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IKBAL ZALILA / Mises en scène du politique : A propos de “Monodrame de l’Indépendance” (texte et film)

IKBAL ZALILA / Mises en scène du politique : A propos de “Monodrame de l’Indépendance” (texte et film)

Pour visionner le film :

http://derives.tv/monodrame-de-lindependance/

En préambule

Sinuosités d’un itinéraire de Recherche

Il s’agira dans cette introduction de rendre compte de l’itinéraire d’une recherche doctorale en Études Cinématographiques qui a fini par épouser la forme d’une Recherche-Création dont le point de départ est un film Monodrame de l’Indépendance.

La recherche a pour sujet les mises en scène du politique dans les Actualités cinématographiques tunisiennes entre 1956 (année de l’indépendance de la Tunisie) et 1970 (année qui sonne le glas de l’élan de la construction nationale) ; ces mises en scène se déployant à un triple niveau :

  • Politique et symbolique : c’est le biais anthropologique de ce travail. Tout pouvoir mobilise pour les besoins de sa représentation des symboles, des rites, une iconographie, un certain rapport à la mémoire et à l’histoire dont il s’agira d’examiner les manifestations.
  • Cinématographique : à travers la médiation du langage cinématographique lequel, par une sorte de redoublement, met en scène les mises en scène du pouvoir.
  • Historique : il s’agit des mises en scène du chercheur qui opère en diachronie par rapport à ses images et de sa posture épistémologique et méthodologique.

Cette recherche se présentait à ses débuts comme une recherche classique de type déductif avec une partie « théorique » consacrée à une revue de la littérature et une partie « empirique » au cours de laquelle l’analyse d’un corpus d’images d’actualités était censée venir étayer des hypothèses de recherche.

Chemin faisant ce parcours a connu une inflexion majeure à la suite d’un premier « visionnage » d’un certain nombre de journaux d’Actualités tunisiennes, effectué alors que j’en étais à mes premiers balbutiements dans la partie dite théorique. Dans un premier temps, il m’a semblé évident que, compte tenu de la nature du sujet et de celle de l’objet (des images d’actualités), une posture inductive qui partirait du matériau filmé était plus appropriée. Cette posture nouvelle induisait fatalement un corps à corps avec les images entrecoupé de moments de retour à la théorie ; la littérature anthropologique dans ce qu’elle nous enseigne sur les mises en scène du pouvoir, l’Histoire dans sa manière de problématiser son rapport au cinéma, l’Histoire politique de la Tunisie moderne et contemporaine et la théorie du cinéma à travers le biais sémio-pragmatique qui permet de penser les Actualités dans un va-et-vient entre texte et contexte.

L’idée et la possibilité de faire un film est venue ultérieurement mais dans la logique du changement de posture de recherche que j’estimais indiscutable. Cela n’a été possible qu’à la faveur de négociations avec l’institution universitaire qui ne voyait pas d’un très bon œil des thèses pensées avec des films et d’arrangements avec le technicien que m’a affecté le Ministère de la Culture en Tunisie qui m’a suggéré de filmer les Actualités sur table de montage pour « gagner du temps » (j’étais arrivé avec une liste d’une centaine de numéros à consulter). Les implications de la réalisation d’un film qui servent de point de départ à une réflexion plus ample sans que cela ne s’inscrive clairement dans une démarche de Recherche-Création aura incontestablement influencé le contenu du film, qui devait passer comme la partie empirique d’une démarche classique dans le but de complaire aux exigences de l’université où j’étais inscrit. Pendant les deux années passées à travailler sur le film sans autre financement que le dévouement d’un ami monteur, un très subtil équilibre devait être trouvé entre le désir de faire le film rêvé et celui de faire un film de thèse acceptable par un jury. L’impératif de clarté, un didactisme certain et des incursions de voix-off et de cartons explicatifs du contexte étaient nécessaires compte tenu du type de contrat que j’avais signé.

