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GABRIELA TRUJILLO ET OLIVIER HADOUCHI / Conversation avec Fernando Solanas

GABRIELA TRUJILLO ET OLIVIER HADOUCHI / Conversation avec Fernando Solanas

Au cours de cet entretien, réalisé à Paris en février 2012, nous avons souhaité revenir longuement sur l’un des premiers longs-métrages de Fernando Solanas conçu en collaboration avec Octavio Getino et le Grupo Cine Liberación de 1966 à 1968, pour mieux revenir sur une période à la fois très tumultueuse et pleine d’espoir, avant le long hiver de la répression de 1976 à 1983, quand l’Argentine a dû faire face à l’une des plus féroces dictatures du Cône Sud. Dans cet entretien, Solanas nous livre aussi quelques éléments de sa vision du cinéma et de l’histoire tourmentée de l’Argentine.

Gabriela Trujillo : Votre film L’heure des brasiers(La hora de los hornos, 1968) a été montré dans plusieurs lieux importants à Paris, ces derniers temps1. Comment présenteriez-vous le film au jeune public français ?

Fernando Solanas : J’ai fait ce film il y a quarante-cinq ans, car je l’ai commencé en 1965-1966 et nous sommes en 2012. Beaucoup de thèmes ont changé. À l’époque de ce film, beaucoup de pays d’Amérique latine vivaient sous des dictatures militaires, ce n’est qui n’est plus cas. Aujourd’hui, la plupart des pays d’Amérique du sud sont démocratiques, avec beaucoup de gouvernements progressistes. Beaucoup de changements se sont déroulés. Mais quand on regarde la réalité sociale, la question de la dette est toujours d’actualité.

Le film est divisé en trois parties. La première partie est un diagnostic sur les effets du néo-colonialisme en Argentine, sur la violence quotidienne, la situation d’oppression et de dépendance, sur la situation du peuple. Le portrait de l’oligarchie, des classes dominantes avait une réelle validité. Aujourd’hui, c’est sans doute pire. La dette de l’Argentine a considérablement augmenté. Le principe de la dette c’est justement que tu n’arrives pas à la payer, tellement les intérêts sont élevés et difficiles à rembourser. De nos jours, le néocolonialisme est bien plus sophistiqué, même si, dans le fond, c’est le même. Le niveau d’exploitation actuel est toujours très important. Mais on ne peut pas généraliser, parler de toute l’Amérique latine, de l’Amérique du Sud en général, car chaque pays a ses contradictions et ses particularités. Le Brésil a fait une énormément avancée contre la misère, pour incorporer des Brésiliens qui vivaient sous le seuil de pauvreté. En Argentine, en 2002, le taux de chômage était d’environ 25-27% en 2002, aujourd’hui, de 8 ou 9 %, le taux de croissance est important, mais il reste entre 5 et 6 millions d’indigents.

L’heure des brasiers permet d’informer le spectateur sur les conditions sociales, politiques et historiques de l’Argentine à la fin des années 1960. La deuxième partie du film proposait pour la première fois une chronique historique critique, avec un point de vue totalement opposé au point de vue néocolonial. Elle montrait ce qu’avait été le mouvement national péroniste pour l’Argentine. Quel scandale (pour l’oligarchie et le néocolonialisme) ! Perón avait des rapports avec Salvador Allende, avec Che Guevara, avec Fidel, et tout ça avait été caché. Bien sûr, je ne dis pas que Perón était le Che, Allende ou Fidel. Non. Mais il était un dirigeant qui avait été le premier à parler de « Tiers-monde » en 1946 ou 1947. C’est le premier dirigeant à avoir parlé d’une « troisième position » qui consistait à prendre ses distances du capitalisme impérialiste libéral et du capitalisme d’Etat de l’Union Soviétique. Il n’était ni d’accord avec Truman, ni avec Staline. À une époque où les partis communistes d’Europe étaient au garde à vous et suivaient la ligne du parti communiste d’Union Soviétique. C’était scandaleux, car Staline avait gouverné d’une manière particulièrement horrible.

