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Le Madleen ou l’inachevé comme forme politique 

Le Madleen ou l’inachevé comme forme politique 

INTRODUCTION : L’INACHÈVEMENT COMME ACTE DE RÉSISTANCE EXISTENTIELLE (1)

Il est des gestes qui sans parvenir à destination, modifient la géographie du monde. Des gestes qui, parce qu’interrompus, fragiles, inachevés, n’en acquièrent que plus de puissance en ce qu’ils viennent ouvrir une faille dans le réel, exposer l’inacceptable, rendre visible ce que les récits dominants s’emploient à dissimuler.

Le Madleen, voilier modeste chargé de vivres offerts par les habitants de Catane, quitte la Sicile le 1er juin 2025 avec à son bord, douze passagers, dont Greta Thunberg et Rima Hassan, voix engagées dans les causes de l’écologie et de la Palestine. Ensemble, ils incarnent une vulnérabilité sans capitulation, irréductible, la dernière tentative de la Coalition de la flottille pour la liberté (née en 2010) de défier le blocus de Gaza. Sa cargaison symbolique dépasse les vivres : elle transporte une interpellation ultime, adressée à une communauté internationale dont l’inaction n’est plus simple paralysie, mais stratégie de consentement. Le 5 juin, le navire dévie de sa trajectoire pour secourir quatre migrants soudanais. Le 8, il navigue encore, sans escorte, dans les eaux proches de l’Égypte, suspendu entre menace d’interception et silence diplomatique. Dans la nuit du 8 au 9, les dernières images filmées par les occupants du bateau les montrent en gilets de sauvetage, tandis que les alarmes du bateau sont en action pour prévenir l’arrivée des commandos israéliens. 

Dès son départ, l’initiative, fut moquée, qualifiée de « croisière », de « mise en scène », ou d’« opération de communication ». Preuve, s’il en fallait, que ce qui dérange n’est pas tant son efficacité que sa possibilité même. Cette dérision médiatique, loin d’être marginale, fait écho au mutisme plus large de la communauté internationale : un silence actif, qui tolère l’inacceptable tout en disqualifiant ceux qui refuse de s’y résoudre. Car cette traversée n’a pas pour but une arrivée, mais affirme, dans son inachèvement, une autre logique du politique.

La flottille relève en effet de ces formes d’action paradoxales où l’absence d’aboutissement devient la clef d’un autre mode d’efficacité : non celle de la conquête, mais celle de l’interruption. Elle ne vainc pas, elle interrompt; elle ne conquiert pas, elle expose; elle ne transforme pas l’ordre, mais le rend visible comme fiction.

Ce texte s’attache à penser cette traversée comme ce que Benjamin nommait une dialectique à l’arrêt, une scène où le continuum de l’histoire se suspend, où une présence fragile condense des forces invisibles. Le navire ne cherche pas à atteindre Gaza, mais à faire apparaître son effacement comme le point aveugle, et pourtant central, d’un ordre mondial organisé par le silence: Il ne transporte pas seulement des vivres, mais une épreuve, celle d’un monde autrement pensable.

Trois lignes s’y entremêlent : la désobéissance comme phénoménologie du réel, l’inachèvement comme stratégie herméneutique, et le corps vulnérable comme une insistance sans fondement, une tension qui insiste sans se résoudre. Ce sont ces mouvements qui structurent la pensée de la flottille comme action insistante et dissidente, comme force en acte et interruption insistante, comme dynamique active de résistance.

Pour en saisir la portée, ce texte s’organise en sept fragments comme autant de déplacements qui interrogent une réalité politique (la mer comme scène de confrontation), une utopie concrète (le temps suspendu comme puissance critique), et une économie des affects (l’inquiétude, l’indignation, la solidarité rhizomique).

La flottille est ici abordée comme une configuration philosophique : une pensée embarquée, un espace dissident, une hétérotopie mouvante (Foucault) où se rejoue, contre l’oubli, le drame de la souveraineté face à l’humain. Elle cite peu ou pas de nom mais travaille avec des lignes de pensée –  Abensour, Agamben, Benjamin, Butler, Deleuze, Glissant, Ranciere – qui s’éprouvent au contact du réel.

Dans un monde où la violence se déploie souvent sous couvert de normalité, comment la pensée de l’inachèvement peut-elle devenir une arme? Comment peut-elle désactiver les mécanismes d’évaluation imposés par les puissances ? Comment le périple de la flottille, inachevé non par choix, mais par confrontation, transforme-t-il « l’échec tactique » en victoire éthique ? En quoi l’inachèvement ici n’est-il pas un manque, mais une méthode ? Comment ouvre-t-il un espace herméneutique où le geste suspendu interroge le sens du droit, déplace le lieu de la politique et sollicite une poétique des intensités sans fondement ? En quoi révèle-t-il la tension conflictuelle de la résistance contemporaine, pensée non comme conquête, mais comme insistance face à l’effacement ? 

