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KATARZYNA LIPINSKA / L’Évasion du cinéma Liberté (1990) de Wojciech Marczewski, un métafilm sur la fin du communisme polonais

KATARZYNA LIPINSKA / L’Évasion du cinéma Liberté (1990) de Wojciech Marczewski, un métafilm sur la fin du communisme polonais

La réalisation et le montage du film L’Évasion du cinéma Liberté de Wojciech Marczewski se déroulent au moment de la transformation politique de la Pologne qui, à la suite de l’effondrement de l’URSS, cesse d’être un pays communiste[1]. Cette fiction est projetée sur les écrans polonais en octobre 1990, quelques mois après la suppression de la censure (Lubelski 500). L’action du film se déroule dans la Pologne de la fin du communisme[2]. Un censeur (interprété par Janusz Gajos) doit gérer une situation improbable. Au cours d’une projection du film Aurore au cinéma Liberté, les personnages se mettent en grève en cessant de jouer leurs rôles. Pendant qu’ils parlent entre eux et confient leurs plaintes aux spectateurs, le censeur doit justifier du phénomène aux dirigeants culturels et aux hauts dignitaires du Parti communiste polonais. 

Ainsi ce face-à-face entre les personnages/comédiens et les responsables de la censure, associé au contexte politique de la production du film, donne-t-il des indices sur l’état de la cinématographie polonaise sous le communisme déclinant ? Quels autres enseignements sur le cinéma polonais de la fin du communisme dévoile L’Évasion du cinéma Liberté ? Si on les rapproche de la symbolique de la grève, ces informations formulent-elles une critique politique rappelant la lutte générale, celle de Solidarność ? Pour pouvoir répondre à ces questions nous envisageons d’étudier L’Évasion du cinéma Liberté comme un métafilm, selon la définition qu’en propose Marc Cerisuelo (92-93) dans la mesure où il appartiendrait à un genre cinématographique spécifique qui porte des connaissances sur les milieux cinématographiques durant des époques données. Dans cette perspective, le film polonais serait un métafilm sur la condition d’une cinématographie durant sa dernière période communiste à travers une confrontation de points de vue opposés. 

Cet article se propose d’examiner l’articulation entre le genre du métafilm auquel appartiendrait L’Évasion du cinéma Liberté et sa contribution à la lumière de la dimension politique de cette œuvre. Cette démarche nous permettra non seulement de saisir son positionnement envers la condition du cinéma polonais qui doit s’adapter au passage politique du régime communiste vers la démocratie, mais aussi d’identifier d’autres enjeux politiques du film et de son rapport au réel. Dans un premier temps, nous déterminerons le cadre théorique dans lequel s’inscrit la présente étude. Ensuite, pour saisir les enjeux de ce film, nous procèderons à l’identification et à l’analyse des phénomènes métafilmiques de cette fiction qui se manifestent à travers les interactions entre : les censeurs, les comédiens et les spectateurs. L’étude du contexte historique nous permettra de vérifier dans quelle mesure le sujet du film dépasse la condition de la cinématographie polonaise et ses liens avec la réalité sociale et politique.

Critique de l’institution de la censure

Cerisuelo définissant le métafilm comme : 

un film qui a explicitement pour objet le cinéma à travers la représentation des agents de la production (acteurs, réalisateurs, producteurs, techniciens, agents de publicité et de relations publiques, personnel de studio, etc) tout au long de la trame narrative stricte, quel que soit le genre cinématographique auquel il peut éventuellement être rattaché, et il propose à une époque donnée une meilleure connaissance, soit d’ordre documentaire, soit par le biais de fictions vraisemblables du monde du cinéma lui-même sur lequel est porté un regard critique. (92-93)

En suivant cette définition, on peut considérer le film de Marczewski comme un métafilm, car au-delà de son format de film dans le film et mis à part le fait qu’il s’appuie sur le cinéma polonais comme objet à travers la représentation des professionnels de ce milieu artistique, il propose un regard critique sur la production cinématographique dans la Pologne de la deuxième moitié des années 1980. Cet argument nous semble recevable, si on l’associe à la censure subie par le scénario (déjà écrit en 1987) de la part des responsables de l’institution qui géraient la cinématographie polonaise (Szpulak 256). On peut donc considérer le censeur, qui est le personnage principal de L’Évasion du cinéma Liberté, comme associé à la catégorie du « milieu cinématographique » car il entretient des liens directs avec les professionnels du cinéma et son avis peut avoir une influence sur le devenir des films. Son travail consiste à prendre des décisions, à conseiller les hommes politiques, à participer à la validation ou à la censure de certaines œuvres d’art, dont les œuvres cinématographiques. A travers la fonction professionnelle occupée par ce personnage, le film critique l’institution de la censure. La scène du jugement du censeur par Raskolnikov qui lui montre des personnages supprimés des films vise directement la censure. L’accusation prend la forme des questions « tu te souviens de lui ? », « et elle, elle te dit quelque chose ? », associées à l’image des personnages coupés des films divers. Dans le film de Marczewski, le censeur est représenté à travers sa fonction, comme s’il s’agissait de la critique de l’institution qui l’emploie et non pas de l’individu[3]. Ni son prénom, ni son nom ne sont prononcés dans le film. On peut seulement supposer qu’il se nomme Rabkiewicz car c’est le nom de famille porté par sa fille. Son métier est méprisé à la fois par cette dernière qui a honte de son père « plus que de ses premières règles» (selon l’ex-femme du censeur) et par le milieu cinématographique, ce que nous détaillons plus loin. 

La scène du bus où se réunissent les décisionnaires culturels, le Secrétaire du Parti au niveau local, le censeur et les membres du Service de Sécurité parodie et critique l’institution de la censure et le fonctionnement de la prise de décision en termes de politique culturelle en faveur du cinéma en Pologne. Les membres présents dans le bus, impuissants, discutent de la décision à envisager concernant la situation au cinéma Liberté qui devient ingérable (en plus de la grève des artistes, Tom Baxter entre dans le film polonais)« On va brûler la bobine ! »décide le comité du bus en argumentant que c’est le seul moyen pour que la révolte d’Aurore ne se propage pas à d’autres films. Le pouvoir craint que les personnages d’autres films et les Polonais en général commencent à revendiquer la liberté.

