La Furia Umana
  • I’m not like evereybody else
    The Kinks
  • E che, sono forse al mondo per realizzare delle idee?
    Max Stirner
  • (No ideas but in things)
    W.C. Williams
DELPHINE LETORT / Frederick Wiseman : la fiction réaliste de l’espace social

DELPHINE LETORT / Frederick Wiseman : la fiction réaliste de l’espace social

Les documentaires de Frederick Wiseman sont à la fois des documents sociologiques et des expériences artistiques, traduisant une perception sensible du monde qui met en relief les relations de pouvoir entre ses différents acteurs. Le réalisateur explique que ses films sont des « fictions réalistes » malgré une technique d’investigation comparable à celle des enquêtes de terrain menées par les sociologuesi. Alors qu’il ne suit aucun script susceptible de guider la lecture des événements filmés, il met au jour les fils invisibles d’une réalité sociale à travers des choix de montage qui transforment le matériau du film en discours. Le réalisateur ne se réclame pas de l’objectivité ; ses films sont empreints d’ironie alors qu’ils créent des jeux d’association à travers la mise en dialectique des images. Les titres de ses films (Hospital, High School, Canal Zone, Zoo, The Store, At Berkeley…) font référence aux institutions où il plante sa caméra pour mieux s’imprégner de la vie quotidienne de ses acteurs. Le réalisateur observe leurs actes, guidés par un code de conduite officiellement déterminé par l’institution à laquelle ils appartiennent ; il évite la personnalisation des événements en posant sa caméra dans des lieux publics qui obéissent à un fonctionnement bien établi :

Ce que je vise, c’est une série sur les institutions américaines, en utilisant le mot « institutions » pour couvrir une série d’activités dans une zone géographique limitée, impliquant un groupe plus ou moins cohérent de personnes. Je veux utiliser la technologie cinématographique pour examiner certains endroits comme les écoles secondaires, les hôpitaux, les prisons et la police, qui paraissent être un matériau neuf pour le cinéma ; je veux m’éloigner de ce que je considère être le documentaire typique où vous suivez une charmante personne ou une star d’Hollywoodii.

Wiseman filme le fonctionnement des institutions, symbolisées par ces lieux où se déploie le pouvoir, incarné par des infirmières en blouse blanche dans Titicut Follies (1967), des policiers dans Law and Order (1969), des juges dans Juvenile Court (1973), des militaires dans Missiles (1987)…

Toujours soucieux de recueillir l’approbation de tous les participants de ses films, s’épargnant au préalable d’éventuels procès pour violation du droit à l’image, Wiseman filme les interactions entre les représentants de l’institution et les individus qui les fréquentent. L’espace social y apparaît comme un décor où s’observe la mise en scène de soi dans le cadre d’une relation à l’autre. La caméra non intrusive de Wiseman enregistre les échanges entre les différents acteurs sociaux et dessine une hiérarchie entre le demandeur (employé, patient, consommateur, électeur, accusé, modèle) et le décideur (employeur, médecin, vendeur, élu, juge, photographe). La relation qui se noue entre les parties se construit sur différents modes – négociation, pression, suggestion, contrainte… autant d’inflexions qui se traduisent à l’écran par un regard parfois gêné, un sourire légèrement crispé, un visage temporairement figé… Wiseman est le témoin de ces moments où pointe la fragilité de l’individu face au pouvoir institutionnel, où des fissures apparaissent dans l’organisation sociale. La caméra patiente du réalisateur décrit les tensions du quotidien qu’il invite à voir depuis le point de vue des acteurs impliquésiii. Les documentaires de Wiseman utilisent la mise en scène pour montrer la manière dont se négocient les relations de pouvoir entre les individus ; l’acte de filmer transforme les participants en personnages et leurs gestes s’interprètent comme des actes signifiants dans le cadre d’une représentation dont la caméra retient les subtilitésiv. Les gros plans captent des visages impatients ou ennuyés dans Welfare (1975)tandis que les longs plans séquences laissent entendre des échanges parfois houleux ; l’utilisation du noir et blanc durcit les traits et assombrit les décors dans Titicut Follies tandis que les couleurs fades participent à construire un désir d’objet qui ne suffit pas à combler l’ennui dans The Store (premier film en couleurs de Wiseman, 1983).