Ce qui suit est une sorte d’incursion dans les coulisses de la fabrication du film au cours de laquelle je mets en partage les intentions qui ont présidé à la réalisation du film et mes partis-pris d’écriture par l’image, le son et le montage

Les intentions de mise en scène : une logique du partage

Cette démarche s’est faite dans un double souci :

  • Restituer dans la mesure du possible l’intégralité du sujet tel qu’il a été montré au spectateur de l’époque (images et sons) de manière à réintroduire dans la mise en scène le regard porté sur ces images à l’époque de leur diffusion. Si des ponctions sont opérées dans les sujets (comme ce sera le cas pour le premier et le troisième chapitre de la seconde partie du film), faire en sorte que ces prélèvements effectués sur une totalité soient explicites et perceptibles par le spectateur du film aujourd’hui.
  • Recourir d’une manière parcimonieuse au commentaire de manière à ce qu’il ne soit pas pléonastique par rapport au montage qui constitue une forme de commentaire en soi. L’enjeu est de ne pas substituer une structure de coercition (le discours du spécialiste) au totalitarisme de la voix-off du speaker des actualités.

Le film se présente comme une forme ouverte où le déploiement d’un point de vue est assumé et mis en avant en tant que tel. Le spectateur a de cette manière toute la latitude d’adhérer ou de ne pas adhérer à une « démonstration » dont il maîtrise les enjeux et qui peut être considérée comme une proposition de sens possible parmi des lectures possibles.

Écritures de Monodrame de l’Indépendance

Partie 1 – Mises en scène de l’Histoire

La première partie du film est consacrée aux mises en scène de l’Histoire à l’œuvre dans les Actualités. Elle prend pour point de départ un numéro spécial (voir supra) des actualités qui est dans un premier temps montré dans son intégralité.

Dans une deuxième phase, ces mêmes images vont défiler, l’intervention se fera sur le son, la voix de Bourguiba se substituant à celle du commentateur.

Enfin dans une troisième partie, des « pauses démonstratives » interviennent dans le déroulement de ce numéro d’actualités dans le but d’apporter la contradiction à ces images par d’autres images d’actualités. L’histoire représentée dans le 3bis/65, étant nécessairement partielle et partiale, nous avons choisi de ponctuer ce qui relève de notre intervention par des ouvertures et fermetures de rideau, figures qui « métaphorisent » la nature de notre démarche. Les images de ce numéro d’actualités changent nécessairement de nature avec l’intervention du montage, elles constituent pour nous une matière qu’il s’agit de réorganiser autrement, c’est ce qui justifie le passage au sépia et le maintien du noir et blanc dans les parties montées par nos propres soins.

  • Présentation matérielle du numéro d’actualités

Le 3bis 1965 : Il s’agit d’un numéro spécial de 250 mètres soit environ 8 minutes et 20 secondes qui commémore le quinzième anniversaire de l’arrestation de Bourguiba le 18 Janvier 1952. Cette date a été érigée au rang de Fête Nationale fériée par le décret 61-144 du 30 mars 1961 fixant les jours fériés pour les fonctionnaires et les agents de l’Etat, des collectivités publiques et locales et des établissements publics.

Le « 3 bis » est un film de montage d’actualités qui se propose de retracer l’Histoire de la Tunisie depuis ce moment « fondateur » qu’a été l’arrestation de Bourguiba jusqu’en 1965 date de sa sortie dans les salles.

Ce spécial utilise un matériau hétéroclite qui comprend :

  • Des extraits d’actualités françaises pour la période antérieure à 1956.
  • Des extraits d’actualités tunisiennes.
  • Des photographies (essentiellement pour Bourguiba).
  • Des séquences de reconstitution notamment celles relatives à la répression française qui s’abat sur la Tunisie après l’arrestation de Bourguiba et à la révolte populaire qui s’en suit.

Génériquement s’opère à travers ce type de film une mutation de la fonction première des actualités à savoir la sélection dans les faits de la semaine de ce qui est jugé digne (par ses commanditaires) de relever de l’événement. L’actualité faisant place à l’Histoire, ne reste d’actualité que la date commémorative de l’événement.

Les images qui constituent le film de montage qui ont été des actualités acquièrent le statut d’archives et de rushes pour le monteur du film.

Souvent, les mêmes plans, voire les mêmes blocs, sont réutilisés d’une manière cyclique pour confectionner, à quelques variantes près, le même film de montage.