Il est à noter que cette scène du bus est une allusion à une situation réelle où les hauts dignitaires du Parti avaient pour projet de brûler la bobine du film Interrogatoire de Ryszard Bugajski qui critiquait en 1982 le communisme stalinien. Mais elle dénonce avant tout le système kafkaïen où le vrai responsable des décisions concernant la censure des films était introuvable, comme dans le cas de l’interdiction du film Les Frissons (1981) de Marczewski, qui a obtenu un avis favorable du comité d’évaluation pour être ensuite censuré. L’Évasion du cinéma Liberté montre également comment le fonctionnaire qui signe le visa, n’est souvent pas celui qui décide du sort des films. Dans une scène, le censeur dicte à son assistant une réponse à la provocation d’un groupe de journalistes qui ont attaqué l’institution de la censure. Ce dernier ne comprend pas le texte, mais le signe de son propre nom à la demande de son supérieur. Au début du film, les hauts dignitaires ont essayé de rendre le censeur responsable de la révolte des personnages à l’écran qui a lieu dans son champ d’action, mais le censeur se défend : « Responsable, moi ? Pourquoi ? Ce film a un visa de la censure de Varsovie» (donc c’est à Varsovie qu’il faudrait chercher un coupable). Le directeur du cinéma Liberté (un ancien fonctionnaire du Service de sécurité qui connaît bien toutes les stratégies du système) conseille au censeur de trouver un moyen pour que son bureau achète les billets à toutes les séances d’Aurore pour « avoir le cinéma, mais sans les spectateurs » et pour éviter qu’un mystérieux groupe, désigné comme « eux », piègent le censeur en le rendant responsable de la révolte à l’écran. Même si le «eux » n’a pas de référence explicite, les précédentes remarques nous laissent supposer qu’il s’agit des responsables politiques. 

En plus de considérer L’Évasion du cinéma Liberté comme un film sur la cinématographie polonaise, le filmologue polonais Andrzej Szpulak a observé son engagement actif dans la réalité polonaise de transformation politique et sociétale en 1989-1990 (Szpulak 256). Ainsi, il est intéressant de se pencher sur l’analyse et les modes d’expression que fournit ce métafilm de l’image du cinéma polonais de la fin du communisme. L’étude des phénomènes réflexifs et d’autres procédés poétiques qui animent ce métafilm nous aidera à répondre à cette question et à identifier les enjeux du film. Si pour Robert Stam, la réflexivité au cinéma vise à attirer l’attention du spectateur sur l’artificialité de la représentation (Stam 159), l’identification et l’analyse de ses procédés nous permettront de vérifier si derrière leur format ludique et divertissant se cachent des indices critiques. En suivant l’approche de Jacques Gerstenkorn qui voit la réflexivité comme « un jeu qu’un film peut entretenir avec lui-même » ou « avec d’autres films » (Gerstenkorn 9) et en déplaçant la réflexivité métafilmique de « la focalisation diégétique elle-même » (Takeda 92) vers l’étude des relations transfilmiques (Cerisuelo 85), nous poursuivrons la démarche phénoménologique de Marc Cerisuelo qui consiste à inscrire le métafilm dans une « poétique historique » et dans une « poétique des films », en s’inspirant des cinq types de relations transtextuelles proposées par Gerard Genette dans Palimpsestes

Communiquer avec le spectateur à travers différents niveaux narratifs

Formellement, L’Évasion du cinéma Liberté de Wojciech Marczewski contient dans sa structure un récit cadre emboîtant un film polonais fictif qui s’intitule Aurore, dont le réalisateur n’est jamais cité. Ce titre peut conduire un spectateur à faire un rapprochement entre l’œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau, Aurore (1927) mais aussi à l’œuvre de Friedrich Nietzsche, s’intitulant Aurore : Réflexions sur les préjugés moraux (1881). Pour l’instant, notons seulement que le titre indique la présence de références filmiques et philosophiques qui annoncent certains sens réflexifs, susceptibles à être découverts. 

La première projection d’Aurore au cinéma Liberté a lieu au début du film, vers la cinquième minute. Il s’agit d’une séance pour un public scolaire qui se montre inattentif au film qui commence. Le spectateur de L’Évasion du cinéma Liberté assiste donc à l’ouverture d’Aurore en même temps que le public assis dans la salle du cinéma Liberté. S’ils voient le même cadre, le spectateur réel qui est en train de regarder L’Évasion du cinéma Liberté, peut s’interroger sur sa propre place dans le dispositif de projection à travers l’identification (ou son refus) avec l’attitude de la nouvelle génération des spectateurs que le film représente. Car les spectateurs diégétiques discutent pendant la séance d’Aurore en ne respectant pas l’œuvre à l’écran. Nous pouvons observer que ce procédé d’enchâssement du film dans le film attire l’attention sur la position active d’interlocuteur que le spectateur peut occuper dans les jeux communicationnels d’un texte filmique, à condition de répondre à l’appel de l’œuvre (Casetti 78-97). Il faudra attendre que les personnages d’Aurore s’adressent, depuis l’écran, aux spectateurs assis dans la salle du cinéma Liberté pour retrouver l’attention de ces derniers. 

Le générique d’Aurore annonce que ce film est produit par l’ensemble de production Zefir[4] en 1989, en situant les deux films à l’époque où la production cinématographique nationalisée existait encore. La séquence d’ouverture d’Aurore présente le personnage d’une femme aveugle (jouée par Małgorzata), accompagnée par son mari. Cette femme arrive dans une clinique réputée internationalement, située dans un cadre bucolique, pour y subir une opération des yeux ; l’opération sera assurée par son mari, un médecin de renom. 