La deuxième partie de L’heure des brasiers avait la vocation d’être une reconstitution historique, un film-débat. La première partie est un film d’agitation, de dénonciation, qui cherchait à secouer l’indifférence du spectateur. La deuxième partie est différente : on passe du film d’agitation au film de réflexion ; le langage est celui du cinéma direct. C’est une chronique avec des images d’archives et surtout des interviews de militants et de dirigeants ouvriers et étudiants. On peut dire que c’est du cinéma-débat, un film conçu pour le débat. Et un film, du cinéma-acte. Toutes les 45-50 minutes, un carton provoquait un arrêt du film pour inviter le spectateur à la discussion. Entre autres choses, parce que la projection en 16 mm obligeait le projectionniste à changer de bobine toutes les 45 minutes. Le film était rarement projeté en intégralité, avec ses trois parties, car la durée était très longue. Une heure, une heure et demie de projection, suivie… par une heure de discussion. En général, c’était le temps de la projection. Les cinéphiles purs et durs pouvaient sans doute rester le temps de la projection complète, mais il est impossible de retenir toutes les informations données au cours des trois parties, avec une durée totale de 4 h 20.

Olivier Hadouchi : En 1966, la conférence Tricontinentale se tient à la Havane, et c’est aussi l’année où le général Onganía arrive au pouvoir en Argentine. Quand avez-vous commencé à tourner L’heure des brasiers, durant l’année 1965 ou en 1966 ?

Fernando Solanas : En 1965, j’ai tourné quelques interviews, mais le tournage commence vraiment en 1966. J’avais une maison de production spécialisée dans la publicité mais L’heure des brasiers a été complètement conçu en dehors du système cinématographique, sans enregistrement à l’Institut National du cinéma, car nous étions sous la dictature du général Onganía. Je m’occupais de la réalisation du film et de la production, Octavio Getino était chargé de la recherche et de la documentation, on écrivait le scénario ensemble mais Getino s’occupait aussi de beaucoup d’autres choses, participait aussi la production, à la prise de son. Toute la partie visuelle et le montage du film, c’était moi. D’ailleurs, c’est indiqué au générique, quand on regarde les crédits. Le tournage a duré trois ans. Pas trois ans de tournage sans interruption, non, mais trois ans avec des moments où l’on tournait pendant quelques jours, puis on s’arrêtait et on reprenait. Je devais travailler, trouver de l’argent pour continuer à financer le film. Finalement, le plus difficile a été les finitions, la post-production. En avril ou mai 1968, je suis arrivé à Rome, car j’étais en contact avec des réalisateurs italiens, Valentino Orsini, les frères Taviani. J’avais connu Valentino Orsini en Argentine, il était venu y tourner un film. Un type formidable, il est mort le pauvre. Un grand animateur, très passionné, qui nous a donné beaucoup d’énergie. À Rome, Orsini avait une maison de production qui était celle de la gauche, liée au Parti Communiste italien. Un producteur de cette maison avait produit des films de Lizzani, Pasolini, Ferreri, et les frères Taviani, et il a mis sa maison de production à ma disposition en me disant : « – Viens Pino, ici, tu peux profiter de la salle de mixage ». Le tirage de la première pellicule a été fait grâce à eux dans les locaux de l’Institut Luce de Rome – Cinecittà. Bien sûr, j’avais promis de rembourser après, mais c’était un grand point d’interrogation… Je possédais un peu d’argent, par exemple, pour tirer la copie, mais pas assez pour prendre en charge toutes les finitions du film, le mixage, etc. Ils ont été très gentils avec nous. Le film a eu un très fort impact auprès de ces cinéastes avant même la première mondiale au Festival de Pesaro. La première a donc eu lieu le 2 juin 1968, juste quelques jours après les événements de mai 1968 en France. L’heure des brasiers a remporté un succès extraordinaire là-bas, parce qu’il abordait de très nombreux aspects (esthétique, idéologique, etc.). Un film réalisé en dehors du système, mais avec une image soignée et très travaillée. Dans cette maison de production, à cette époque, les frères Taviani, Pasolini, Ferreri, Bellochio, Bertolucci, venaient terminer leurs films (s’occuper du mixage). Je suis resté trois mois pour finir le mien. Glauber Rocha passait aussi souvent en Italie, c’était une époque formidable. Le film a été présenté au Festival de Pesaro et il a beaucoup fait parler de lui. Ensuite, il a circulé partout dans le monde.

