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Le ciné-urbanisme comme paradigme d’une recherche indisciplinée en architecture 

Le ciné-urbanisme comme paradigme d’une recherche indisciplinée en architecture 

Dossier : Le ciné-urbanisme ou l’institut de l’environnement comme cabinet d’optique

À la rentrée de 1970, fin de sa première année à l’Institut, Alain Moreau rédige un projet de troisième cycle intitulé « L’instrumentation audiovisuelle en recherche interdisciplinaire », projet qui se traduira entre autres par la réalisation d’un film collectif Ville à vendre [1] . Il participera à deux projets de recherche : « l’audiovisuel et le fait urbain », et « Conflit dans la ville », dont il n’y a pas de trace, et sera engagé sur le projet de l’architecte Maurice Born autour de la léproserie de Spinalonga, en Crète, ou il tournera 12 minutes de film 16 mm. Entre 1972 et 1977, il réalisera sept films en collaboration avec des chercheurs architectes de l’Institut de l’Environnement.

Photographie de tournage du film Ville à vendre, source Laterna Magica,1971

Vers un cinéma de recherche

« Le présent texte n’est pas nécessaire pour la compréhension du film Ville à vendre. Nous nous sommes efforcés de faire, avec ce film, une recherche par le matériel audiovisuel, et sur le matériel audiovisuel. Le film est donc son propre référent, il indique lui-même son fonctionnement et sa finalité. Si nous jugeons bon d’y adjoindre ce document, c’est pour révéler le contexte caché du film, ses conditions de production et son histoire : nous espérons ainsi que notre expérience serve de jalon à une future méthodologie audiovisuelle. Le produit n’a d’intérêt que pour celui auquel il est destiné, en l’occurrence, la population parisienne, mais la démarche retient l’attention du chercheur, et nous allons essayer de le décrire [2] »

Le préambule de cet écrit du jeune cinéaste chercheur Alain Moreau à destination des chercheurs de l’Institut de l’environnement informe sur ce que pourrait être un film de recherche : un film qui expose son origine en même temps que ce qu’il montre : la manière dont il se produit en même temps que ce qu’il produit sont pensés ensemble. Le film incarnant le plus fortement ce projet est le film Ville à vendre, réalisé entre février et juin 1971 par une équipe pluridisciplinaire participant au projet de recherche n°22 : « L’audiovisuel et le fait urbain [3] ». Les approches des différents chercheurs participant au film sont « traduites » dans le processus de fabrication du film.

Le film Ville à vendre est le fruit de l’expérimentation d’une pratique de recherche interdisciplinaire et témoigne du cadre pédagogique cherchant à se mettre en œuvre à l’Institut de l’Environnement : le souci de travailler de concert pour produire une forme de recherche, et ici, un film de recherche destiné à la « population parisienne ».

Le tournage est le moment où se manifeste le mieux l’interdisciplinarité puisque chaque participant est invité à collecter des sources sonores, audiovisuelles et visuelles en procédant à des dérives urbaines dans la ville, collecte qui sera ensuite « ajustée » et « remodelée » au montage.

La manière d’appréhender la recherche par et avec le matériel audiovisuel présentée par Alain Moreau en 1971 est à la confluence de plusieurs influences et s’inscrit dans le débat à tendance sémiologique et sémantique alors en cours dans des séminaires de communication à l’Institut de l’Environnement [4], autour des recherches sur le cinéma comme langage . Se démarquant des discours sémiologiques majoritaires dans ces séminaires, l’historien et critique de cinéma Jean Mitry aborde le cinéma comme étant irréductible à un ensemble codifié de signes. « C’est un rapport en deux images qui fabrique le signifiant », deux images délimitées par un cadre. « Les choses n’ont pas de sens par elles-mêmes, c’est nous qui le leur donnons [5]. » Cette manière d’Alain Moreau d’appréhender la recherche s’inscrit dans la même mouvance que celle véhiculée la revue Cinétique – fondée à la suite de Mai 68 [6].