Lorsque les deux niveaux narratifs s’entremêlent pendant la projection au sein du cinéma Libertéune relation dialectique se manifeste entre les deux registres. C’est ce jeu avec la « mécanique de notre croyance-incroyance » (Takeda 88) qui attire l’attention du spectateur qui était inattentif au film auparavant. Même le projectionniste a préféré apprendre l’anglais, plutôt que de s’ennuyer en regardant Aurore. Le fait qu’il apprenne cette langue, et non pas le russe, associé à l’apparition du critique filmique émerveillé par le cinéma d’auteur américain, indique également un changement, qui s’approche, dans la société. Absorbé par son activité, le projectionniste néglige de régler la netteté de l’image d’Aurore. En conséquence, un flou à l’écran provoque les sifflements du public. L’image redevient nette grâce aux réglages du technicien et coïncide avec le moment où la femme aveugle (Małgorzata, comédienne) retrouve la vue. Symboliquement, la comédienne devient le guide du film par le truchement de son regard. La forme de l’image est modifiée à la fois par l’action venant de la « réalité » et de la fiction. Dans la même scène, les deux niveaux narratifs commencent à s’interpénétrer au moment où le personnage du père de la patiente (Tadeusz – comédien) s’autorise à dire des grossièretés, refuse de jouer son rôle, arrache sa fausse barbe et se permet d’interagir avec les spectateurs qui assistent à la projection d’Aurore (Fig. 1).Il capte leur attention en s’adressant directement à eux depuis l’écran, et les autres personnages le rejoignent pour communiquer avec les personnages-spectateurs de l’Évasion du cinéma Liberté (Fig.2).Cela dure jusqu’à l’avant dernière scène. À ce moment précis du récit, le film Aurore commence à attirer d’autres publics. Pour voir le film, ils sont prêts à faire la queue longtemps devant le cinéma Liberté. Et si cette interaction avec les spectateurs par le lissage des niveaux narratifs, signalait l’appel de l’œuvre à l’attention du spectateur pour qu’il explore ses multiples niveaux de signification ?

Figure 1. Tadeusz s’adresse au censeur présent dans une salle du cinéma Liberté.

Figure 2. La comédienne jouant l’infirmière parle aux spectateurs.

Pour les représentants de la censure et pour le Secrétaire du Parti communiste au niveau local, le phénomène des personnages qui cessent de jouer leurs rôles pourra sans doute être expliqué par l’éclairage d’un critique de cinéma. Ce dernier formule des avis erronés en restant persuadé qu’il s’agit d’un artifice lié à la diégèse d’Aurore. Il juge d’ailleurs le film « très banal » et « propre au cinéma polonais ». Lorsque le comédien jouant son rôle du médecin s’adresse au journaliste en lui souhaitant la bienvenue et pour présenter l’excellence de sa clinique internationale, ce dernier s’appuie sur cette intervention pour condamner le niveau artistique du cinéma polonais : « Voilà ! C’est l’exemple même du cinéma polonais, les dialogues sont déclaratifs, et ces longueurs ! Que c’est ennuyeux ! ». Il arrête la projection d’Aurore pour montrer aux dignitaires du Parti et au censeur l’extrait d’un chef d’œuvre du cinéma américain réalisé selon ses mots par un « réalisateur exceptionnel », « qui a de l’imagination, Woody Allen ». Selon le critique, invité par le Secrétaire du Parti, « c’est du vrai cinéma artistique où quand un acteur sort de l’écran la scène a un sens, une dimension ». Un extrait de La Rose Pourpre du Caire (1985) où le personnage, Tom Baxter, sort de l’écran pour rejoindre Cécilia (Mia Farrow), est projeté pour faire le contrepoids au film polonais. Mais quand l’assistant du censeur essaye d’arrêter la bobine du film américain en mettant ses doigts dans le projecteur, il entremêle les deux films. Les deux bobines projetées, mêlées au sang de l’assistant, provoquent l’arrivée de Tom Baxter dans Aurore (Fig. 3). À ce moment-là, les trois niveaux narratifs s’interpénètrent. 

Figure 3. Le critique fait signe d’arrêter l’extrait de La Rose Pourpre du Caire au moment où Tom Baxter sort de son film et retrouve Cécilia.

Figure 4. Tom Baxter entre dans le film polonais.

Dans cette scène, Tom Baxter communique avec les personnages/comédiens du film polonais (Fig. 4), mais entend aussi le rire du censeur présent dans la salle de projection du cinéma Liberté. Ce rire vient en réponse à la question du personnage américain adressée aux comédiens polonais « Que faites-vous dans ce film ? ». À travers cette métalepse ontologique qui « repose sur un bouleversement narratif qui confond des niveaux narratifs distincts » (Willis 74), les univers diégétiques s’entremêlent en transgressant les frontières entre AuroreLa Rose Pourpre du Caire et L’Évasion du cinéma Liberté. Face à cette situation, les fonctionnaires de la censure semblent impuissants puisqu’ils n’arrivent ni à imposer aux personnages/comédiens d’Aurore de cesser la grève, ni à ordonner à Tom Baxter de sortir du film polonais. Dans ce cas précis, la rupture narrative que provoque ce procédé exprime « l’autonomie de l’œuvre d’art face à la notion de représentation » (Delaune 150) et son potentiel subversif. Le critique qui impose sa définition de qu’est-ce qu’un bon film semble émerveillé par cette liberté de l’art exprimée par la métalepse. En revanche les censeurs qui essayent de régler la situation au cinéma Liberté se retrouvent dans une position délicate car la narration, ayant été perturbée, échappe aux discours politiques et au contrôle. Aurore n’est plus le même film qui a obtenu le visa de diffusion et la grève à l’écran devient gênante. Lorsque le censeur décide de traverser l’écran pour rejoindre la grève des comédiens d’Aurore, la métalepse devient un moyen pour exprimer sa résistance face aux décisions politiques prises envers cette œuvre (Fig. 5-6). Gommer les frontières entre « la réalité » et la fiction peut se lire comme un moyen pour lutter contre l’oppression et contre l’usage de l’art à des fins idéologiques.