O.H. : Vous revisitez l’histoire de l’Amérique latine et de l’Argentine, avec L’heure des brasiers ? Le film contient aussi des références à Frantz Fanon, des extraits de films de Joris Ivens, Fernando Birri…

F.S. : J’ai vu la première copie de L’heure des brasiers en compagnie de Fernando Birri à Rome. Il ne savait même pas qu’il y avait une citation de Tire Dié dans le film. Tire Dié de Birri était le premier grand documentaire social argentin qui m’avait marqué, moi et toute une génération. L’heure des brasiers a la structure d’un livre, d’un essai, il est divisé en parties et en chapitres, avec des citations d’auteurs incorporés par des intertitres qui s’affichaient sur l’écran et des citations de films. De Joris Ivens, par exemple. Pourquoi Joris Ivens ? En hommage à un cinéaste révolutionnaire très important.

O.H. : Vous avez eu recours à des images tirées du Ciel et la terre de Joris Ivens. D’ailleurs, vous raccordez les bombardements de l’impérialisme nord-américain sur le Vietnam avec le bombardement des militants péronistes par l’armée putschiste en 1955.

F.S. : Oui. Et, dans L’heure des brasiers, on trouve aussi une citation de Majorité absolue (Maioria absoluta) du Brésilien Leon Hirszman, et un extrait d’un documentaire de Humberto Ríos.

O.H. : Faena ?

F.S. : Faena d’Humberto Ríos, oui. À propos de Fernando Birri, je vais bientôt le revoir à Rome dans quelques jours. Quel homme énergique, quand on sait qu’il est né en 1925 ! Il écrit, peint, et vient de finir un long-métrage très expérimental en Argentine. C’était un miracle d’être parvenu à le produire, grâce à la coopération de beaucoup de monde, parce qu’il n’avait pas de sous. El Fausto Criollo. Le Faust Créole, tiré d’un grand poème argentin de la fin du XIXe siècle ou du début du XX e siècle de Estanislao del Campo. Je n’ai pas encore vu le film, mais je sais qu’il s’est inspiré de ce texte.

O.H. : Pour revenir à L’heure des brasiers, son tournage était sans doute particulier.

F.S. : Le vrai défi de cette époque était de tourner un film comme L’heure des brasiers… Cela paraissait impensable, impossible à faire en pleine dictature : un film dédié à Che Guevara qui venait de mourir à peine un an avant, et qui parlait de violence, d’insurrection en dénonçant le régime en place… C’était impensable ! « C’est une démarche snob, car il ne sera jamais vu en Argentine » : c’est ce que disaient certains intellectuels argentins parisiens. Ce type d’intellectuels qui ne font jamais rien mais qui critiquent toujours tout. On a joué une autre carte. Comme tout ce qui critiquait la dictature était interdit, nous étions persuadés que les Argentins auraient une envie folle de voir notre film et iraient se précipiter dans les endroits les plus insoupçonnables pour le découvrir.