Seule la teneur du commentaire change. C’est par ce biais que l’actualité du moment fait irruption, la commémoration se faisant toujours l’écho des préoccupations du présent.

Décontextualisées, réorganisées dans une logique différente par le montage, ces images qui constituaient autrefois la substance de l’actualité de la semaine sont détournées de leur fonction première pour servir de faire-valoir à un texte dit par un speaker qui leur donne cohérence. Ce changement de statut induit leur changement de nature. Elles constituent les seules traces d’un passé – parfois – proche, un réservoir d’images dans lequel le film de montage va puiser pour se constituer en tant que tel. Elles se font mémoire.

Reprises dans le cadre du film de montage, ces images à force de répétition fixent d’une manière quasi définitive la mémoire d’un événement, faute d’images alternatives.

Le présent du film surgit dans ces variations dans la représentation d’un événement, ou d’un personnage que l’on peut constater d’année en année dans les « spéciaux ». Ceci est d’autant plus perceptible dans les « spéciaux » des premières années de l’Indépendance durant lesquelles le régime une fois tombée l’euphorie des premiers jours, se devait de gérer une situation pratiquement inextricable : présence de bases militaires françaises sur le sol tunisien et de combattants du FLN, avec pour conséquence une situation tendue aussi bien avec la France qu’avec la résistance algérienne, une sédition qui prenait l’allure d’une guerre civile, l’absence d’institutions, une monarchie purement formelle qu’il a fallu néanmoins ménager dans un premier temps, l’extrême dénuement du pays et la nécessité d’y faire face ne serait-ce qu’en apparence…

La représentation des relations avec la France est significative de cette instabilité à laquelle était confronté le régime tunisien lors des premières années de l’Indépendance. Oscillant entre la fermeté, l’agressivité et l’apaisement au gré de la conjoncture politique. L’évolution du commentaire parfois sur les mêmes blocs d’images dans les spéciaux commémoratifs se faisant l’écho de l’état des relations entre les deux pays. Ce n’est que vers 1965, et à la suite de la liquidation de l’essentiel des problèmes liés au contentieux colonial que les relations avec la France se sont « détendues ».

  • Variations sonores

Nous avons choisi dans un premier temps de réfléchir sur la perception de ces images d’archives en agissant sur la composante sonore, en substituant la voix de Bourguiba à celle du commentateur, sur la première partie du film. Commentaire sur le commentaire ! Cette voix qui remet en scène l’histoire racontée par le commentaire, théâtrale, tragique, dramatique, insuffle à des images sans relief un semblant de vie. Elle constitue par ailleurs une mise en abyme de la pseudo-objectivité du commentaire, installant ces images dans le territoire du récit. Bourguiba nous raconte là où le commentaire se limite à lire. Bourguiba fait de l’histoire une épopée et mobilise à cet effet son grand talent de conteur et d’acteur. Sa voix captive, séduit, émeut.

Jusqu’en 1955, date de signature des accords d’autonomie interne, cette voix se confond avec celle de la Tunisie. Elle est aussi l’expression de l’unité du mouvement national dans sa lutte pour l’Indépendance. Le discours de Pierre Mendès France sème le vent de la discorde au sein du parti de l’Indépendance. Rejetée par Ben Youssef (personnalité de premier plan du Néo-Destour), l’autonomie interne donnera lieu à une guerre fratricide au sein du parti de l’Indépendance, qui prendra l’allure d’une guerre civile.

Au-delà du fait que la perception change, ces mises en scène sonores recoupent la trajectoire de l’Histoire et proposent une contre-Histoire en faisant éclater le point de vue univoque des actualités.

  • Histoire / Contre-Histoire

Le montage auquel nous avons procédé se propose d’établir un dialogue contradictoire avec le 3bis 1965. Ce dialogue s’articule autour de quatre axes majeurs au cours desquels le cours de l’histoire racontée par les actualités est suspendu pour permettre le déploiement d’un point de vue contradictoire sur un événement, une période.

La fin de l’intervention signifiée par la fermeture du rideau annonce la reprise du déroulement des évènements tels qu’ils sont relatés par le 3bis 1965

Ces interventions fonctionnent comme les excroissances d’un récit dont elles viendraient combler les manques, les oublis, les approximations.