Nous verrons comment cette flottille agit sans conquête : non comme un assaut frontal contre les forteresses du pouvoir, mais comme une insistance obsédante qui, par son inachèvement même, force le réel à avouer ses contradictions. Le Madleen y apparaît moins comme un bateau que comme un opérateur métaphysique et un déclencheur critique dans le théâtre des luttes contemporaines. Et s’il ne parviendra jamais à destination, il aura pourtant fait trembler l’ordre des choses, non par sa force, mais par le silence qu’il met à nu, celui d’un monde qui détourne le regard pour mieux administrer l’effacement.

I. GAZA : LIEU DE L’INTOLERABLE, PUISSANCE D’INTERRUPTION 

Gaza ne constitue pas seulement un territoire assiégé, mais un nom propre pour une forme d’impossibilité radicale. On ne peut y entrer ni en sortir, on ne peut y vivre, mais on ne peut en détourner le regard. Cette impossibilité n’est pas l’effet du hasard ni d’une fatalité historique mais la trace d’une construction politique méthodique, l’effet d’une rationalité de l’enfermement, froide, persistante, qui transforme un lieu en non-lieu, une population en excès non gérable.

Le maintien du blocus israélien, malgré les condamnations diplomatiques répétées, manifeste non l’échec du droit international, mais sa désactivation structurelle. Ce n’est pas que le droit ne fonctionne pas, c’est qu’il fonctionne à vide, comme décor. Il donne forme à un silence: le silence comme modalité active du consentement. Mais ce consentement n’est pas passif, il est actif, structuré, entretenu par des appareils diplomatiques, économiques et médiatiques. Gaza est ainsi le produit d’une volonté délibérée d’isolement, d’une complicité historique du monde occidental avec la politique coloniale israélienne.

Ce que révèle Gaza, c’est l’inversion du droit en dispositif. Le droit ne protège plus en effet, il scénographie. Ol ne s’exerce pas, il dissimule. Le blocus, loin d’être une anomalie, révèle la logique propre du dispositif. Le silence des institutions internationales, leur neutralité prétendue, ne sont pas des absences mais des positions actives dans l’économie de la violence. Gaza est ainsi le miroir inversé d’une communauté internationale qui, tout en proclamant l’universel, délègue à l’exception la tâche de conserver l’ordre. Elle est la preuve d’un monde où l’extermination peut coexister avec le droit, à condition de s’installer dans une durée sans scandale.

Ou encore : Gaza révèle l’existence d’un régime d’exception permanent, une souveraineté qui n’a plus besoin de déclarer la guerre pour exercer la violence. En cela, Gaza devient une scène benjaminienne par excellence. Non pas un événement spectaculaire, mais un point de condensation où l’Histoire se contracte dans le visible. Ce qui s’y joue, c’est la lutte entre la tradition des vainqueurs et ce que Benjamin appelle la « tradition des opprimés », dont l’héritage est moins un legs à transmettre qu’une interruption à assumer, un devoir envers ceux dont la parole n’a pas encore trouvé forme.

Ainsi comprise, la flottille ne cherche ni à réparer ni à convaincre, elle s’inscrit dans cette « tradition. » Elle ne se déploie pas dans l’espace de la réussite, mais dans celui de la résonance. En se confrontant à l’impossibilité de Gaza, elle ne révèle pas seulement un échec politique et humanitaire, mais aussi une discontinuité philosophique. Elle fait apparaître une brèche, un suspens, une résistance silencieuse au cours continu du monde.

« Il n’est pas de témoignage de culture qui ne soit en même temps témoignage de barbarie » (2). Gaza est l’incarnation de cette phrase, à la fois produit d’une civilisation technique, logistique, diplomatique, et point de basculement dans l’inhumain. Ce que le monde occidental et nombre de pays arabes rendent possible, par soutien, par relais, par inaction, c’est une machinerie d’anéantissement administrée. Et ce que la flottille désigne, en refusant de détourner sa route, c’est cette inhumanité même, devenue structure.