G. T. : Comment avez-vous distribué le film en Argentine ?

F. S. : L’expérience de la distribution est née avant même que le film ne soit terminé. Nous faisions des projections de courts-métrages dans des quartiers populaires, grâce à un réseau militant, en montrant des films de Joris Ivens, de Santiago Álvarez. L’écho était extraordinaire, les gens venaient nombreux, car dans une situation d’oppression, on cherche d’autres moyens de s’informer. C’était la naissance du cinéma-action, un cinéma pour l’action, du cinéma–acte. Chaque fois que l’on rallumait la lumière pour changer la bobine, cela donnait lieu à une discussion, à une conversation spontanée. La discussion ne portait pas sur le film lui-même, le film qui provoquait une discussion sur l’actualité, sur tel ou tel thème. Cette expérience nous a convaincu : en faisant un film sur le présent de l’Argentine, avec une série de dénonciations, nous allions aboutir à une mobilisation spectaculaire. Maintenant, je réponds à la question : « Comment le public argentin a-t-il été informé de l’existence de L’heure des brasiers ? ». La stratégie était de le montrer dans un grand festival ou un festival international pour échapper à la censure. Le film a surgi comme un monstre. Qu’est-ce que c’est ? Qui l’a réalisé ? Qui l’a produit ? Comment se fait-il que l’Institut du cinéma argentin ne connaît pas son existence ? Cela a créé un grand scandale. En plus, L’heure des brasiers gagne le prix de la critique au Festival du Nouveau Cinéma de Pesaro, les journaux en parlent beaucoup en Italie parce que je donne un autre regard, une autre interprétation du processus historique argentin. On apprend que film aborde des questions idéologiques : le Tiers-monde, Sartre, Fanon, la Révolution cubaine. Nous sommes juste quelques jours après le Mai français… En Argentine, tout le monde veut trouver une copie, se demande où et comment faire pour le voir. Certains vont le découvrir en Uruguay, en traversant le fleuve de la Plata pour aller le découvrir dans la ville de Colonia. Des personnes disent qu’avec ce film, Octavio Getino ne risquons pas de rentrer en Argentine. 40 jours après le festival de Pesaro, je rentre en Argentine avec une copie à la main, et je vais directement de l’aéroport à l’Institut de Cinéma accompagné de journalistes. Le directeur de l’Institut, un colonel de l’armée, ne veut pas me recevoir, alors je rends visite à toutes les rédactions des journaux de la capitale. Est-ce que je ne risquais pas de me retrouver en prison ? Il y avait au moins 1000 prisonniers politiques en 1968. Il faut dire aussi que la dictature d’Onganía était une dictature d’Amérique latine typique de cette époque. Tu allais en prison, « légalement » si on peut dire, mais on ne te tuait pas et tu pouvais avoir un avocat. Ce n’était pas une dictature-génocide comme celle qui commence en 1976, quand on enlève et on fait disparaître des personnes sans aucun jugement, ni contrôle. Donc, je n’ai pas été emprisonné, et je suis reparti deux mois après pour faire des sous-titres.

O.H. : Le style du film est très travaillé. À l’époque, vous regardez et appréciez les films de Jean-Luc Godard ou de Glauber Rocha ?

F.S. : Oui. Et les Russes. J’adorais le cinéma muet : les intertitres, le côté graphique.

G.T. : Est-ce que vous faites aussi référence à l’histoire du cinéma argentin ?

F.S. : Nous rendons seulement hommage à Fernando Birri, le père du documentaire social argentin. Après L’heure des brasiers, j’ai tourné Les fils de Fierro (los hijos de Fierro) mon premier film de fiction, qui contient quand même 3 ou 4 minutes d’images documentaires.

O.H. : Quelles sont les images documentaires ?

F.S. : Celles du Cordobazo. Les images des émeutes de Cordoba, deuxième plus grande ville d’Argentine, en 1969. Il y a une minute et demie ou deux minutes d’images d’archives véritables et environ une minute et demie de reconstitutions des émeutes du Cordobazo.

G.T. : Est-ce que vous opposez la fiction et le documentaire ?