Figure 5. Le censeur s’apprête à traverser l’écran.

Figure 6. Le censeur est entré dans Aurore.

Quelle est la finalité de ce procédé du film dans le film ? Est-ce que la relation à l’hypotexte La Rose Pourpre du Caire (1985), le mélange des niveaux narratifs, la parodie, ont seulement pour objectif de divertir le public ? À ce niveau d’analyse, nous observons que la relation transfilmique entre ces œuvres polonaise et américaine, la présence des métalepses, la structure du film dans le film, démontrent un certain degré de réflexivité dans l’Évasion du cinéma Liberté. Ces procédés caractéristiques de la métafiction (Hutcheon 1980) ont pour fonction d’orienter le regard du spectateur vers les possibilités des sens qu’il pourrait explorer. Au cinéma, la dimension métafictionelle, selon David Roche (2018) permet d’explorer des relations entre les procédés réflexifs (formels et historiques) et le monde auquel ils se référent ; elle « implique un fort degré de réflexivité » (Roche 9, je traduis) en véhiculant un sens critique en lien avec le réelDans le cas du métafilm, les phénomènes réflexifs dévoilent la relation entre cette fiction et la cinématographie polonaise. Par le contraste créé entre les œuvres, on relève une critique envers la qualité passable de certains films polonais, mais aussi un avertissement contre l’envahissement, suite à la suppression de la censure, des salles de cinéma polonais par les productions américaines. Ce problème a été relevé par Boleslaw Michalek dans son livre, édité par le Centre Georges Pompidou à l’occasion de la rétrospective dédiée au cinéma polonais en 1992 (Michalek 230).

La critique pointe aussi l’incapacité de l’appareil de censure à reconnaître la qualité des œuvres d’art, son besoin de s’appuyer sur les avis des experts, mais aussi l’usage de l’art pour soutenir des discours politiques. Dans la scène où les trois niveaux narratifs s’interpénètrent, le Secrétaire du Parti au niveau local appelle Tom Baxter « le pantin ». L’homme politique qui a entre ses mains l’avenir d’une œuvre filmique démontre son manque de culture cinématographique. Ceci provoque une objection du critique : « Comment ? Je refuse, je vous interdis même, d’appeler ainsi l’un des plus grands comédiens américains ! ». Il ne voit pas le personnage de Tom Baxter, mais le comédien qui l’interprète, sans citer ce dernier. Notons que le brouillage de la frontière entre la représentation et le réel se manifeste également à travers le statut de Tom Baxter : le personnage et le comédien qui l’interprète. Lorsqu’il arrive dans Aurore, il se présente comme Tom Baxter, le personnage du film de Woody Allen, mais en s’apercevant qu’il a en face de lui des acteurs et non pas les personnages, il commence à reprendre son statut de comédien « no pictures please, you need my agent’s permission ». Ceci explique pourquoi le critique s’excuse auprès du comédien jouant Tom Baxter et non pas auprès du personnage du comportement de l’homme politique polonais. L’attention est ainsi attirée par ce phénomène non pas sur les personnages qui représentent la fiction, mais sur les acteurs qui représentent la réalité. Quand les comédiens polonais éclatent de rire lorsque l’acteur américain leur dit qu’il a besoin d’appeler son agent aux États-Unis, cela renvoie à la condition du cinéma polonais qui n’a pas pu être distribué à l’étranger lors de la période communiste à cause des restrictions politiques. Réaliser donc un simple appel téléphonique à New York parait comme une mission impossible depuis la Pologne. Ainsi, nous pouvons observer, à travers cette apparition de Tom Baxter et à travers l’attitude du critique et de sa fascination pour le cinéma d’auteur américain, qu’un changement politique s’annonce. Rappelons qu’en République populaire de Pologne (Pologne populaire), la diffusion dans les salles de cinéma des œuvres filmiques venant de l’Ouest n’était pas toujours facile lors des décennies précédentes. 

La construction de l’Évasion du cinéma Liberté qui s’empare de ces deux films venant de deux univers différents et l’éveil du spectateur provoqué par l’interpénétration de ses œuvres, entrainent un questionnement qui s’exprime par le métafilm et qui concerne la condition de la cinématographie polonaise sous le communisme, mais aussi la qualité discutable de certains films produits en Pologne dans les années 1980 et l’influence du cinéma américain. 

De la révolte des comédiens à la critique des films sans auteur

La confrontation du film fictif Aurore (1989) avec le film d’auteur américain La Rose Pourpre du Caire (1985) qui utilise le procédé similaire, celui de l’acteur sortant de son rôle et de son espace métadiégétique, renforce la dimension critique envers la mauvaise qualité du film polonais. Dans le film américain, comme l’explique le critique polonais, ce procédé est justifié sur le plan diégétique. Or, le fait que les comédiens s’adressent aux spectateurs dans le film polonais apparaît, selon le journaliste, comme artificiel et superflu, visant tout juste à divertir le public. Cependant, le critique ne perçoit pas que le niveau fictionnel d’Aurore s’est mélangé avec la « réalité » de l’Évasion du cinéma Liberté et que les comédiens qui ont déclaré le boycott à l’écran ne jouent plus. 