La mer n’est pas un espace neutre. Elle est saturée de récits refoulés, de tentatives brisées, de corps engloutis ; elle est la frontière liquide d’un enfermement sans fin ; elle est aussi une cicatrice politique, une ligne de séparation qui dit la blessure. Le navire qui la traverse ou tente de la franchir ne fait pas que voguer, il écrit, il trace, sur cette peau de l’Histoire, une ligne fragile qui accuse l’oubli, la lâcheté, le consentement passif. En cela, la flottille ne vient pas faire un geste mais elle est elle-même un symptôme, une phrase sans réponse, un fragment d’Histoire porté à la surface du visible; et la mer apparait alors autrement, comme un désert anti-frontalier, un espace d’inassignabilité politique.

II. LE NAVIRE-HÉTÉROTOPIE : L’ICI-MAINTENANT DU COMBAT 

Le navire en mer, par son seul maintien, rompt l’architecture du monde tel qu’il s’administre. Il ne s’inscrit ni dans une géographie de la souveraineté ni dans une cartographie diplomatique. Il dérive. Mais cette dérive n’est ni une perte,  ni une errance, elle est une désaffiliation active. Elle opère comme une contre-cartographie, non pas effacement des repères, mais déprise des coordonnées imposées : ce que Michel Foucault, dans sa réflexion sur les hétérotopies (2), désignait comme une localisation autre, un lieu réel, inscrit dans le monde, mais qui échappe aux logiques d’assignation, de gestion, de surveillance, un lieu irréductible aux agencements de pouvoir qui structurent les territoires dominants.

La flottille n’appartient à aucun État véritable, ne se rattache à aucun dispositif d’État-providence, n’intègre aucun réel protocole humanitaire. Elle n’obéit pas à une tactique militaire et ne relève pas d’un couloir sécurisé : elle excède. Ce qu’elle institue, par le fait d’être là, c’est un espace non-aligné. Elle ne conquiert pas, elle ne ravitaille pas, elle ne se rend pas utile au sens gestionnaire du terme, mais elle insiste. En cela, elle convertit l’espace maritime en surface de pensée. Une pensée du lieu comme faille, comme seuil d’irruption. Non plus une mer traversée, mais une mer qui interrompt et qui oblige à voir autrement.

Le navire devient ainsi, au sens de Walter Benjamin, opérateur de Jetztzeit (3) : il ne s’inscrit pas dans la continuité homogène du temps politique, mais en déchire le tissu. Il arrête la mécanique, il suspend la logique des séquences. Ce qui devait advenir est dès lors différé ; ce qui devait échouer se maintient ; et ce qui devait rester périphérique devient centre provisoire. Par cette suspension, l’action atteint une forme de puissance qui ne se justifie pas par ses résultats, mais par ce qu’elle rend visible, par ce qu’elle désorganise dans la perception ordinaire du monde (Benjamin).

L’hétérotopie n’est pas ici une construction théorique abstraite, un motif conceptuel, mais une mise en tension réelle. Elle devient le mode d’existence d’un corps collectif en déplacement. Le bateau n’est ni territoire, ni non-territoire, il est un seuil mobile, la concrétisation d’un dissensus, une désobéissance flottante, une enclave éthique dans l’ordre géopolitique du silence. On ne peut le capturer juridiquement, mais on ne peut non plus l’ignorer symboliquement. Il ne dénonce pas, il dévoile; il ne revendique pas, il expose; son geste ne relève pas du plaidoyer, mais de l’apparition frontale.

Ce qui agit ici n’est pas un discours, mais une forme. Une forme de tenue, d’endurance, de persistance. Le navire ne demande sinon rien, du moins pas grand-chose, et c’est en cela qu’il accuse. Il ne supplie pas, il se maintient, tel une arche sans terre promise. Il fait apparaître, en négatif, l’épaisseur de l’oubli organisé. Car il faut une structure de pouvoir pour maintenir si longtemps le mutisme sur Gaza. Et c’est dans l’éclat ténu de cette dérive volontaire que se révèle la violence sourde du monde tel qu’il se tient. Ce navire fait rupture, non par ses armes, mais par sa position; non par sa destination, mais par son obstination.

III. L’INTERRUPTION BENJAMINIENNE : LE TEMPS SUSPENDU

Ce que la flottille engage, ce n’est pas une temporalité de l’action véritablement ordonnée, du projet parfaitement planifié, de l’aboutissement mesurable mais bien plutôt une politique du suspens. Elle ne cherche pas à coïncider avec un temps dominant des institutions, des négociations, des échéances diplomatiques, mais à produire une discontinuité dans le tissu même du présent. Elle interrompt, elle crée une fêlure dans le temps homogène et vide, celui que Benjamin qualifiait de « continuum des vainqueurs.» (5)

Le navire, arrêté, en suspens, devient ainsi un opérateur de temps autre. Il n’agit pas, il attend. Mais cette attente n’est ni passivité, ni renoncement. C’est une forme d’activation paradoxale : l’attente comme geste, l’attente comme arme. Cette forme de résistance repose sur le refus de se soumettre aux rythmes imposés. Elle élabore un autre rapport au devenir : elle ne projette pas, elle concentre, condense l’inacceptable dans une scène d’exposition.