F.S. : Pas du tout, ce serait comme opposer la poésie et l’écriture philosophique. Quand on lit un essai qui est bien écrit, on apprécie beaucoup et on prend un réel plaisir. Je déteste le style sec, journalistique, etc. C’est un plaisir de lire un livre qui comporte certaines qualités d’écriture. Dans L’heure des brasiers, on trouve des moments que je pourrais qualifier de poétiques, et dans pratiquement tous mes films on peut trouver des séquences avec un style sec et tranchant, et d’autres plus lyriques.

O.H. : Dans tous vos films, on retrouve souvent un regard à la fois très engagé, mais aussi lyrique et humaniste.

F.S. : C’est quelque chose que j’ai beaucoup recherché. Même dans un essai à caractère documentaire, j’aime montrer le côté humain des personnes, les présenter dans leur intimité, les accompagner chez elles, avec leurs familles et leurs enfants, dans leur vie quotidienne. Il faut laisser une certaine respiration, que l’émotion puisse passer aussi. Cela relève de la composition générale d’un film. Je n’aime pas beaucoup le mot « documentaire » car il ne s’agit pas pour moi d’établir une documentation de type scientifique. Je préfère parler de film qui témoigne, surtout de cinéma libre où les styles et les langages fusionnent pour proposer un témoignage. Regarde les films ou les photographies de Kiarostami, c’est toujours plein de finesse.

G. T. : Il s’agit de chercher une efficacité politique ?

F.S. : Plutôt d’aller vers l’autre, de parvenir à communiquer quelque chose en allant vers lui. De faire découvrir au spectateur une réalité humaine, surtout humaine. Dans tous mes films, je cherche cela. Bien sûr, il faut savoir quel est son sujet quand on fait un film, quel est le cadre général. Et je me demande toujours quel est le trajet, quel sera le voyage en quelque sorte. Quel est le train qui va m’amener en Belgique et non en Russie ? Il faut le savoir. Quel est le but, le trajet du voyage ? Le voyage, c’est ça l’important. Et qui sont les protagonistes de ce voyage ? Dans ma série de documentaires consacrés à la cause du Sud, qui sont des portraits de l’Argentine contemporaine, il y a des personnages d’une grande humanité – on le sent très bien –, et d’une grande authenticité. Ils pensent bien et beaucoup, avec dignité et humanité, même si certains d’entre eux n’ont pas de dents. Je pense qu’ils resteront aussi grâce à ces éléments humains. Ces films sont sans doute exigeants par rapport au cinéma actuel, certaines séquences demandent beaucoup d’attention, d’autres sont plus portées par la musique, et il est vrai que je construis tous mes films – de fiction ou non – à partir d’une conception, et de ma formation musicale. À mes débuts, j’ai étudié la musique : la composition. J’étais un mauvais musicien, je n’étais pas doué pour la création musicale, mais je connaissais très bien la musique et j’ai été critique musical. La qualité d’un musicien, c’est l’oreille, et celle d’un cinéaste, c’est le regard. En venant, dans l’avion, j’ai regardé le film The Artist, et comme tout est question de regard et non de paroles, le spectateur peut s’imaginer des dialogues peut-être encore plus beaux que ceux que n’importe quel scénariste aurait pu écrire.

O.H. : D’ailleurs, vous avez travaillé avec Astor Piazzolla pour la chanson Vuelvo al Sur.

F.S. : La musique de Vuelvo al Sur n’est pas de moi, elle est de Piazzolla, moi j’ai écrit les paroles de la chanson. J’ai composé la musique de mes autres films.

O.H. : Et vous avez composé le morceau aux tambours que l’on entend au début de L’heure des brasiers ?