Ces pauses « démonstratives » correspondent à des moments au cours desquels la relation des évènements par les actualités « triche » avec l’histoire en mobilisant les ressources du commentaire et du montage : l’autonomie interne, l’avènement cinématographique de la République, la mémoire de Bizerte, et les chimères de la collectivisation.

Ces interventions se fixent plusieurs objectifs :

  • Travailler le refoulé et l’impensé de ce numéro spécial.
  • Remettre en question la fausse évidence de l’enchaînement causal des événements tels qu’ils sont représentés dans ce numéro.
  • Restituer leur complexité à des événements ou des périodes présentés d’une manière schématique dans ce film.
  • Détourner les pesanteurs formelles des actualités au profit de la mise en lumière d’un aspect de la propagande.

C’est en prenant pour point de départ ces procédés essentiellement cinématographiques, et en essayant d’y répondre en mettant à profit les possibilités offertes par le montage que nous avons tenté de proposer une lecture alternative des mises en scène officielles de l’Histoire.

La contradiction est amenée par le recours à des images d’actualités tunisiennes remontées dans une logique autre. Le commentaire et les photographies ainsi que quelques extraits des actualités françaises sont utilisés d’une manière sélective lorsqu’ils sont indispensables à la mise en perspective d’un événement ou d’un élément d’analyse. 

Partie 2 – Les représentations du corps

La seconde partie du film s’intéresse aux contenus explicites des actualités. La grande Histoire et les occultations dont il a été question dans la première partie sont restituées à travers la reconstitution de la trajectoire de sa représentation dans les actualités. Ce travail se fera en épousant l’itinéraire du regard auquel le spectacle du pouvoir incarné en la personne de Bourguiba était offert. Les représentations à l’œuvre dans les actualités ont contribué à la dématérialisation de Bourguiba. Cette dématérialisation du corps opère à un double niveau. Un premier niveau où l’image idéalisée du corps dans les actualités vaut pour le corps, un second niveau où le portrait de Bourguiba omniprésent, image de l’image du corps se substitue au corps. Cette analyse se déploiera en quatre moments, un premier moment où il s’agira de mettre en lumière les figures du corps proposées par les actualités, un second où il s’agira d’explorer les modalités de coexistence au sein d’un même plan du corps et de son double, le portrait. La troisième phase est celle relative à la déchéance du corps, le dernier moment est celui où s’opère une substitution entre le corps et son simulacre, le Portrait.

  • Idéalisation

La première partie relève d’un travail de montage de sons et de plans prélevés dans différents sujets d’actualités. Ce choix de travailler ponctuellement sur le fragment nous a été dicté par l’occurrence d’un certain nombre de figures dans la représentation du corps Bourguibien et par leur permanence dans la durée. Cette permanence se traduisant par l’instauration d’une certaine manière de voir le pouvoir et son incarnation par le président Bourguiba.

Notre propos dans cette deuxième partie du film était de scruter les mises en scène du corps du pouvoir incarné par Bourguiba à travers un certain nombre de figures récurrentes dans le corpus étudié pour la période allant de 1956 à 1970. Un premier visionnage des 15 heures de rushes à notre disposition nous a permis de constater le caractère stéréotypé de la mise en image qui a très peu évolué entre 1956 et 1970. L’univers des actualités étant quasiment réductible aux activités du président Bourguiba, c’est la saisie cinématographique du corps bourguibien qui constitue le principal souci des opérateurs des actualités.

Loin d’être « indifférente », la caméra se charge de proposer une représentation « idéalisée » du corps de Bourguiba articulée autour de quatre types de figures récurrentes. La cinquième figure correspond aux portraits de Bourguiba omniprésents dans tous les sujets qui jouent un rôle crucial dans le travail de « déréalisation » opéré par les actualistes. Ces blocs de cinq plans ont été organisés selon une logique chronologique. Ces figures mises en série mettent en lumière les transformations des mises en scène du corps du pouvoir consécutives à sa médiatisation par le cinéma.