La révolte est déclarée explicitement et verbalement par Tadeusz, le comédien qui joue le père de la femme aveugle qui retrouve la vue, lors d’une projection d’Aurore. Les spectateurs de l’Évasion du cinéma Liberté suivent un extrait du film enchâssé. Le père, qui est aussi pianiste, regrette que sa fille ait épousé le médecin parce qu’il l’a éloignée de la musique. Ensuite, lorsque l’acteur Tadeusz commence à jouer la crise cardiaque prévue pour son personnage, il déclenche une dispute avec le personnage de l’infirmière en lui expliquant qu’il refuse de mourir. Les deux s’approchent du cadre pour communiquer leurs points de vue à la fois avec les spectateurs diégétiques d’Aurore et les spectateurs réels de l’Évasion du cinéma Liberté. L’effet de cette adresse directe est renforcé par l’absence dans le champ de l’épaule d’un autre personnage en amorce qui pourrait se situer dos à la caméra et qui aurait pu indiquer l’interlocuteur. Ici, on s’adresse directement aux spectateurs. L’actrice qui interprète l’infirmière annonce donc aux spectateurs qu’il était prévu que le personnage joué par Tadeusz meure. Tadeusz refuse de faire mourir son personnage en « étant traîné par terre » par l’infirmière. Il explique à l’équipe d’Aurore qu’il veut mourir « dignement, comme un être humain et non comme une vache dans un abattoir ». Ensuite, le comédien enlève sa barbe, se retourne directement vers la caméra pour confier aux spectateurs qu’il a été formé à la tragédie grecque : « Chez Sophocle la vie et la mort d’un humain ont une valeur ». Et il continue en s’adressant à l’équipe d’Aurore : « soit vous me donnez la chance d’être un humain, soit je vous emmerde et je commence le boycott ». En signe de sa protestation, Tadeusz refuse d’interpréter des rôles creux et sans profondeur.

Nous constatons que plusieurs comédiens évoquent les rôles prestigieux qu’ils ont été amenés à jouer au théâtre et au cinéma. Quel rôle joue ce retour vers le passé à travers cette séquence ? Le premier indice est celui de la présence des affiches de Solidarność accrochées dans la cabine du projectionniste, qui rappellent la période de la lutte pour la liberté. Ces affiches symbolisant la lutte, la nostalgie et la révolte des acteurs d’Aurore peuvent rappeler les grèves de Solidarność[5] (un mouvement de syndicats polonais dirigé à l’époque par Lech Wałęsa, qui conduisait la Pologne communiste vers la démocratie). D’autres indices, en particulier les photos de Jean-Paul II dans l’internat pour les jeunes femmes marquent l’articulation entre la fiction et la société polonaise sous le régime communiste. Ces images sont des traces des visites du pape dans la Pologne communiste en 1979, 1983 et 1987 pour soutenir moralement les Polonais et qui sont devenues le symbole de l’espoir. Ces phénomènes qui portent sur le milieu cinématographique polonais pendant le communisme, marquent, dans une certaine mesure, la nostalgie ressentie envers cette période de lutte politique.

Quel est le sous-texte de cette séquence centrée sur les souvenirs des comédiens ? Existe-t-il un lien entre la grève à l’écran, le cinéma polonais et la réalité de la Pologne populaire ? Pour répondre à ces questions et pour mieux comprendre les images, une explication du contexte historique s’impose. Rappelons que pour le cinéma polonais, l’année exceptionnelle de Solidarność (1980-1981) a été particulièrement féconde en termes de productions cinématographiques politiquement et artistiquement marquantes. De nombreux films abordaient les problèmes de la société et la condition morale de l’individu confronté à une contrainte politique majeure (en attestent entre autres les films d’Andrzej Wajda, de Krzysztof Kieslowski, de Feliks Falk ou encore d’Agnieszka Holland). L’état de siège instauré par le général Jaruzelski le 13 décembre 1981 a mis fin aux efforts de Solidarnośćet aux films critiques du régime. Ainsi, le précèdent film de Wojciech Marczewski,Les Frissons, a subi la censure pour sa critique du stalinisme, malgré l’avis favorable de la commission de validation de ce film du 5 août 1981[6]. Par conséquent, le vice-ministre de la culture et des arts, Jerzy Passendorfer, a conseillé aux cinéastes de réaliser des films sur les thématiques de l’amour, de l’histoire et des comédies (Szpulak 255). 

Wojciech Marczewski, Krzysztof Kieślowski, Edward Zebrowski et d’autres cinéastes « d’opposition », actifs lors de l’année exceptionnelle de Solidarność, ont choisi l’inactivité artistique au lieu de créer des films conformes aux attentes du Parti. Agnieszka Holland a émigré d’abord en France puis en Allemagne, et ensuite aux États-Unis. D’autres cinéastes ont quitté le pays pour réaliser leurs propres films à l’étranger (Imperatif de Krzysztof Zanussi en 1982, Danton d’Andrzej Wajda en 1983) et ne sont revenus qu’après la fin de l’état de guerre, le 22 juillet 1983. Après cette date, quelques cinéastes actifs durant l’année exceptionnelle de Solidarność ont réussi à s’imposer et à réaliser des films en accord avec leurs convictions artistiques et leurs valeurs : L’Année du soleil calme (1984) de Krzysztof Zanussi, Femme au chapeau (1984) de Stanisław Różewicz, Chroniques d’événements amoureux (1985) d’Andrzej Wajda et Magnat (1986) de Filip Bajon. Pendant que Kieślowski réalisait Sans fin en 1984, Marczewski et Zebrowski, eux, n’ont pas créé de films. 

D’autres réalisateurs, en particulier ceux appartenant à une nouvelle génération post-Solidarność, ont proposé des films inspirés de genres cinématographiques populaires américains : comédies, films de gangsters, films d’horreur et fantastiques (Lipińska 2019). Les partisans du cinéma artistique, d’auteur et social n’ont pas exprimé d’enthousiasme envers ces nouveaux films orientés vers le cinéma de divertissement. Parmi les critiques, on peut citer celle de Bolesław Michałek[7], le directeur littéraire de l’ensemble filmique X d’Andrzej Wajda et de Tor[8] de Krzysztof Zanussi : « Le fait que le cinéaste renonce à jouer un rôle social, qu’il abandonne sa démarche éthique, a laissé la voie libre à l’invasion des navets, des films de pacotille, des films pour personne, pâles reproductions des clichés occidentaux » (Michałek 226). 