On retrouve dans cette condensation le Jetztzeit benjaminien, ce temps éclatant du maintenant, non linéaire, où une configuration du monde devient soudain perceptible, s’arrache au flux, force l’apparition, désorganise la perception ; ce temps disjoint, sans linéarité, où quelque chose advient sans être annoncé, sans continuité, sans promesse. Ce qui se manifeste n’est pas une vérité, mais un heurt, un désaccord, une secousse, un vacillement dans l’ordre perçu. Le navire en mer est une image dialectique qui ne renvoie à aucune image stabilisée. Il n’illustre rien, mais concentre des tensions, fait dérailler les récits, rompt l’enchaînement. Il n’éclaire pas, il interrompt. 

Ce qui se joue là ne relève ni de l’origine ni de la destination. C’est un point de fracture où plusieurs lignes hétérogènes se croisent, entrent en collision sans résolution, dans une dialectique à l’arrêt. Ce qui a lieu ne se laisse pas nommer comme apparition ou événement. C’est un dérèglement, un désajustement, un montage qui ne forme pas tableau. L’écart ne retourne à rien, mais persiste comme tension sans principe.

Chaque heure passée à flot, sous la menace, ne prolonge pas une attente. Elle installe un désordre dans la continuité, oblige à faire face à ce qui autrement resterait dispersé, enfoui, neutralisé et  transforme la situation en tribunal. Ce n’est pas un procès judiciaire, il n’y a ni accusation ni défense, mais une interruption qui ouvre le présent à son propre désaccord, une suspension qui oblige à en répondre.

Le navire transforme l’écart en adresse, et l’attente en interpellation.

Il faut prendre cette interruption très au sérieux. Elle ne dévie pas le cours des choses, elle le suspend et arrache le politique à la logique du flux. Elle dit que le temps de l’action n’est pas celui du calcul ou de l’efficacité, mais celui de l’irruption. Ce qui a lieu ici, ce n’est pas une tentative manquée, c’est un ébranlement, un refus d’aller plus loin tant que l’inadmissible n’a pas été reconnu comme tel.

Ainsi, ce que produit la flottille n’est pas une avancée vers un but, mais un ralentissement du monde. Elle introduit une friction. Et dans cette friction s’ouvre la possibilité que quelque chose d’autre soit encore pensable, malgré tout. Elle suspend la marche téléologique des institutions et introduit une scansion dans l’horizon politique du présent. Par sa seule attente tendue, elle institue un écart. Et dans cet écart, c’est l’ordre entier du visible qui chancelle. Elle est attente armée d’indétermination, le théâtre mobile d’une question sans réponse. Sa seule position, en mer, suffit à déplacer les coordonnées de la perception géopolitique. Elle creuse une faille dans la langue diplomatique et oblige à regarder ce que son agencement rendait illisible, ce que les mots recouvraient d’expertise et de neutralité. Non pas un excès, mais la brutalité inscrite dans le fonctionnement même des choses, le caractère inacceptable de toutes formes de domination. Elle ne s’adresse à aucun pouvoir constitué, elle rend perceptible l’écart entre ce qui s’énonce et ce qui se fait, entre le langage de la gestion et les corps sur lesquels il s’exerce.

Le temps suspendu du périple comme machine à déconstruire les fictions étatiques.

IV. GESTES D’INACHÈVEMENT : RIMA HASSAN, GRETA THUNBERG ET LA NOTION D’ENDURANCE 

À bord de la flottille, certaines présences ne relèvent pas seulement du symbole, ni de la fonction. Elles excèdent les cadres dans lesquels on tente de les contenir. Ni représentantes, ni émissaires, ni simples figures médiatiques, Rima Hassan et Greta Thunberg apparaissent ici comme des intensités politiques, c’est-à-dire comme des singularités en acte, irréductibles à leur statut.