Elles soulignent par ailleurs la mutation du regard sur le pouvoir que rend possible la caméra. Le corps « exposé » et « célébré » correspond à des plans larges qui restituent le point de vue d’un témoin de ces entrées dans les villes ou d’un participant aux meetings politiques animés par Bourguiba. Le corps « magnifié » et le corps « désincarné » correspondent à des figures de la représentation que seule rend perceptible la caméra. Ils traduisent à leur manière cette mutation du type de regard sur le pouvoir consécutive à la médiatisation de ses mises en scène. Ils instaurent ce que Jean-Jacques Courtine qualifie de « proximité lointaine »1 entre le regard du spectateur et le corps du pouvoir.

Les pesanteurs formelles inhérentes aux actualités, ne sont pas exclusives d’une évolution dans la représentation, subtile mais néanmoins perceptible et signifiante sur la durée. Ces cinq figures associées doivent être appréhendées en blocs. L’écran splitté qui introduit cette première partie donne des consignes de lecture de ces blocs mis en séries.

A chaque type de figure a été associé un son prélevé dans les rushes.

Pour les entrées dans les villes, « le corps exposé », le son correspondant au plan a été gardé : celui du speaker des actualités décrivant la liesse populaire qui a accueilli le président Bourguiba. Redondant par rapport aux images dans les premières séries, où la liesse populaire décrite par le commentaire est perceptible, ce son de par l’inflexion progressive de la voix du commentateur (le ton est moins emphatique que durant les premières années de l’Indépendance) et le démenti que lui apportent les images se transforme en une sorte de contrepoint sonore par rapport aux plans qu’il est censé illustrer.

Si le speaker continue de parler de l’enthousiasme des foules massées pour accueillir Bourguiba, les images nous montrent une petite poignée d’élèves et de militants s’acquittant docilement d’une mission qu’on leur a confiée. Les rues des villes paraissent désespérément vides et le cortège présidentiel pressé d’atteindre sa destination. Ce qui relevait d’un moment de fusion spontanée entre le Combattant Suprême et son peuple, évolue progressivement vers une sorte d’exercice obligé.

Les meetings sont aussi le lieu de célébration du corps du pouvoir, un corps offert au regard et au désir, ce corps que l’on célèbre par des applaudissements chaleureux signes d’acquiescement et de ralliement.

Ces sons utilisés à l’origine comme sons complémentaires dans un certain nombre de sujets visionnés (le son direct étant peu utilisé surtout durant les premières années des actualités : voir supra), ont été détournés pour assurer une fonction de commentaire sur des images où la fusion entre Bourguiba et le peuple des premières années de l’Indépendance se transmute visuellement en coupure, puis en rupture jusqu’à la disparition du peuple dont seuls les applaudissements sur écran noir attestent l’existence. Imperturbables, les applaudissements perdurent soulignant « l’attachement indéfectible » du peuple à son chef.

Les silences, étrangers aux actualités où le commentaire est omniprésent afin d’en verrouiller le sens, ont été associés aux plans figurant le Bourguiba désincarné. Coupé graduellement de tout, Bourguiba est désormais dans un au-delà de l’Histoire.

S’agissant, dans cette partie, de rendre compte d’un processus, nous avons choisi de recourir à deux types de sons censés ancrer cette séquence dans un contexte historique.

Pour « le corps magnifié », le choix s’est porté sur des bouts de commentaires qui nous restituent en quelques mots la trajectoire de l’Histoire de la Tunisie entre 1956 et 1970 ; de l’obsession de l’unité nationale au début de l’Indépendance en écho à la sédition Youssefiste à l’avènement de la République, du bruit des bottes à Bizerte aux contrecoups de la guerre. Ces sons fonctionnent comme des bruissements d’une Histoire se faisant, et font écho à la première partie du film.

C’est la voix de Bourguiba qui vient se greffer sur les plans du « corps simulé », associée aux portraits de plus en plus agressifs, cette voix consacre l’idée d’ubiquité du personnage.

Nous avons opté dans cette série pour des extraits de discours de Bourguiba en son direct prélevés dans les actualités. Les thèmes développés correspondent à des moments clés et constituent, mis bout à bout, les valeurs fondamentales du « Bourguibisme » en tant que doctrine politique. Nous avons choisi de faire en sorte que cette voix décrive une courbe où elle décline vers la fin de la série, ce déclin se faisant en concomitance avec la démesure de la taille des portraits, mais aussi afin de rendre compte de la maladie de Bourguiba et donc de son retrait relatif de la vie politique dans la période allant de 1967 à 1970.