F.S. : Oui. J’étais ami avec Luigi Nono, le grand compositeur italien, qui avait vu le film dans son pays. Il m’a demandé qui était l’auteur de la musique. Je ne savais pas si c’était pour la massacrer… La musique du début de L’heure des brasiers est une progression rythmique ancrée dans la tradition latino-américaine. J’ai utilisé un rythme 6/8 qui constitue la base d’un grand nombre de musiques populaires latino-américaines, au Brésil, en Argentine, jusque dans les Caraïbes. Donc, j’ai fait appel à deux percussionnistes pour interpréter la série (Fernando Solanas chantonne en rythme), après j’ai introduit le son d’une autre percussion sur un baril de pétrole (il mime un bruit) afin de superposer à la progression rythmique initiale. Et j’ai ajouté des chants africains passés à l’envers, ce qui fait que personne n’a remarqué d’où ça venait. Donc, c’est bien moi qui avait organisé cette progression qui durait 5 ou 6 minutes. Et Luigi Nono m’a dit qu’il était impossible de faire cela quand on avait étudié la musique car cette progression n’était pas prisonnière de l’école et de l’académisme. C’était intéressant parce qu’il ne s’agissait pas d’écriture musicale pour moi mais d’un chant. Le cinéma est un art temporel, la musique est l’art du rythme, du tempo. L’agencement d’une suite de mouvements, lents ou rapides. Tous mes films sont construits et agencés de manière musicale. J’enregistre d’abord la musique pour monter mes films.

O.H. : La musique a aussi un grand rôle dans votre film Les fils de Fierro (Los hijos de Fierro) inspiré d’un classique de la littérature argentine : Martín Fierro de José Hernández), assez peu connu en France.

F.S. : Martín Fierro est un long poème intraduisible qui n’a pas d’équivalent. On pourrait dire que c’est un peu l’équivalent de La Chanson de Roland. C’est le grand poème argentin, qui comporte une invention poétique extraordinaire. Il s’inspire à 80% du langage du gaucho qui, sans savoir lire ni écrire, prenait une guitare, chantait et inventait des couplets. Le gaucho était le chroniqueur, le journaliste des campagnes. Il venait dans des bars-épiceries (les pulperias) et racontait l’actualité en chantant des couplets en vers, des alexandrins octosyllabiques. J’ai d’abord écrit tout le récit des Fils du Fierro en prose, mais je n’aimais pas le résultat car il manquait la musique nécessaire. Le film devait être à la fois très réaliste, épique, pas du tout réaliste à certains moments… un élan poétique devait porter le film, comme un leitmotiv. Finalement, en septembre 1974, quelques mois avant que je parte en exil et que je finisse le film, on assassine deux de mes personnages. Il me manquait juste quelques scènes à tourner, le film était presque terminé. Julio Troxler jouait le fils aîné, il devait être présent dans une séquence à tourner à la campagne. Une séquence où les enfants de Fierro se réunissaient avant de se séparer et de partir dans la pampa. Nous étions à la campagne, prêts à tourner quand nous avons appris la nouvelle de son assassinat à la radio. Il devait nous rejoindre et n’était pas venu avant car il était professeur à l’université et c’était la période des examens. J’étais menacé de mort aussi en septembre 1974. Nous étions en pleine vague de menaces et d’assassinats par la triple A (Alliance Argentine Anticommuniste, un escadron de la mort). Si je partais, le film ne serait jamais terminé, alors j’ai décidé de rester pour le faire. Un ami m’a logé chez lui et, en 20 jours, sans doute motivé par tout ça, j’ai écrit tout le récit du film en vers, en alexandrins octosyllabiques à la manière José Hernández, l’auteur de Martín Fierro. Mais je n’ai pas commis le péché d’imiter son langage, j’ai utilisé un langage urbain, contemporain, d’une très grande sobriété. Je raconte le récit des événements, l’histoire en voix-off (très importante dans le film), avec des alexandrins octosyllabiques et pas des vers libres.

O.H. : Vous avez débuté le tournage des Fils de Fierro lors du retour de la démocratie en Argentine, en 1973, peu après l’élection de Héctor Cámpora ?