En 1989-1990, L’Évasion du cinéma Liberté est l’occasion pour Marczewski de sortir du silence cinématographique. Nous observons qu’en prenant comme sujet un film sans intérêt intitulé Aurore et la grève de ses personnages/comédiens, le réalisateur semble confirmer la critique de Bolesław Michałek qui s’adresse aux films polonais produits après 1983. Est-ce que l’absence de l’auteur-cinéaste du film fictif Aurore renforce cette critique, en posant en même temps la question du rôle de l’auteur-cinéaste dans la société communiste ? Cette interrogation est formulée à travers la comédienne qui interprète le rôle de l’infirmière qui regrette d’avoir accepté de jouer dans Aurore. Elle explique qu’elle a été séduite par la fraîcheur d’un jeune cinéaste sorti tout juste de l’École du cinéma de Łódź. Cette scène nous laisse penser qu’elle vise directement la nouvelle génération de cinéastes qui a importé l’esthétique du cinéma populaire américain en Pologne.

Une autre explication peut éclairer l’absence du réalisateur d’Aurore. Nous avons observé qu’il n’a pas été invité à prendre part aux discussions qui ont pour but de résoudre le « problème » de la grève au cinéma Liberté. Et son nom n’est prononcé à aucun moment. En effet, les décisions à prendre face à la révolte des comédiens sont l’œuvre de décideurs politiques et des représentants de la censure. Nous notons deux problématiques que ce phénomène soulève. La première est une illustration de la réalité de la production cinématographique dans une société où le cinéaste n’a pas de droit d’auteur et est considéré comme un simple technicien au service de l’État-Parti. La deuxième problématique concerne le statut du film comme œuvre d’art qui devrait se défendre elle-même par sa qualité artistique. Or, dans Aurore, l’empreinte de l’auteur n’est pas présente et l’œuvre artistiquement faible ne peut se défendre d’elle-même. Du fait de l’absence de l’auteur d’Aurore (associée aux attitudes des spectateurs et des personnages/comédiens), nous constatons que l’Évasion du cinéma Liberté formule une critique envers des films produits après l’abolition de l’état de siège, le 22 juillet 1983. Ce constat trouve sa confirmation, non seulement dans la révolte des comédiens qui ne désirent plus être associés aux rôles sans intérêt dans un film médiocre, mais aussi dans la question que Marczewski a posée à ses collègues en 1988 lors du Forum de l’Association des cinéastes polonais (SFP) dont il était vice-président : « Mes collègues, étiez-vous obligés de faire tous ces films ? » (Szpulak 255). L’auteur-cinéaste considère qu’à cette période de l’histoire il n’était pas convenable de réaliser des films (Bielas 1997). Ceci confirme la vision de Marczewski de l’auteur-cinéaste comme responsable de la transmission à la société d’un message de soutien moral. Dans les conditions où il n’est plus possible de communiquer ce message, réaliser un film paraît inutile, du point de vue de Marczewski (Sobolewski 1990). Analyse des enjeux politiques de ce métafilm, associée au contexte, montre que pour un réalisateur se plier à la demande politique ne peut que donner des films sans auteur et sans intérêt, comme Aurore

Cette question de l’absence de l’auteur d’Aurore pourrait avoir une explication supplémentaire. Et si elle marquait le pouvoir du spectateur en ce qui concerne la construction du sens ? Dans le dispositif cinématographique théorisé par Jean-Louis Baudry (56-72), au moment où le film commence à être projeté, l’auteur disparaît au profit du spectateur, ce qui marque le peu d’emprise qui lui reste sur son propre film. Si le spectateur occupe une position assez passive dans le dispositif cinématographique de Baudry, selon l’approche sémio-pragmatique, il reçoit de manière active les informations transmises lors d’une projection. Il peut les organiser, leur attribuer des significations. Dans le film de Marczewski les spectateurs viennent en masse pour assister à ce spectacle qu’est la révolte des personnages d’Aurore. En commentant les attitudes des personnages/comédiens, ils expriment leur souhait d’interagir, de parler, de sortir d’une position passive. Grâce à la présence des affiches de Solidarność et d’autres signaux qui annoncent le changement politique aux vues du contexte de la Pologne de la fin des années 1980, on peut lire cette évolution de l’attitude des spectateurs (après leur passivité et l’inattention au film Aurore ils dialoguent avec les comédiens en grève) comme une métaphore des citoyens qui attendent qu’on libère leur parole. Au même temps, on ressent aussi dans le film une certaine angoisse liée à l’effondrement des structures étatiques comme en témoigne cette réplique du censeur à l’adresse des spectateurs (regard caméra) et des journalistes présents en contre champ : « Avec la fin des institutions de censure la responsabilité de censure va peser sur vous ». La phrase du censeur sonne comme un avertissement contre le pouvoir de l’opinion publique où la parole libérée des spectateurs joue un rôle déterminant en ce qui concerne la vie des films.

Les enjeux politiques à travers les relations avec d’autres œuvres

Andrzej Szpulak et Tadeusz Szczepański ont déjà souligné l’aspect réflexif de l’Évasion du cinéma Liberté qui s’exprime par son intertextualité (Szpulak 277) et par son hypertextualité (Szczepański 82). Si le métafilm est « un type particulier parmi les relations transfilmiques » (Cerisuelo 82) étudier les relations entre le film de Marczewski et d’autres œuvres (cinématographiques, audiovisuelles, littéraires, théâtrales et musicales) nous permettra de mieux éclairer, et de manière plus large, son approche du milieu cinématographique polonais de la fin du communisme et sa critique politique via son ancrage culturel. La relation la plus évidente, que nous avons déjà évoquée, est celle du film La Rose pourpre du Caire. La relation complexe entre ces deux films souligne des approches différentes au cinéma dans un système politique donné (démocratique et communiste). 