L’intuition à l’origine de cette mise en série, c’est la coïncidence entre la trajectoire de l’Histoire de la Tunisie entre 1956 et 1970 et la logique de la représentation – du corps de celui censé en être l’incarnation – à l’œuvre dans les actualités.

Ces fragments, dans leur redondance mais aussi dans leurs infimes dissemblances, retracent le processus d’édification d’un symbole par les moyens du cinéma et constituent la traduction visuelle et sonore du glissement progressif du régime vers un culte absolu de la personne de Bourguiba.

C’est en effet par le biais de la radicalisation des points de vue en contre-plongée, de l’envahissement du champ par des portraits de plus en plus agressifs et imposants, à travers cette coupure graduelle entre Bourguiba et le peuple jusqu’à son effacement, mais aussi dans le hiatus qui s’installe petit à petit entre la liesse populaire décrite par le commentaire et ce que montrent les images, et finalement dans ces plans où plus rien ne s’interpose entre Bourguiba et les cieux, que se déploie ce processus à la fin duquel seul le Bourguiba « désincarné », faisant face à son portrait plein cadre, subsiste dans le champ.

  • Dédoublement

Le second chapitre du film est consacré au dédoublement du corps de Bourguiba opéré par les portraits qui font leur apparition dans le champ pour coexister dans un même plan avec le Bourguiba « charnel ».

Des cinq figures repérées dans la première partie, ne demeure que le « Bourguiba désincarné » faisant face au simulacre de son corps : son portrait.

C’est précisément sur les différentes modalités de leur coexistence dans un même plan que porte l’analyse par le montage dans cette partie qui isole cet effet de dédoublement pour en suivre l’évolution. Les portraits d’abord discrets en arrière-plan, ornent pratiquement tous les intérieurs visités par Bourguiba : ils sont même là avant le Bourguiba charnel. Progressivement, ces portraits prennent de l’importance, jusqu’à la démesure. Sur certains plans, le tribun Bourguiba est dérisoire dans ses gesticulations face au caractère imposant de ses portraits en arrière-plan dont l’ampleur en fait le seul élément saillant de l’image.

Le dédoublement opère d’une manière différente en extérieur, où la jonction entre Bourguiba et son portrait se fait par le biais de panoramiques qui vont du corps à son image ou de celle-ci à celui-là. Il est difficile de penser que ces mises en scène étaient organisées pour les caméras, les portraits de Bourguiba omniprésents et de plus en plus envahissants étaient là et ne pouvaient qu’être saisis par les objectifs des opérateurs des actualités, surtout en intérieur lors de meetings. Ces panoramiques mettent en lumière une sorte de surenchère dans la mythification de Bourguiba et instaurent avec le temps une figure imposée, reprise d’un opérateur à un autre. Cette figure évoluant vers une sorte de stéréotype dans la mise en image caractéristique du genre.

Le corps et son double se confondent, ou pour être plus précis, l’image du corps et l’image de l’image du corps se confondent. Le portrait valant pour l’homme. Ce n’est qu’à cette condition que la substitution pourra avoir lieu.

  • Désacralisation (?)

Le 12 Mars 1967 Bourguiba est atteint d’une thrombose coronarienne qui fera craindre le pire pour sa santé et pour le devenir de la Tunisie.

La propagande officielle dans le but de rassurer l’opinion publique choisira de montrer Bourguiba convalescent, dans son lit entouré de son épouse et des membres du Conseil de la République venus lui présenter leurs vœux de prompt rétablissement.

Nous avons opté dans cette partie pour la diffusion de l’intégralité des deux sujets consacrés au rétablissement progressif de Bourguiba, respectivement extraits des numéros 14 et 15 de l’année 1967.

Le spectacle quelque peu pathétique du Président de la République en pyjama, les cheveux hirsutes, arborant devant les caméras son plus beau sourire, est symptomatique du régime de visibilité maximale de sa personne, voulu par Bourguiba.