F.S. : Entre le moment où j’ai commencé ce film et celui où je l’ai terminé, deux ans et demi se sont écoulés et j’ai vu 5 présidents se succéder en Argentine. Tu n’imagines pas l’horreur que le tournage de ce film a représenté. Au début, nous étions tous amis et camarades, mais la situation changeait de façon si forte qu’à la fin du film tout le monde était en guerre avec tout le monde. Une horreur !

O.H. : D’ailleurs, le narrateur du film lance un appel à l’unité, quand il constate que la désunion règne entre les fils de Fierro.

F.S. : Oui. Dans une séquence du film, un vieux guerrier de l’indépendance apporte un panier contenant plusieurs têtes. Il dit : « Fais attention » en s’adressant à la tête d’un personnage joué par Julio Troxler (qui sera assassiné un peu après par un escadron de la mort). C’est un film prémonitoire et tragique ! Les 4 personnages (le père et les trois fils) se séparent, comme le groupe Ciné Libération où chacun est parti dans un pays différent : Gerardo Vallejo va s’exiler au Panama, Octavio Getino au Pérou, et moi en Espagne et en France. Le tournage aussi était prémonitoire et tragique. Je ne l’avais pas encore terminé que deux des personnages avaient déjà été assassinés. La fin du tournage s’est déroulée dans la clandestinité, mes camarades techniciens travaillaient le son durant la nuit. Finalement j’ai donné l’internégatif au consul ou à l’attaché culturel d’Allemagne en Argentine, afin qu’il sorte les bobines du pays, car une maison de production allemande (la BBR de Cologne) participait à la coproduction. Le jour où les bobines ont été sorties, j’ai pleuré d’émotion parce que film était sauvé.

O.H. : Quelle était votre position par rapport à la violence en 1973, dans le contexte du retour à la démocratie et de la fin de l’interdiction du péronisme ?

F.S. : Pendant 18 ans, entre 1955 et 1973, les dictatures et les coups d’Etat se succèdent. La victoire de 1973, le retour à la démocratie a été possible grâce à la lutte de l’ensemble du peuple argentin. Nous pensions qu’il fallait respecter cela, respecter les règles du jeu. En plus, l’année 1973 est une année très importante dans l’histoire contemporaine. C’est l’année de la chute des Nord-Américains au Vietnam et de leur repli sur l’Amérique du sud, avec le coup d’Etat en Uruguay et au Chili. Des leaders politiques sont assassinés en 1973 et dans les années qui suivent. Salvador Allende au Chili. Torrijos au Panama, le Brésilien Goulart est tué dans la province de Corrientes en Argentine en septembre 1974. Le général chilien Carlos Prat meurt dans un attentat à la bombe en Argentine, organisé par des proches de Pinochet. Les services argentins étaient complices de la dictature brésilienne et chilienne. Dans le contexte du retour à la démocratie en 1973, à la différence d’autres groupes et cinéastes comme Raymundo Gleyzer que je respecte et appréciais beaucoup, nous étions contre le recours à la lutte armée, d’autant plus qu’il y avait de nombreuses provocations.

Olivier Hadouchi et Gabriela Trujillo

Retranscription : Olivier Hadouchi 

Remerciements : Géraldine Cance, Joëlle Hofmann, Olivier Pierre.

  

1. Le film a été projeté intégralement au Centre Pompidou à l’automne 2011 dans le cadre du Festival « Argentine expérimentale et politique », lors d’une séance introduite et présentée par Olivier Hadouchi, qui a aussi montré la première partie du film au Cinéma des Cinéastes dans sa programmation « Éclats et soubresauts d’Amérique latine » pour le BAL en 2012 et au Cinémas du Grütli (Genève, Suisse) en mars 2013. Fernando Solanas était l’invité d’honneur du Festival « Est-ce que les hommes vivent ? » à l’Ecran de St Denis en 2012, le film a été montré une nouvelle fois en intégralité à cette occasion.