Ville à vendre, un film situationniste témoignant d’une approche ciné-urbaine

L’approche situationniste renvoie à une approche critique de l’urbanisme fonctionnaliste des années soixante et réhabilite la connaissance subjective de la ville. Il est alors tentant de considérer le film Ville à vendre comme un film situationniste, bien qu’Alain Moreau ne l’ait jamais formulé en ces termes. L’influence des situationnistes n’en est pas moins évidente. Rappelons qu’un étage de l’Institut fut occupé par les situationnistes et rien n’interdit de penser que des porosités – non officielles – aient pu exister entre les étages. Nous n’avons pas d’éléments précis pour le prouver, mais la lecture des documents produits par Alain Moreau suffit pour savoir qu’il était sensible à cette notion de dérive urbaine [7]. Celle-ci sert de référence à la manière collective et interdisciplinaire d’appréhender le cadre de vie via « l’instrumentation audiovisuelle », à partir de l’expérience vécue de la ville. Le principe de la dérive invite alors les chercheurs à se laisser porter par les rencontres qu’ils vont faire lors de leurs dérives, à donner place au hasard. La multiplicité de ces expériences vécues de la ville, en même temps qu’elle réhabilite la subjectivité de chacun, tend à contribuer une heuristique de la ville par les moyens du cinéma.

« Pour Debord, le paysage urbain observé est toujours un paysage avant tout social, un support qui donne à voir des objets de lutte ou de contestation. Dériver permet de rencontrer la manifestation spatiale des enjeux qui se cristallisent entre groupes sociaux. La pratique de l’espace urbain doit ainsi permettre de changer le quotidien, par la construction de situations nouvelles [8]. »

La dérive n’est pas seulement un mode de comportement expérimental mais possède avant tout une vertu heuristique. En cela, elle n’est pas tant un moyen pour s’évader du quotidien qu’un instrument pour le réinventer et nous pourrions dire que cet objectif est porté par les recherches de l’Institut. Dans sa Théorie de la dérive de 1958, Guy Debord en donne la définition suivante : « Technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade. Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent [9]. »

Dans le cadre de la fabrication du film de recherche, il s’agit alors plutôt pour les chercheurs de renoncer à une approche classique des sciences sociales. Renoncement lié à un désir dont il convient d’en relater les jalons.

Faire un film qui expose ses origines tout autant que sa finalité

La genèse du film Ville à vendre provient de l’intention d’une dizaine de stagiaires qui, au début de l’année 1971, ont manifesté le désir « d’utiliser le cinéma pour leurs recherches [10] », motivés par quatre intentions :

– une intention archiviste, qui garde une trace de la vie quotidienne d’un quartier ouvrier à la veille de sa disparition ;

– une intention politique d’un film au service des habitants « pour lutter contre l’oppression et l’exploitation de la vie quotidienne » ;

– une intention didactique, qui oriente la construction d’un objet audiovisuel pour qu’il puisse être reçu par un large public ;

– une intention « ciné-urbaine » : « celle d’exposer les limites qui séparent l’espace-temps vécu de l’espace-temps perçu au cinématographe ».

La question de l’intentionnalité en tant qu’elle détermine la forme et le rythme du film sera reprise par Jean Mitry, lors d’un séminaire de communication du 24 avril 1972 [11].

Le terrain du film (le quartier de Belleville en transformation) s’inscrit en plein dans les thématiques des chercheurs réunis au sein de l’Institut afin d’aborder les problématiques urbaines liées au cadre de vie et sa transformation d’une manière interdisciplinaire. Reste pour Alain Moreau à mettre concrètement en œuvre ces intentions par l’élaboration d’une trame qui se traduit cinématographiquement par un découpage, un chapitrage du film susceptible de traduire « la logique du discours en tant que l’appréhension du lien entre le réel et l’objet audiovisuel construit ». Cette logique procède par « enchaînement d’idées, et s’appuie sur le lien entre la pratique audiovisuelle des chercheurs et leur pratique sociale [12]».

C’est l’intention didactique qui a motivé l’écriture d’un « plan qui n’est ni scénario, ni un synopsis » mais un ordre de succession des parties du film. Celui-ci se compose de six parties faisant appel à des scènes de fiction, de reportage, et des scènes illustratives avec au centre un « discours magistral » : une scène de fiction.

