liberté, ce cri fuse moins comme une métaphore littéraire désincarnée, que comme un appel lancé du pont d’un bateau, surgi du ventre même de l’action, d’une action qui se sait vulnérable, qui connait le prix du sang peut-être à payer.
Rima Hassan, en prononçant ces mots, ne se contente pas de constater l’injustice ; elle pointe un seuil de tolérance franchi, un moment de bascule où la continuité même du monde – son cours habituel, ses transactions, son indifférence – devient intolérable. Cette exigence d’arrêt n’est pas une invitation à la pause, mais un appel à la rupture, une convocation philosophique et politique des plus urgentes.
L’urgence, justement, est le premier visage de cet appel. Elle nait de la chair et du risque. Les cinq cents personnes à bord des quarante-deux bateaux, comme le furent les passager.e.s du Handala et du Madleen, ne sont pas des symboles flottants. Ce sont des corps exposés. Leur action est un pari sur la visibilité, une tentative de faire entrer dans le champ de vision mondial une réalité habituellement confinée à l’invisibilité d’un blocus. Mais cette visibilité a un coût : celui de la confrontation directe avec la puissance qui impose ce blocus. Le cri des passager.e.s est celui qui précède l’impact possible. C’est la parole de celles et ceux qui, se sachant potentiellement promis à la violence, refuse que cette violence soit rendue invisible ou normalisée. « Le monde doit s’arrêter » signifie alors : si notre corps est violenté, kidnappé, ou pire, pour avoir tenté de briser un silence, alors cette violence doit créer une rupture si profonde dans la conscience collective que le business as usual devienne impossible. C’est l’ultime recours de ceux qui n’ont que leur vie à opposer à la machine : faire de leur mort potentielle un événement si scandaleux qu’il oblige à un arrêt sur image, à une suspension du ronronnement du monde. Le recul des flottilles italiennes, révélant la realpolitik atavique des États, ne fait qu’accentuer ce sentiment d’isolement et de danger, et rend d’autant plus criante la nécessité d’un arrêt venu d’ailleurs, d’en bas, des docks, des universités, de la société civile mondiale.
Car cet arrêt est avant tout un arrêt de la conscience. Il s’agit de suspendre le flux hypnotique de l’actualité, de l’information en continu qui, paradoxalement, anesthésie. Le cours du monde, c’est cette succession d’images et de nouvelles qui s’annulent les unes les autres, où un génocide peut devenir une « crise » parmi d’autres, où l’impunité devient une donnée structurelle, un bruit de fond. « Le monde doit s’arrêter » est un appel à briser ce sortilège. Ici, la pensée de Walter Benjamin est d’une actualité brûlante. Benjamin, dans ses « Thèses sur le concept d’histoire », évoquait la nécessité d’une « interruption messianique » du temps homogène et vide du progrès. Ce temps du progrès est un mythe qui justifie les victimes passées et à venir au nom d’un avenir toujours reporté. L’arrêt benjaminien, c’est la brèche dans ce continuum, l’instant où le passé refoulé – les souffrances des vaincus, les crimes impunis – fait irruption dans le présent et en stoppe la fausse quiétude. La flottille, en se dirigeant délibérément vers les eaux où d’autres ont été interceptés, incarne physiquement cette irruption. Elle est un geste qui matérialise la fissure par laquelle la vérité de Gaza doit s’engouffrer. Non pas l’utopie d’un monde figé, mais l’espérance d’une secousse assez forte pour interrompre la trajectoire catastrophique de l’histoire.
Cet arrêt est également un acte de résistance contre la normalisation de l’innommable. L’« impunité qui ronge le monde entier » dont parle les passagers est un processus corrosif qui s’installe par l’habitude. Le génocide, le blocus, la violence d’État deviennent des données acceptées, des paramètres de la géopolitique. Le cours du monde, dans sa logique implacable, intègre et digère même l’horreur. S’y opposer, c’est être « irréaliste », « radical ». Exiger que le monde s’arrête, c’est au contraire affirmer que certaines réalités sont si monstrueuses qu’elles doivent invalider la logique qui les produit. C’est un acte de souveraineté éthique face à la raison d’État. On pense ici à la grève, cette forme d’arrêt du travail qui est un langage politique fondamental. La menace des dockers italiens de bloquer les ports n’est pas anodine ; c’est l’application concrète de cet impératif d’arrêt. En privant le système de sa force motrice – la circulation des marchandises -, ils créent une lézarde dans l’édifice, un point de friction qui force à la reconnaissance du conflit.
Et l’on apprend que la frégate italienne escortant la flottille a lancé un appel radio : elle offrirait aux passagers « l’opportunité » d’abandonner leur embarcation avant d’atteindre la zone critique. L’hypocrisie d’une telle formule éclate d’elle-même. Ce n’est pas une protection mais une entrave ; non un rempart, mais un sabotage. « C’est de la lâcheté travestie en diplomatie », dénonce le communiqué. Car si l’Italie voulait vraiment protéger des vies, elle n’exercerait pas de pressions sur des civils pour les détourner de leur mission : elle engagerait sa flotte pour sécuriser leur passage, faire respecter le droit international, livrer elle-même les approvisionnements vitaux. En refusant d’assumer cette responsabilité, elle devient le levier d’Israël, le bras discret de la puissance qui affame. Dans cette duplicité éclate la vérité nue que condense le cri : le monde doit s’arrêter. Il doit cesser de produire ces langages diplomatiques qui masquent la complicité ; cesser de recouvrir l’inaction d’une rhétorique humanitaire ; cesser d’absorber l’insoutenable dans le flux médiatique sans jamais le transformer en acte. L’attitude de la frégate italienne, loin d’affaiblir l’appel, en renforce paradoxalement l’exigence : c’est dans le miroir de cette lâcheté diplomatique que l’impératif d’arrêt éclate avec le plus d’éclat.