Si Rima Hassan est aussi une femme politique, porteuse d’un engagement articulé au sein des institutions, et si Greta Thunberg incarne une forme d’activisme mondialement reconnu, leur présence à bord du navire excède de part en part ces identités constituées. Ce qu’elles accomplissent sur cette mer n’a pas pour visée la seule confirmation d’un rôle ni la seule défense d’une cause. Leur geste déborde toute fonctionnalité, toute stratégie de visibilité. Elles ne se tiennent pas en surplomb, ni en relais, elles font corps avec une situation. Leur apparition n’est pas un discours, mais une intensité, une forme d’adresse politique sans ornement, sans garant ni insigne. Elles s’exposent sciemment, sans armure ni slogan, dans la décision d’assumer jusqu’au bout « l’incertitude »de leur position. Une mise à nu, non comme posture, mais comme exigence.

Le politique, ici, ne s’enracine pas que dans le discours, mais dans le corps mis à la merci. Leur force ne vient pas d’un rôle, mais du refus d’abandonner aux seuls États la définition du possible. Leur puissance est celle d’une désobéissance sans posture, d’un courage sans imagerie. En cela, elles incarnent ce que Judith Butler appelle la performativité précarisée (6) c’est-à-dire un acte par lequel une vie devient, par sa visibilité même, le lieu d’un trouble, d’un dérangement, d’une reconfiguration. Une scène s’ouvre qui n’était pas prévue.

Elles ne cherchent ni l’identification, ni l’adhésion. Ce qu’elles produisent, c’est un déplacement, non du centre vers la marge, mais de l’intérieur du visible vers ce qui résiste à toute capture. Elles sont des manifestations disjointes, sans résolution, inachevées non pas parce qu’elles seraient incomplètes ou hésitantes, mais parce que leur geste refuse la clôture. Elles incarnent une politique du non-savoir en ce qu’elles ne prévoient pas les effets de leur geste, elles n’en garantissent pas les traductions, mais elles se tiennent là, au bord du sens, dans ce lieu instable où la parole ne peut qu’osciller.

Il ne s’agit ni d’héroïnes, de nouvelles « Jeanne d’arc », ni non plus de martyres en puissance, ce qui reconduirait ici les registres religieux, les récits clos et mythique, la sur-identification, la souveraineté comme fantasme etc. Il s’agit de ce que nous nommerons des êtres d’interruption, fragiles, et non récupérables. Ou bien encore des intensités actives, insistantes, à la fois vulnérables et conscientes de l’être. Elles troublent l’économie du spectacle non en la contestant, mais en la pervertissant de l’intérieur. Leur endurance n’est pas un effort, c’est une forme, une manière de traverser le présent en y inscrivant un autre tempo : celui du retrait, de la fissure, de l’insistance sans cri.

Ce qu’elles accomplissent ne s’inscrit ni dans une simple dramaturgie de la représentation, ni dans une stratégie de la prise de parole « politicienne ». Leur geste est une perturbation pure qui déplace sans redistribuer, et ouvre sans orienter. Elles ne ferment aucune scène, n’en imposent aucune lecture, mais laissent subsister un lieu instable, fragmenté, qui résiste à toute assignation. Leur puissance tient à cette capacité à maintenir le politique dans l’ouverture, dans l’inassignable, dans un suspens sans clôture.

Il ne s’agit ni d’une action exemplaire, ni d’un modèle. Il s’agit d’un geste qui désorganise le régime d’intelligibilité dominant. Elles ne s’adossent pas à une promesse, ne visent aucun résultat immédiat, mais tiennent la position d’un regard insistant. Elles inventent un mode d’apparition politique qui n’a pas besoin d’être traduit pour agir. Ce qu’elles incarnent, c’est une politique de l’exposition directe, c’est-à-dire un refus de détourner le regard, un entêtement à se maintenir là où la violence se concentre. Leur vulnérabilité devient tension active, leur silence devient désaccord visible. Et dans ce désaccord, dans cette tension non résolue, persiste une forme d’intransigeance, non spectaculaire, mais irréductible.

V. L’UTOPIE COMME PROCÉDURE : LA FÊLURE EN DIRECT 

Il faut se méfier des utopies trop parfaites, trop lisses, trop résolues. L’utopie, ici, ne se projette pas dans un futur idéalisé, elle travaille le présent depuis ses fissures; elle n’indique pas un horizon à atteindre, mais une faille à maintenir ouverte. L’utopie devient méthode (Abensour): non l’esquisse d’un monde meilleur, mais la mise en crise des formes d’existence présentes. Elle se donne comme insistance critique, comme refus de la clôture.

La flottille opère selon cette logique, et elle ne vise pas un accomplissement, mais une perturbation; elle n’édifie pas une alternative, elle fissure. En ce sens, elle active l’utopie comme opération dissensuelle, comme irruption d’un possible non encore déterminé. Elle fait surgir un autre usage du temps, de l’espace, du regard. Son action ne s’inscrit pas dans le progrès, mais dans la faille. L’utopie est ici puissance de trouble en ce qu’elle ne répond pas, mais interroge, et expose ce qui ne se laisse ni réparer ni oublier.