– Un montage image-son pour personne du type A

– Un montage image-son pour personne de type B

– Un discours magistral tirant les enseignements de 2) et 3) pour A et B

– Un reportage sur A

– Un reportage sur B

– Une fiction

Le signifiant du film s’élabore donc dans les rapports entre ces séquences tout aussi bien que dans l’écart entre l’image et le son à l’intérieur de chaque séquence.

Récit des habitants : effet démonstratif et puissance didactique.

Les séquences d’images sont montées sur le récit en voix off des habitants que l’image illustre. Les récits des habitants sont orientés autour de la comparaison d’un avant : la description de leur vie de quartier à Belleville, et d’un après, leur vie après avoir été relogés dans les grands ensembles. S’alternent des images de scènes de vie de Belleville et des plans tournés dans des grands ensembles, à Belleville, La Courneuve ou Sarcelles, où les personnes ont été relogées. La comparaison montre de manière radicale la mutation brutale de leur mode de vie et la perte de repère qui l’accompagne. Disparition des espaces publics et de la vie sociale, des petits commerces, des petits jardins, des cours, puis des immeubles, la précarité accentuée pour les personnes fragilisées (personnes âgées, personnes à faibles revenus).

Montage : puissance didactique et politique du remodelage

L’intention politique qui préside au film s’illustre parfaitement à travers le montage image-son qui, s’il associe des matériaux hétérogènes, est guidé par le principe de redoublement, de répétition et de superposition : le récit des habitants est redoublé au montage par des inserts de textes qui viennent souligner une de leurs phrases dénonçant la violence du processus de transformation de leur mode de vie. Le hors-champ d’une chanson militante agit comme le redoublement chanté du vécu par les habitants et se fait l’écho de leur situation liée à la démolition du quartier et de leur « déportation » dans les grands ensembles. Les images sont montées sur la musique qui rythme le film. L’écart, lorsqu’il est pratiqué, est lui aussi orienté de manière critique : par exemple, les images publicitaires du nouveau quartier qui vantent le rêve des nouveaux logements sont montées sur la parole négative d’un habitant à propos de son vécu de ces nouveaux logements. La dernière séquence franchit un pas supplémentaire, puisqu’elle met en scène un meeting joué par les membres de l’équipe sur une place de Belleville. Les inserts agissent comme une trame didactique qui structure l’ensemble du film, au même titre que le refrain de la chanson qui appuie le propos par la répétition. Cette vocation didactique et militante est accentuée par une série de mots en surimpression sur des photos, comme ceux clôturant le film : comprendre-se défendre ; se grouper-résister ; inventer. La vocation du film dépasse donc la recherche pour la recherche dans le sens où il intègre ses destinataires dans son processus de production. Le film est conçu à l’usage des habitants, afin qu’ils puissent s’en saisir pour mettre en question le projet qui est fait de leur quartier.

Multiplicité des sources audiovisuelles comme traduction de l’interdisciplinarité