Car il y a, dans la mer qui les porte, une dramaturgie antique. Chaque mille nautique est une mise en accusation. Chaque refus d’abandonner le navire est une gifle infligée à la logique de l’habitude. Affirmer que « le monde doit s’arrêter » n’équivaut pas à réclamer l’immobilité du cosmos : c’est exiger une suspension morale si violente qu’elle dérègle la machine de l’indifférence. Car la complicité la plus insidieuse du monde ne réside pas dans la violence elle-même, mais dans sa métamorphose en arrière-plan, en ce « bruit » que l’on tolère comme le ronronnement d’un moteur ou la rumeur d’une ville. Arrêter le monde, c’est rompre avec cette musique infernale, ce flux continu qui engloutit les crimes. C’est refuser que le génocide devienne une donnée de plus dans le défilement des news quotidiennes. C’est refuser que la violence soit neutralisée par la répétition, empêcher qu’elle se fonde dans le courant anonyme des jours, et rappeler qu’aucune vie supprimée ne doit être engloutie dans l’oubli mécanique du temps.
Redire, encore une fois, au risque de la répétition : « Si nous sommes interceptés, kidnappés ou tués, alors il faudra que cette violence interrompe vos routines, qu’elle fissure vos vies, qu’elle vous empêche de travailler, de commercer, de débattre comme si de rien n’était. »
De la même manière, les mobilisations dans les universités tentent d’arrêter la production du savoir « normal » pour lui substituer un savoir critique, un débat forcé sur l’injustice. L’arrêt devient ainsi une méthode : il désactive les rouages de la machine pour en révéler la nature et la violence.
Enfin, il y a dans cette exigence une dimension profondément humaine, presque désespérée, qui rejoint le « rêve de Baudelaire ». Le poète, en proie au spleen, appelait de ses vœux un bouleversement cosmique, un anéantissement du monde tel qu’il est, pour échapper à l’ennui et à la laideur. Ce n’est pas un souhait de destruction, mais une soif de régénération par la “table rase”. Le cri de la flottille porte en lui quelque chose de cette intensité : le désir que la trajectoire mortifère de l’histoire se brise, qu’elle déraille de sa mécanique implacable. Que le vaisseau Terre, dans sa course folle, soit secoué d’une embardée – non pas pour sombrer, mais pour s’arracher à l’orbite du désastre. L’arrêt alors n’est pas immobilité : il est la secousse qui ouvre une brèche, le vertige qui force à changer de cap. Ce n’est pas seulement une pause, mais une transfiguration du regard, une métanoïa. Car l’essentiel n’est pas de contempler une fois de plus la catastrophe, mais de rompre l’hypnose savamment entretenue – ses effets de sidération, son sentiment d’impuissance politique organisé – et de s’arracher à cette passivité qui est toujours, déjà, la complice de l’oppression.
« Le monde doit s’arrêter. » Cette phrase, jetée comme une bouteille à la mer depuis le pont d’un bateau vulnérable, est bien plus qu’un slogan. C’est une thèse philosophique sur le seuil de l’insupportable. C’est un programme d’action qui passe par la création de points d’arrêt, de blocages, de fissures dans le continuum de l’indifférence. C’est un acte de foi dans la capacité des consciences à se réveiller, non pas graduellement, mais dans la soudaineté fulgurante d’un choc. La flottille, en se dirigeant vers le danger, est cet arrêt en mouvement. Elle inscrit l’humanité non dans la continuité, mais dans les suspensions. Elle est le point fixe autour duquel le monde est sommé de pivoter, de regarder en face l’abîme qu’il a contribué à creuser. Son pari est que de cet arrêt, de cette suspension du temps des compromis et des grandes lâchetés, puisse naître un autre possible, un monde où la justice ne serait plus une interruption, mais le cours normal des choses. L’arrêt comme éthique de la disruption sensible.
Dans la série des flottilles, après le Madleen (l’inachèvement comme forme politique) et le Handala (persistance de leurs reprises successives), ce cri en incarne le troisième moment : celui de l’arrêt.
L’inachèvement ouvrait une faille, la persistance maintenait la brèche, l’arrêt vient nommer la suspension comme exigence absolue.
Et si le choc des coques se fait entendre, que ce ne soit pas seulement le bruit de la violence des génocidaires, mais celui, assourdissant, d’un monde sanguinaire qui se brise sur le silence qu’il a trop longtemps gardé.
Pouvoir vous dire, à travers ces quelques lignes : Non, vous n’êtes pas seul.e.s.
D’autres, ailleurs, suspendent eux aussi le cours de leurs vies, composent avec vous une communauté de l’arrêt.
Sylvain George
- « Si avec tous les moyens matériels et humains que nous avons mobilisés avec cette flotille pour briser le blocus nous sommes attaqués et kidnappés par Israel, le monde doit s’arreter ! Ce n’est plus possible ! Nous ne pouvons pas laisser faire nous ne pouvons pas assister à ce genocide et a cette impunité qui ronge le monde tout entier! Le monde doit s’arrêter. » Message sur X de Rima Hassan, le 30 septembre 2025.