Les images qui documentent et informent sur l’avancée quotidienne de la flottille ne sont pas des instruments de transparence, elles sont des déclencheurs de trouble. Elles fissurent le récit majoritaire sans produire pour autant un contre-récit homogène. Elles ne montrent pas, elles inquiètent; elles ne confirment pas, elles déplacent. Par leur instabilité même, leur caractère fragmentaire, elles désactivent les régimes d’évidence. Elles font surgir une zone d’incertitude, un lieu sans repère stable où la pensée doit se réinventer, dans et par l’inconfort.

Ce direct sur différents réseaux sociaux, tremblé, imprécis, ouvert, n’est pas une défaillance technique, mais un acte esthétique et politique. Il ouvre un dehors à même l’écran, et creuse dans l’image un espace pour l’invisible. Il rend l’invisible obsédant. Ce qui résiste au montage, au commentaire, à la clôture, c’est ce qui pense (Deleuze). Dans ce flux fragile, le visible ne s’organise plus selon les lignes du pouvoir. Il se détache, s’écarte, s’affole; et c’est dans cet affolement, dans cette perception déréglée, qu’un devenir s’esquisse. 

L’utopie, alors, ne consiste plus à concevoir un autre monde, mais à faire surgir dans ce monde-ci ce qui en excède la logique. L’utopie ne promet rien, ne stabilise rien, mais elle insiste, rend présente la tension, la fêlure, le dissensus ; elle donne corps à l’inachevé comme régime d’adresse, à l’informe comme exigence politique ; elle n’a pas besoin d’image parfaite, elle a besoin d’un visible en déséquilibre.

C’est cela que fait la flottille : elle produit du réel par la faille. Elle transforme la distance en adresse, et l’attente en interpellation. Elle ne démontre pas, elle ne convainc pas, elle n’exhibe pas, elle expose, elle laisse apparaître ce qui ne devait pas être. Et dans ce surgissement sans résolution, c’est peut-être une définition contemporaine de l’utopie qui se dessine : non pas un monde rêvé, mais un présent fracturé qui appelle encore à être pensé. Il y a une tension maintenue, et c’est cette tension, sans résolution, sans apaisement, qui constitue peut-être la forme la plus vive de l’utopie contemporaine.

VI. LA MENACE COMME AVEU : LA PANIQUE SOUVERAINE 

Ce que déclenche la flottille, ce n’est pas seulement un écho symbolique, c’est une réponse panique du pouvoir. L’interception annoncée, l’encerclement programmé, l’éventuelle violence militaire ne sont pas des gestes de maîtrise, mais des signes d’affolement. Le pouvoir, ici, révèle ce qu’il ne peut tolérer: un geste qui échappe à ses grilles d’intelligibilité, une action qui ne vise ni prise ni reddition, mais expose la violence de la domination.

Dans l’ordre biopolitique contemporain, le pouvoir n’agit pas tant pour gouverner que pour gérer : les seuils, les flux, les visibilités. Or la flottille, en suspendant toute assignation claire, dérègle cette logique. Elle rend visible l’arbitraire sous les oripeaux de la souveraineté. L’État devient fébrile dès lors qu’il ne peut plus dicter les termes de la représentation. C’est cela que l’on peut nommer état d’exception : non comme simple suspension juridique (au sens de Carl Schmitt), mais comme dévoilement de la souveraineté dans son mode opératoire, son exercice, dans sa capacité à décider de la vie et de la mort en dehors du droit. Une conception reprise et radicalisée par Walter Benjamin, puis reformulée dans une perspective biopolitique contemporaine par Agamben. La menace de l’interception n’est donc pas l’application de la loi, mais son dévoilement brutal.

Ce dévoilement n’est pas théorique, il a lieu en direct, dans la manière même dont les autorités s’efforcent de désigner la flottille comme perturbation à neutraliser. Elle ne porte pas d’armes, mais elle perturbe ; elle ne viole aucun espace, mais elle trouble ; elle ne revendique aucun territoire, mais elle devient insupportable. C’est cette insupportabilité qui trahit la fragilité des régimes de domination.

Frantz Fanon écrivait quelque part que le colonialisme ne répond jamais à la simple présence de l’opprimé par l’oubli mais par la force, la crispation, l’annihilation. La présence de la flottille est vécue comme un excès, une insubordination non armée, mais néanmoins ingouvernable. Ce n’est pas tant ce qu’elle fait que ce qu’elle prévient : elle empêche le pouvoir de s’exercer tranquillement, de se reproduire sans contradiction.