Les documentaires de Wiseman interrogent les lois qui régissent l’ordre social à travers les représentations de l’espace public ; les séquences sélectionnées au montage par le réalisateur révèlent la relation de pouvoir qui se noue entre des individus de statut social différent ; l’attention portée aux décors (intérieurs ou extérieurs, urbains ou naturels) suggère l’impact des lois sociales sur les vies des individus comme sur leur relation à leur environnement. Cet article se propose de fouiller les images du réel enregistrées par le réalisateur, la mise en scène de soi qu’il expose par le filmage, et les relations qui se tissent entre les individus par le montage.

L’analyse des images fournies par les films de Wiseman met en lumière la manière dont les structures sociales fonctionnent par rapport à l’individu (in)soumis aux lois de l’ordre social. La caméra de Wiseman se tient toujours à distance des personnages qu’il filme à travers l’image publique renvoyée par chacun ; sa technique non-interventionniste renvoie le spectateur à sa position de témoin impuissant face à son écran. Filmer les prises de parole publique attire l’attention sur le jeu des conventions sociales qui limitent les possibilités d’agir des individus, tandis que le noir et blanc participe à la réification des corps et des espaces. Le dernier film de Wiseman (au moment de la rédaction de ce texte), In Jackson Heights (2015), traduit une évolution sociale célébrée par l’éclat des couleurs dans ce quartier multiculturel de New York, tout en évoquant l’éclatement des communautés confrontées aux forces indomptables du néolibéralisme.

Filmer les relations de pouvoir

Parce qu’il filme dans les lieux publics, auxquels la Constitution lui donne un accès non restreint, Wiseman réussit à décrire un « pouvoir individualisant » que Michel Foucault associe au développement de la société moderne. Le philosophe souligne la dimension performative du pouvoir, qui se traduit par un mode d’action dont l’individu intériorise la portée en ajustant son comportement :

L’exercice du pouvoir n’est pas simplement une relation entre des « partenaires », individuels ou collectifs ; c’est un mode d’action de certains sur d’autres. […] Le pouvoir n’existe qu’en acte, même si bien entendu il s’inscrit dans un champ de possibilité épars s’appuyant sur des structures permanentes. En fait, ce qui définit une relation de pouvoir, c’est un mode d’action qui n’agit pas directement et immédiatement sur les autres, mais qui agit sur leur action propre. Une action sur l’action, sur des actions éventuelles, ou actuelles, futures ou présentes. […] Il est un ensemble d’actions sur des actions possibles : il opère sur le champ de possibilité où vient s’installer le comportement de sujets agissants : il incite, il induit, il détourne, il facilite ou rend plus difficile, il élargit ou il limite, il rend plus ou moins probable ; à la limite, il contraint ou empêche absolument ; mais il est bien toujours une manière d’agir sur un ou des sujets agissants, et ce tant qu’ils agissent ou qu’ils sont susceptibles d’agir. Une action sur des actionsv.

La caméra de Wiseman suit les individus dans leur quotidien et observe leurs réactions face à l’institution pour laquelle ils travaillent ou qu’ils fréquentent. Les interactions entre les personnes attestent des positions des sujets par rapport au pouvoir ou à l’impuissance de l’autre. Welfare illustre peut-être mieux que les autres films les formes de ce pouvoir à la fois individualisant et totalisant, opposant les intérêts de l’individu aux exigences de la communauté. Le philosophe Georg Simmel a longuement écrit sur les différentes conceptions de la pauvreté, distinguant des états de « dénuement non subjectif, qui sont des plus divers et n’impliquent aucun jugement personnel (en particulier le besoin dans lequel on vit par maladie ou par infirmité) » et des états que l’on ne peut évaluer que « subjectivement » dont la reconnaissance est le fait d’individusvi. Chaque séquence de Welfare confronte le spectateur à cette prise de décision dans le cadre d’une procédure institutionnalisée, rendue abstraite par un espace découpé de manière à isoler les individus dans le cadre d’une procédure qu’ils doivent accomplir seuls. Alors que d’autres réalisateurs s’attachent à suivre leurs personnages au-delà de l’espace public pour recueillir une parole intime et nouer une relation de confiance, Wiseman ne filme que des mises en scène de soi dans un espace social que l’individu ne domine pas ; il ne retient que la parole et l’image publiques. L’intérêt sociologique de ses films repose ainsi sur ces moments de vérité qu’il attend ou qu’il perçoit au moment du visionnage et qu’il met en relief grâce au montage.