Le second aspect que nous avons voulu souligner dans cette partie consacrée au corps malade est relatif aux effets contre-productifs en termes de propagande des pesanteurs formelles inhérentes aux actualités. La période allant de mars 1967 au premier Juin 1970, s’est caractérisée par un relatif retrait du président de la République de la vie politique en raison de problèmes de santé récurrents, ses apparitions dans les actualités se sont raréfiées, la détérioration de son état de santé étant visible. La « chute » du corps était d’autant plus perceptible qu’aucune solution en termes de mise en image n’a été envisagée pour atténuer à l’écran les ravages de la maladie. On a continué à filmer Bourguiba selon le même point de vue en contre-plongée légère et en plan serré.

Ces pesanteurs formelles qui l’ont édifié en symbole, se retournent progressivement contre lui dans ces fragments où les signes de sa maladie sont perceptibles et accentués par la lumière, l’angle de prise de vue et la valeur du plan. Au point que certains plans pourraient passer pour une véritable entreprise de liquidation symbolique s’ils n’étaient pas inscrits dans une trajectoire de la représentation.

  • Ubiquité

Absent des actualités pour raisons de santé, Bourguiba est réintroduit dans le champ à travers ses portraits, ceux-ci valant pour l’homme, ils contribueront à la démultiplication du personnage par la dissémination de son image. Faisant de son absence une présence pesante à la mesure de ces portraits qui écrasent par leur taille les tribuns et rendent leurs gesticulations illusoires. Nous avons choisi d’accompagner ces plans par la voix de Bourguiba jouant – au sens théâtral du terme – Victor Hugo (un passage d’Ultima Verba).

Et l’absence se fait sur-présence, au-delà de son corps, c’est à travers sa voix que Bourguiba fascine, séduit, convainc mais aussi mate les foules.

  • Mystification

Les élections de Novembre 1969 constituent incontestablement un tournant politique dans l’Histoire de la Tunisie indépendante. Il ne serait pas abusif de dire qu’elles sonnent le glas de l’élan de construction nationale. Elles se déroulent dans un contexte particulier : le régime « bourguibien » a dû faire face à une crise de légitimité sans précédent provoquée par l’impopularité de sa politique de collectivisation. En Août 1969, l’orientation socialiste de l’économie tunisienne soutenue quelques mois plus tôt par Bourguiba est remise en question et son principal inspirateur détenteur de cinq portefeuilles ministériels, Ahmed Ben Salah, est écarté de l’équipe dirigeante avant d’être jugé au début de 1970. L’état de santé de Bourguiba alimente par ailleurs une lutte de succession dans les plus hautes sphères du pouvoir.

Bourguiba, atteint d’une dépression nerveuse ne prend pas part à la campagne électorale, dont le numéro 45/69 des actualités rend compte.

Ce numéro interpelle parce qu’il constitue le couronnement de toute une politique de représentation du corps Bourguibien entreprise par les actualités. Ce qui se trouvait en filigrane (développé dans les parties précédentes) est exposé ici d’une manière on ne peut plus explicite. Cinématographiquement, rien ou presque n’a changé, un commentaire lénifiant qui a un peu perdu de son emphase y va de son couplet sur le dialogue nécessaire entre le sommet et la base, la démocratie interne au Parti… Champ/contre-champ entre des ministres faisant campagne et des militants anonymes dont l’intérêt pour les discours est loin d’être acquis.

Lors de la campagne électorale dont il est question dans le premier sujet de ce numéro, Bourguiba est absent mais ses portraits constituent des palliatifs à son absence. Les plans de meetings se succèdent sans que l’on sache vraiment qui parle. Le commentaire égrène le sempiternel discours sur les acquis du régime et sur le sens des élections. Seul le premier ministre, Béhi Ladgham, a droit de cité. Les tribuns paraissent comme écrasés par de grands portraits de Bourguiba situés derrière eux. 

Ces portraits de par leur taille « irréalisent » l’absence de Bourguiba en en faisant une sur-présence et frappent de nullité les prestations des membres du gouvernement dans les différents meetings couverts par les actualités.

Cette interchangeabilité entre Bourguiba et son image préparée, martelée par les actualités, « naturalisera » la substitution en cours du symbole à l’homme, le Bourguiba mortel faisant place au Bourguiba éternel.