Et c’est précisément cette position dissidente qui risque d’être interrompue de force : « Faites demi-tour car vous n’arriverez pas à Gaza.» (7) Le ministre de la Défense israélien, Israël Katz, et la marine israélienne menace le 8 juin 2025 d’intercepter la flottille pour la dérouter vers le port d’Ashdod. Ce geste anticipé, cette tentative de réinscription dans les circuits étatiques, montre à quel point l’existence même du navire, sa visibilité fragile et persistante, constitue une menace pour l’ordre établi. Le possible détournement ne viendra pas clore le geste mais il en révélera la puissance, en en confirmant la portée critique. L’acte de déviation, loin d’invalider l’initiative, mettra en lumière l’intolérance de la souveraineté face à ce qui échappe à ses catégories : non seulement la forme non codée de l’apparition, mais aussi le contenu explicite de la mission, son adresse politique, son refus frontal du silence. Ce qui dérange ici, c’est la combinaison d’une désobéissance formelle, hors diplomatie, hors armée, hors discours d’État, et d’un geste substantiel, celui briser le siège de Gaza; d’inscrire dans l’espace réel une solidarité que les institutions refusent. Ce n’est donc pas « l’inutilité » de l’action qui inquiète, mais sa puissance à redéfinir le visible, à troubler la scène du dicible, à imposer une présence là où tout était censé demeurer invisible.

Ainsi donc, le geste militaire qui ne manquera d’advenir, dans la nuit la plus noire sans aucun doute pour ne pas s’exposer à la prise d’image, ne sera pas la restauration d’un ordre, mais l’aveu brutal de son impossibilité. L’interception du navire, ne réduira pas la menace mais elle la confirmera. Elle dira l’incapacité de la souveraineté à tolérer ce qui se tient en dehors de ses dispositifs. Et c’est dans ce dévoilement même, dans cette panique souveraine, que la flottille atteindra un autre seuil de puissance : elle contraindra l’État à dire ce qu’il est, non par décret, mais par réaction. Intercepter le «vide», c’est avouer la peur d’un symbole.

VII. L’INACHÈVEMENT COMME VICTOIRE : LA GRAINE SOUS LA COQUE 

En ce 8 juin 2025, le navire poursuit sa route vers Gaza, dans une lente traversée dont l’issue demeure incertaine, bien qu’elle fasse peu de doute. 

En cette nuit noire qui précède le matin du 9 juin 2025, le bateau est intercepté dans les eaux internationales et ses passagers arrêtés, ce qui constitue un cas de violation manifeste des lois internationales. Gaza, pour l’instant, reste hors d’atteinte. 

Et pourtant, ce qui est une absence se convertit en impact, ce qui devrait marquer un « échec » produit une forme d’irréversibilité. L’inachèvement, ici, n’est pas ce qui manque à l’action mais ce qui en constitue la force. Il empêche toute clôture narrative, toute récupération symbolique, toute appropriation politique. Il laisse ouvert.

Ce qui reste, ce n’est pas une trace mais une poussée. Une germination invisible, souterraine. Sous la coque, dans le sillage, dans les images instables, dans les regards qui ont suivi ce navire, quelque chose insiste, quelque chose travaille. C’est cela que nommait Édouard Glissant : non pas la transparence d’un sens, mais l’opacité agissante d’un lien ; une poétique de la relation sans totalité, sans destination, sans origine; des solidarités rhizomiques. La flottille ne vise pas la résolution, elle active le tremblement.

Il ne s’agit pas de réévaluer un « échec », mais de déplacer la logique même de l’efficacité. Ce qui importe n’est pas le fait que le navire n’ait pas atteint Gaza, mais que Gaza devienne une interpellation continue dans les consciences. Le navire n’a pas changé le monde, mais il a déplacé son centre de gravité, il a déplacé la scène, il a fait surgir un ailleurs au cœur même de l’ici. Et c’est dans ce déplacement que réside sa force en ce qu’il rend Gaza inoubliable sans en faire une image. Il transforme l’inaccessible en exigence.

C’est une victoire sans fanfare, sans déclaration, sans inscription. Une victoire qui ne conquiert rien, mais qui corrode. Une victoire par lente contamination. Simone Weil écrivait quelque part que la véritable force est celle qui ne s’impose pas, mais qui oblige en silence. Ce silence, ici, est celui de la durée, comme celui de l’adresse qui continue à se faire entendre alors que le geste semble s’être arrêté.