L’ouverture sonore de Welfare montre le début d’un rouage qui se met en branle et qui détermine de manière rigide la place de chacun dans ce système. La séquence les candidats aux allocations de l’Aide sociale poser individuellement face à un photographe. On apprendra plus tard que ces photos d’identité doivent être collées sur une carte d’identité présentée par l’allocataire pour qu’il puisse obtenir le chèque attribué par les services sociaux. La prise de photo réduit l’individu à une image, un numéro, un cas social ; elle participe à la reconnaissance de son statut d’assisté en attestant de ses besoins et de ses échecs (son manque d’emploi, sa maladie). La caméra de Wiseman donne à voir la gêne sur les visages au moment de la prise de vue, des regards embarrassés et des gestes qui traduisent la situation inconfortable des demandeurs lorsqu’ils entrent dans le système de l’aide sociale.

Un bourdonnement de voix hante l’espace filmique tout du long et suggère une relation désincarnée entre les individus qui font la queue à l’extérieur comme à l’intérieur. La répartition dans l’espace atteste de la division sociale entre les fonctionnaires et les pauvres, ces exclus du système dont les demandes montrent le désarroi ; celles-ci portent principalement sur le droit au logement exprimé par des personnes dont les revenus ne suffisent pas pour assumer le quotidien. Un couple affirme fréquenter les restaurants sans payer ; une jeune femme doit déménager car son allocation ne couvre pas son loyer légèrement trop cher par rapport à la somme retenue par les services sociaux ; un Indien sans photo se retrouve face à une impasse administrative.

Le spectateur est témoin des décisions qui sont prises et il dispose souvent des mêmes informations que le fonctionnaire, le plaçant dans une position comparable à lui dans une quête d’indices pour décerner si le demandeur dit ‘vrai’. La caméra se trouve en position d’observation à l’interface entre le demandeur et le fonctionnaire, au point de contact entre l’expérience personnelle et les textes qui déterminent l’attribution ou non d’une aide. En s’intéressant aux conflits qui opposent les demandeurs aux représentants de l’institution, Wiseman s’attache à démontrer que l’attribution des aides sociales dépend d’un avis subjectif de la part du fonctionnaire qui, d’après Simmel, « se tient face au pauvre comme le représentant de la communauté, dont il dépend de par sa rétribution, plutôt que comme un bénévole fonctionnant, si l’on peut dire, davantage comme homme, privilégiant le point de vue humain, la relation d’homme à homme, par rapport au point de vue purement objectifvii ». Les discussions entre les individus tendent à montrer que la pauvreté est une conception tout à fait arbitraire ; les personnes pauvres dans leur classe ne le sont pas dans une autre. Le film décrit ainsi une variété de situations pour conclure à l’isolement vécu par l’individu face à la machine administrative qui se déploie et se dérobe dans l’espace devant lui. Patrick J. Sullivan retient cette émotion comme caractéristique du cinéma de Wiseman, relayée par des gros plans sur des visages interrogateurs et soucieux :

Des scènes d’individus isolés… les émotions dominantes dans les films de Wiseman : solitude, sensation d’oppression, inquiétude, démoralisation, tous les sentiments qui accompagnent la conscience de cet écart entre la nature, les besoins intérieurs de l’homme et ses rôles sociaux, ses responsabilitésviii.

La présence policière dans les locaux de l’assistance publique témoigne du rôle de contrôle social que représente cette aide dans une société disciplinaire qui, comme le suggère Michel Foucault, « procède d’abord à la répartition des individus dans l’espaceix ». Wiseman filme les corps qui attendent, s’impatientent, se replient, face à un pouvoir individualisant qui s’immisce dans les gestes et les pensées des personnagesx.