À l’instar du roman Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov[9], L’Évasion du cinéma Liberté introduit des éléments irrationnels pour pointer du doigt « le déclin de l’Empire soviétique » (Szczepański 83) et l’impuissance du pouvoir face à la force de l’imagination. Si le prénom du personnage de Małgorzata (Marguerite) et le chaos instauré par la révolte des comédiens indiquent une référence à ce roman russe sur l’art qui échappe au pouvoir répressif, un rapprochement est possible avec la série télévisée polonaise adaptée du roman en question en 1988 par Maciej Wojtyszko. Un détail intéressant est à noter au sujet de Wladyslaw Kowalski, l’acteur qui joue le Maître dans la série et qui interprète Tadeusz, le personnage qui déclenche la révolte dans L’Évasion du cinéma Liberté

Le théâtre télévisé étant très populaire, la citation de la pièce d’Andrzej Wajda Crime et châtiment[10], adapté du roman de Fiodor Dostoïevski pour la télévision en 1987, mais aussi auparavant au Vieux Théâtre de Cracovie en 1984, communique directement avec les références culturelles des spectateurs polonais. Si la référence au roman russe est évidente pour le spectacle télévisé de Wajda, elle est implicite dans le film de Marczewski et se fait ressentir à travers certaines images. La confirmation intervient au niveau paratextuel du générique du film où le spectateur découvre ce qu’il supposait déjà : le personnage qui tourmentait le censeur pour se venger des coupes des scènes où il apparaissait s’appelle Raskolnikov. L’enjeu de cette citation, qui se manifeste à travers la menace exprimée devant le censeur de manière presque obsessionnelle par Raskolnikov « le crime a été commis, donc il doit y avoir le châtiment », évoque la question de la punition envers les responsables de la destruction des œuvres et de l’oppression de l’expression artistique. On peut ressentir à travers ce procédé qu’un changement politique s’annonce et que la question de la punition de ceux qui ont commis des « crimes » envers les œuvres d’art se posera tôt ou tard. Raskolnikov montre au censeur les personnages dont la présence a été coupée des films. Parmi eux se trouve un vieux Juif, censuré au motif qu’il « ne voulait pas se séparer de ses croyances ». Ce passage contient un enjeu politique important, plus général que la question de la censure filmique : il s’agit de rappeler aux Polonais leurs attitudes envers les Juifs polonais.

Si l’on observe dans le procédé de citationLa Rose pourpre du Caire, un avertissement pour le cinéma polonais de perdre son identité en copiant les films américains, la critique implicite des censeurs et l’oppression artistique se manifestent à travers les références intertextuelles aux œuvres audiovisuelles et filmiques polonaises, mais aussi à d’autres arts. Elles soulignent le lien fort entretenu entre le cinéma, la télévision et d’autres formes d’expression artistique dans la Pologne populaire. La référence qui apparaît comme la plus évidente est celle qui est faite au Requiem de Mozart, dont les différentes partitions rythment le film et accentuent les tensions narratives. Tuba mirum (que l’on peut traduire par : Cela me semble étrange) est chantée trois fois par trois personnages différents : d’abord par un spectateur représentant le peuple lors de la projection d’Aurore après la déclaration du boycott par Tadeusz, ensuite par le directeur du cinéma Liberté, après avoir trouvé comme solution, pour que le public ne soit pas influencé par la révolte, d’acheter les billets de toutes les séances d’Aurore, en privant ainsi les Polonais d’aller voir le film. Enfin, c’est le tour de l’assistant du censeur qui représente le pouvoir. Recordare (Rappelle-toi) est chantée au milieu du film par des ivrognes dans un bar, après la scène où Małgorzata avoue au censeur qu’ils se connaissent depuis 20 ans et qu’elle est surprise de voir cet ancien critique littéraire dans le rôle d’un censeur. Sa réaction renvoie à la trajectoire des censeurs qui souvent commençaient eux-mêmes leurs carrières dans le milieu de la critique ou artistique. Małgorzata se souvient que grâce à lui, quand il était encore un critique littéraire respectable, elle a obtenu un prix lors du festival de théâtre à Toruń pour le rôle d’Ophélie dans Hamlet. Cette récompense a été cruciale pour l’évolution de sa carrière. C’est pourquoi elle lui est reconnaissante, mais lorsqu’il est devenu censeur, il s’est exposé au mépris de la part des artistes. La dernière partition du Requiem dans L’Évasion du cinéma Liberté est Rex tremendae. Elle est chantée par le chœur constitué des malades de la clinique d’Aurore, après le passage du censeur dans le film fictif et suite à la réprimande du Secrétaire du Parti « votre décision a un caractère politique ! ». Dans cette scène, le Requiem sonne comme l’espoir collectif de liberté en attendant la chute de l’URSS qui s’approche et comme l’espoir individuel du censeur d’être pardonné pour ses actions qui ont compromis la liberté d’expression artistique. Elle reflète l’atmosphère d’espoir de transformation politique de la société polonaise lié aux actions de Solidarność et de l’opposition démocratique de la seconde moitié des années 1980 (Paczkowski 376-95).

Enfin, on peut tenter un rapprochement entre cette référence à Wolfgang Amadeus Mozart dans le film de Marczewski avec le film Amadeus (1984) de Milos Forman et le spectacle, portant le même titre, mis en scène par Roman Polański au théâtre Na Woli[11] à Varsovie qui ont constitué des évènements culturels marquant les années 1980 en Pologne. Pour pouvoir créer librement, les deux artistes ont dû quitter leur pays, après les répressions qui ont suivi les évènements de 1968 en Tchécoslovaquie et en République populaire de Pologne. Comme Mozart, ils ont dû se battre pour affirmer leur parole artistique. Les deux œuvres sont des adaptations de la pièce de théâtre de Peter Shaffer, Amadeus. Quant à la pièce de théâtre mise en scène dans le contexte politique polonais, elle sonne comme un cri du génie de l’artiste complet qu’est Mozart (joué par Polański lui-même), face aux nuisances d’un compositeur de la cour, Antonio Salieri. De par sa position, ce dernier peut représenter le pouvoir. Poussé par la jalousie, il essaye d’étouffer le talent de Mozart. 