Le film réalisé répond en partie au plan préétabli en amont du film par l’équipe. Il est enrichi par les hasards de la collecte d’images et des récits réalisés par les dérives urbaines des membres de l’équipe. L’hétérogénéité des sources sonores et d’images témoigne de la libre appropriation des chercheurs pour rendre compte de leur dérive urbaine. La collecte de ces éléments hétérogènes est ensuite retravaillée, remodelée et montée pour donner sa substance à chaque chapitre. Ainsi, par exemple, des images photographiques de la démolition du quartier prises du même point de vue à des périodes différentes, montées en time laps, viennent à la suite d’une scène de fiction montrant le départ d’une habitante et de son fils de leur appartement. La succession des séquences fait sens. C’est bien à partir de cette multiplicité que se construit le film : dans la diversité des sources d’images – photographies, images de catalogue publicitaire, séquences d’ambiances urbaines filmées, images graphiques, images-textes, images d’archives – et des récits sonores qui sont ensuite « remodelés et ajustés » pour servir le propos didactique et les intentions premières du film. Le tournage, appréhendé sous cette forme est un support de discussions et « plaque tournante de l’interdisciplinarité ». À la technique du montage se substitue celle de l’ajustage, ou du remodelage, pour choisir par approximations successives les éléments de la collecte qui vont trouver leur place dans les parties du plan pré-établi. Alain Moreau explicite après coup la démarche mise en œuvre en vue d’apporter des éléments de méthode pour les recherches par et avec l’audiovisuel à déployer à l’Institut. L’idée principale étant que le film produit sa propre méthode au moyen d’un matériel réfractaire et pluriel, avec ses contingences, et est traversé d’intentions qui en structurent le projet. Cette démarche se distingue donc de l’utilisation classique qui est faite dans l’enseignement et la recherche, où les moyens audiovisuels sont utilisés soit pour une collecte de données, soit pour la communication ou la vulgarisation d’une étude. Elle incite à mettre en cause l’usage commun (et idéologique) de l’audiovisuel comme simple mode de reproduction du réel, et à intégrer dans le processus du film ses conditions de production dans la mesure où elle prend appui sur l’expérience vécue de la ville par les chercheurs, réhabilitant ici leur propre subjectivité et trouvant son expression dans la collecte audiovisuelle qu’ils produisent.

Cette approche de la dérive ne sera néanmoins pas réitérée dans les films suivants co-réalisés ou réalisés par Alain Moreau. Les films retrouvés donnent sens à ce qu’entend Alain Moreau alors qu’il énonce que le film invente sa propre méthode en relation avec son origine et sa finalité. Chaque situation en effet produira des films singulièrement différents, se faisant l’écho d’une interdisciplinarité réinventant ses modalités.

Anne Philippe

[1] Ville à vendre, enquête sur un quartier de Belleville à la veille de sa démolition, réalisé par Alain Moreau, 16 mm, n & b, 33 min, 1971, Festival du film d’Annecy.

[2] MOREAU Alain, Du cinéma comme moyen de connaissance, à propos du film Ville à vendre, 1971, 5 p., Archives Alain Moreau conservées à la maison de production Laterna magica.

[3] Ce projet de recherche se trouve sous la responsabilité de l’enseignant chercheur Jacques Allégret, chercheur à l’Institut de l’Environnement. L’équipe d’origine est constituée du cinéaste Alain Moreau, de l’urbaniste sociologue E. Pérény, du plasticien J.Thézé, du normalien P.Gros, et du graphiste P.Jehel. L’équipe de réalisation du film sera néanmoins différente. Au générique du film figurent Patrick Laporte, Jean-Paul Miroglio, Alain Moreau, Joel Thézé et Olga Wegrzecka.

[4] Programmation de conférences liées au séminaire Communication, interventions de Louis Marin, Bande sonore n° 70 intitulée « Quelques problèmes d’une sémiologie du visible, celle de Jean Rouch et de Jean Mitry »

[5] Bande sonore n° 81 – Jean Mitry : Les fondements du langage filmique

[6] « Penser politiquement le film », entretiens avec Gérard Leblanc, École nationale supérieure Louis Lumière. Disponible sur : http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/28314/2008_HS_69.pdf?sequence=1

[7] Voir à ce sujet les articles d’Yves BONARD et Vincent CAPT : « Dérive et dérivation. Le parcours urbain contemporain, poursuite des écrits situationnistes ? » paragraphe 15. Disponible sur : https://articulo.revues.org/1111 – Philippe SIMAY. « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefèbvre et les situationnistes », Métropoles, ENTPE, 2009. Hal-01949682, https://metropoles.revues.org/2902

[8] https://articulo.revues.org/1111

[9] « Théorie de la dérive », I.S. n° 2, dans Internationale situationniste (1958-1969), Paris, Fayard, 1997, p. 51

[10] MOREAU Alain, Du cinéma comme moyen de connaissance, à propos du film Ville à vendre, 1971, 5 p., Archives Alain Moreau conservées à la maison de production Laterna Magica

[11] Bande sonore n° 81 – Jean Mitry : Les fondements du langage filmique, opus cit.

[12] Ibid.