Bourguiba fait son apparition le jour des élections, le 2 Novembre 1969. Le sujet commence sur un gros plan sur une affichette électorale le figurant souriant, de blanc vêtu, sa voix déliée des images parle du caractère sacré du vote. Suivent des plans de son arrivée à la municipalité de Carthage. On passe par un cut, à une photographie de Bourguiba s’acquittant de son devoir électoral dans la même municipalité en 1964.

Retour au présent avec ces plans pathétiques de Bourguiba déposant les mains tremblantes son bulletin dans l’urne, puis s’adonnant au bain de foule. Ces images de la déchéance physique du « Combattant Suprême » sont tout de suite effacées par ce plan en extérieur sur un portrait de taille imposante de Bourguiba qui vient clôturer le sujet.

L’ensemble de la séquence est construit autour d’une idée de montage relativement simple : l’alternance de plans sur des portraits de Bourguiba et de plans où il est montré en train de voter. Ces portraits prennent en charge les plans d’un Bourguiba malade pour en atténuer, voire en annuler l’impact.

Tout est dit dans cette succession : le portrait valant pour l’homme, il sera convoqué ici au service d’une opération de substitution rendue possible par le montage qui fixera définitivement Bourguiba dans le statut de symbole. Un symbole éternel au-delà des vicissitudes de l’Histoire.

Cette mystification n’a été possible qu’à la faveur d’un double travail de déréalisation : un premier moment où c’est l’image du corps qui vaut pour le corps et un second moment où c’est l’image de l’image du corps qui se substitue au corps.

Synthèse

L’image cinématographique des Actualités filmées a procédé dans un premier temps à une sorte de « re-théâtralisation » du corps Bourguibien. Surexposé par la caméra, usé par le temps et la maladie, il n’en demeurera que le simulacre. Les mises en scène du pouvoir Bourguibien se sont trouvées tributaires des pesanteurs formelles des Actualités avec pour principale conséquence, une mutation du type de regard porté par les spectateurs-gouvernés sur le pouvoir. Ces évolutions sont significatives de la dépendance dans laquelle se trouvait le pouvoir tunisien par rapport à ces « monodrames » bourguibiens, uniques modalités des mises en scène du pouvoir en Tunisie. Tant que le corps bourguibien, seul vecteur et opérateur du spectacle du politique, a été dans la possibilité d’incarner son régime, le travail des Actualités s’est limité à en disséminer l’image et ses ersatz en les démultipliant. La chute du corps perceptible, à partir de 1967, s’est traduite par l’obligation dans laquelle se sont trouvées les Actualités d’inventer leurs propres mises en scène. Celles-ci constituent désormais les seules modalités de la représentation du pouvoir. C’est en ce moment historique, localisable entre 1967 et 1970 que les journaux des Actualités se sont avérées contre-productifs pour le régime, en raison de leur impossibilité de se penser autrement qu’en tant qu’écho du spectacle vivant du pouvoir.

La trajectoire de la représentation coïncide par ailleurs avec l’évolution historique de la période objet de la présente étude. Entre 1956 et 1970, l’Etat de l’Indépendance va mettre en œuvre des réformes en profondeur en vue d’asseoir la Tunisie nouvelle voulue par Bourguiba. Ce changement imposé par le haut et à la faveur d’une mainmise totale du pouvoir sur l’ensemble des rouages de la société a commencé à montrer ses limites lors de l’accélération de la politique de collectivisation de l’économie tunisienne en 1967, 68 et 69, promue par Ahmed Ben Salah et cautionnée par Bourguiba. L’ampleur du mécontentement des paysans qui ont vu leurs terres mises en coopérative aura été à l’origine de l’arrêt de cette expérience socialiste en Novembre 1969. Cette décision sonne le glas de l’élan de construction nationale et inaugure une ère de gestion « technocratique » de la Tunisie, incarnée par le nouveau premier Ministre Hédi Nouira qui prendra ses fonctions en Juin 1970. La maladie de Bourguiba en 1967 intervient à un moment où son régime est confronté à une sérieuse crise de légitimité qui ira s’approfondissant entre 1967 et fin 1969.

Ikbal Zalila

1 COURTINE (Jean-Jacques), « Les glissements du spectacle politique », Esprit, septembre 1990, p. 152-164.