La figure de Mozart, représenterait alors les cinéastes dont l’expression artistique était mise à l’épreuve devant des commissions de validation des films, où siégeaient des réalisateurs au service du pouvoir et que l’on peut associer au personnage de Salieri. Notons que Polański a quitté la Pologne car il savait que son talent ne pouvait pas évoluer dans un pays où l’art doit être conforme à une ligne idéologique et où les critiques cinématographiques veillent à ce que ce « contrat » soit préservé. La création théâtrale de Polański a lieu en juin 1981, durant la période d’activité forte de l’opposition politique, pendant l’année exceptionnelle de Solidarność. En 1981, il a accepté de faire des allers-retours entre Paris et Varsovie, pour mettre en scène Amadeus, motivé par son thème « la lutte du talent contre la médiocrité » (Polanski 490) et par la participation à la démocratisation de son pays natal. La référence aux œuvres de Forman et de Polański dans L’Évasion du cinéma Liberté semble illustrer la résistance de l’artiste contre la répression et ses difficultés à créer sous contrainte. Elle rappelle aussi la position même de Marczewski qui n’a pas émigré comme ses deux collègues mais a décidé de ne plus réaliser de films dans un contexte de renforcement de la censure. 

Conclusion

Notre étude a permis d’identifier avant tout de nombreux phénomènes qui traversent ce métafilm en dévoilant l’état des lieux de la cinématographie polonaise qui doit s’adapter au passage politique du régime communiste à la démocratie. Ces phénomènes procurent des indices sur le recul progressif de l’institution de la censure en 1989 sur l’art en général et les films en particulier. Grâce aux différentes relations intertextuelles, aux métalepses et aux procédés réflexifs, conjuguées aux connaissances sur le milieu cinématographique en Pologne à la fin du communisme, l’œuvre met au service des spectateurs des éléments pour formuler une lecture critique envers des formes de censure, d’imitation et d’oppression. Ces procédés renforcent la portée politique qui s’exprime comme un manifeste pour la liberté créative du médium filmique. Ils dessinent les traits de son statut comme l’art qui évolue selon ses propres règles et qui échappe à toute forme de contrôle de la parole. Trois instances sont questionnées par ces procédés en rendant compte de la portée politique de L’Évasion du cinéma Liberté : censeurs, artistes, spectateurs. En enchâssant un film polonais sans intérêt nommé Aurore et en le confrontant au film américain La Rose Pourpre du Caire de Woody Allen, L’Évasion du cinéma Liberté incrimine la faible qualité artistique de certains films polonais réalisés après la proclamation de l’état de siège par Wojciech Jaruzelski. Cette critique s’appuie également sur la grève des comédiens qui refusent de jouer leurs rôles dans des films polonais qui ont délaissé leur identité liée à la critique sociétale et politique au nom du divertissement. Cette révolte éveille le spectateur d’Aurore en même temps qu’elle devient une source d’inquiétude de la censure. 

Enfin, nous avons également pu identifier la présence des stratégies métafictionnelles qui marquent le lien de cette fiction avec l’actualité politique de l’époque. Cette observation pourrait constituer une ouverture pour une étude visant exclusivement l’analyse des procédés métafictionnels et de leur fonction d’avertissement du pouvoir de l’opinion publique dans les sociétés démocratiques et de son impact non négligeable sur la vie des films. Cette nouvelle étude pourrait également révéler d’autres enjeux du film de Marczewski.

Katarzyna Lipińska

Bibliographie

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L’année du soleil calme. Zanussi, Krzysztof, 1984. 

Femme au chapeau. Różewicz, Stanisław, 1984.

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Chroniques d’événements amoureux. Wajda, Andrzej, 1985.

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Magnat. Bajon, Filip, 1986.

Le Maître et Marguerite, Wojtyszko, Maciej, 1988.

L’Évasion du cinéma Liberté. Marczewski, Wojciech, 1990.


[1] Le 9 novembre 2019 a eu lieu le 30èmeanniversaire de la chute du mur de Berlin

[2] Entre 1945 et 1989 les films polonais, pour être diffusés, devaient subir des contrôles multiples. Ce contrôle s’est concrétisé violemment à compter du 13 décembre 1981 – date à partir de laquelle certains films considérés comme « dangereux » par l’idéologie ont été interdits. Parmi ces films, on retrouve Les Frissons de Wojciech Marczewski.

[3] Tadeusz Szczepański développe une analyse complexe de l’état psychique et moral des fonctionnaires de la censure dans son article La chute du censeur dans le cinéma polonais (2012). 

[4] En République populaire de Pologne (Pologne populaire) les films étaient produits par des ensembles filmiques : des sociétés de production nationalisées dont la direction artistique était confiée aux réalisateurs. Zefir serait un ensemble filmique fictif.

[5] Les chercheurs sont communément d’accord avec cette interprétation : T. Lubelski, A. Szpulak, T. Szczepański, P. Coates.

[6] Compte rendu de la Commission d’évaluation du film Les Frissons de Wojciech Marczewski du 5 août 1981, Filmothèque de Varsovie, Fonds : A-344, Cote : 275.

[7] Bolesław Michałek (1925-1997) fut un scénariste polonais, critique de cinéma et responsable littéraire des ensembles filmiques : X d’Andrzej Wajda jusqu’en 1983 et TOR à partir de 1989.

[8] TOR : ensemble filmique qui a produit les films de Wojciech Marczewski à l’époque communiste. À ce propos, voir la thèse de doctorat de Katarzyna Lipińska.

[9] Rappelons que ce roman, censuré par le pouvoir russe, défendait à l’époque stalinienne la liberté d’expression.

[10] Il était assez fréquent que les cinéastes polonais, comme Różewicz ou Wajda, mettent en scène des œuvres théâtrales (voir Szczepańska 2011).

[11] Ce théâtre a été fondé en 1976 par Tadeusz Łomnicki qui a joué le rôle de Salieri dans Amadeus mis en scène par Polański.