La flottille n’a pas accédé à la rive, mais elle a inscrit une fêlure dans le temps. Elle a produit une mémoire sans archive, un événement sans monument, une action sans horizon de clôture. Ce qu’elle lègue, ce n’est pas un modèle, mais une exigence tenace : que quelque chose demeure, que quelque chose insiste, que quelque chose empêche le monde de continuer comme avant. L’absence à Gaza accuse plus que toute arrivée.

CONCLUSION – CE QUI INSISTE, CE QUI RESISTE

Ce que la flottille engage ne relève pas d’un événement spectaculaire ni d’une opération achevée. Elle inscrit une tension, une durée, un écart. Son geste ne s’épuise pas dans une arrivée ou une confrontation : il persiste dans l’espace qu’il ouvre, dans le trouble qu’il génère, dans la continuité qu’il désorganise. Il ne vise pas une résolution mais à rendre visibles les impasses d’un ordre qui prétend à la clôture. En cela, la flottille n’est pas seulement un objet politique ou symbolique, elle est un opérateur de dissensus.

Ce dissensus ne se limite pas à la dénonciation d’une injustice. Il met en question les formes mêmes de la visibilité, de la parole autorisée, du geste politique légitime. Il ne s’agit pas d’une pure interruption, mais d’un appel actif, dirigé, assumé, une volonté d’en finir avec l’impunité, de rompre avec le silence complice de la plupart des États occidentaux, de faire advenir un contre-temps dans l’histoire étouffée de Gaza. Ce navire porte des revendications : la levée immédiate du blocus, la fin des massacres, l’ouverture d’un corridor humanitaire, la reconnaissance d’un droit imprescriptible à la vie. Mais il les porte autrement, par un déplacement du terrain de l’énonciation, par une mise en acte qui excède les formes usuelles de la politique.

Car l’action du Madleen ne consiste pas à plaider, mais à exposer ; non à négocier, mais à signifier. Ce qu’elle manifeste, c’est un refus frontal du mutisme organisé, ce mutisme géopolitique qui, sous couvert de complexité ou de neutralité, autorise la perpétuation de l’extermination. Le navire agit là où les gouvernements se taisent, là où les diplomaties s’éclipsent, là où les opinions se résignent. Et c’est dans ce vacarme blanc que sa trajectoire introduit une dissonance fondamentale.

Ce geste s’inscrit dans une temporalité autre, disjointe de la logique linéaire des causes et des effets. Il épouse une forme d’histoire discontinue, souterraine, faite de persistances minuscules, d’interruptions signifiantes, de gestes inapaisés. Ce régime du temps est celui de la Jetztzeit, où le présent est traversé par les cicatrices du passé et les promesses désaccordées de l’avenir.

Il ne délivre aucune certitude close, ne revendique aucune identité fixe. Ce qu’il met en œuvre, c’est une manière de relier sans annexer (Glissant), de se rendre sensible sans se rendre maître. La flottille n’exhibe pas une cause, elle convoque une adresse; elle n’impose pas un récit, elle propose un tremblement, une faille, une disjonction.

Ce geste inachevé ne désigne ni une faiblesse, ni un échec. Il désigne une puissance située : celle de celles et ceux qui, sans attendre l’autorisation des puissants, produisent des formes d’existence communes. Non pas des héroïsmes, mais des insistances; non pas des triomphes, mais des durées. En cela, cette traversée de ce début du mois de juin 2025 ne marque pas un terme, mais une ligne de crête, un point où quelque chose a été rendu irréversible, non par sa réalisation, mais par sa ténacité.

Ce qui commence ici n’est pas un récit à conclure, mais une persistance à porter. Une pensée qui demeure inachevée, à l’image de la flottille elle-même : non comme incomplétude, mais comme puissance de trouble, d’adresse, et de résistance.

Sylvain George

9 Juin 2025

  1. Seconde version comportant des corrections, du texte publié sur AOC le 9 juin 2025 :
    https://aoc.media/opinion/2025/06/09/le-madleen-ou-linacheve-comme-forme-politique/
  2.  Walter Benjamin, “Sur le concept d’histoire” in Oeuvre III, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 2000.
  3.  Michel Foucault, « Des espaces autres », in Dits et écrits, T IV, Paris Gallimard, 1994, p. 752-762.
  4.  Walter Benjamin, Ibid.
  5.  Ibid.
  6. Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2016.
  7.  Le ministre de la Défense israélien, Israël Katz, dans un message diffusé sur X, dimanche 8 juin 2025.