Model : le marché de la beauté

Si Wiseman observe les inflexions d’une relation de pouvoir entre deux parties, il participe aussi à la mise en place d’un rapport de force en promenant sa caméra dans des espaces dont il contrôle le découpage au moment du montage. Il déclare ainsi : « Le montage représente plus d’un an de travail entièrement solitaire, le montage est une sorte de monologue, je suis tout seul dans ce qui ressemble à une longue conversation entre les séquences, il est absolument nécessaire que je m’immerge dans le monde du filmxi ». Les choix dont Model est le produit traduisent de manière explicite le regard de Frederick Wiseman sur le monde de la mode hanté par ces figures de mannequins, hommes ou femmes dont les traits s’effacent sous les halos de la lumière éclatante du noir et blanc. Alors que Welfare est un monde de paroles, celui de Model déploie des images en série. Wiseman décortique la manière dont se construisent les images en utilisant le reflet des miroirs comme indice de réflexivité, laissant la silhouette de son propre caméraman entrer dans le champ pour briser toute illusion mimétique. Le modèle est réduit à l’image silencieuse d’un homme ou d’une femme qui a abandonné sa voix aux photographes et qui se soumet au désir de l’autre. Les plans séquences insistent sur la chorégraphie des corps obéissants, une docilité contrainte que Dan Armstrong identifie comme les signes d’une lutte des classes dont Model (1980) exprime l’aspect réifiant à travers l’utilisation du noir et blancxii.

Se déploie alors « la cruauté du traitement marchand, physiquement infligé aux modèlesxiii », réduits à des poses censées représenter une qualité (« a lot of smiles », « high energy » [05:41] ; « a harder look » [08:20] ; « fresh », « Avon kind of look » [23:50]) dont on s’aperçoit assez vite qu’elle détermine le genre (masculin ou féminin). Wiseman montre un monde construit sur l’exclusion liée à un eugénisme physique, révélé par l’insistance sur des parties du corps, notamment les nombreux gros plans qui figent les traits du visage (« Oh Look at the face! Everything’s perfect! » [11:22]), qui rigidifient le corps dans des positions peu naturelles (« Don’t move it now! » [14:35]), et qui le morcellent pour en faire un support au produit commercialisé. La caméra de Wiseman balaie les espaces en dehors des lieux de tournage, enregistrant des bruits qui font irruption sur la bande sonore et des images de passants qui observent les scènes de tournage d’un air distrait. Le montage juxtapose habilement les espaces pour faire ressortir la distance entre la mise en scène imaginaire et le réel : les mannequins portent des vêtements de luxe qui mettent en valeur leur silhouette, incarnant l’image idéalisée d’une classe sociale supérieure dont l’aisance financière se manifeste par le style de vie ; elles marchent dans la rue comme si elles défilaient sur une scène, opposant le mouvement à l’immobilisme des spectatrices, ces femmes de la classe ouvrière qui observent le tournage depuis les fenêtres de leurs appartements. Le film publicitaire incorporé dans le film décrit un univers dépolitisé (même le trottoir a été nettoyé), un monde de fiction où le rapport de classe entre les individus a été effacé pour mieux être reproduitxiv.

Les mannequins interprètent le luxe à travers des gestes qui accompagnent le port du vêtement ; ils prêtent leur corps aux fantasmes d’une industrie qui réifie l’individu pour favoriser une consommation basée sur la construction de la féminité et de la masculinité comme apparat. Les corps, en particulier les cheveux, des mannequins sont disciplinés pour mieux accrocher le regard du photographe ; le noir et blanc efface les traits des personnes pour en souligner les poses adoptées par un moi commodifié, parfaitement représenté par les modèles qui posent dans les vitrines.

Dan Armstrong s’attache à décrire les relations sociales filmées par le réalisateur comme l’expression d’une société de marché fondée sur une logique de l’achat et de la ventexv :

Model immerge le spectateur dans la société de marché, un monde de commodités où les relations sociales sont très clairement réduites à des relations d’achats et de ventes. L’agence Zoli, une sorte de marché de viande pour mannequins, où Wiseman retourne tout au long du film, est la place centrale du marché : on y achète le travail (et la beauté) de jeunes mannequins pleins d’espoir et on y vend les services de quelques chanceux retenus aux clients de la publicité, de la télévision et du cinémaxvi.

Les relations de travail apparaissent comme une autre relation de pouvoir qui soumet l’employé docile à l’autorité d’une classe dominante dans The Store (1983), tourné dans un grand magasin de Dallas où Wiseman plante sa caméra. Le rapport à la classe sociale ressort comme un élément central de ce film dont les couleurs montrent l’effort de mise en scène d’un espace commercial censé séduire l’acheteur. Les réunions du personnel visent à améliorer les résultats de l’entreprise en expliquant « comment vendre à la manière de Neiman Marcus » (« how to sell the Neiman-Marcus way »). Le visage et les mains sont les outils principaux des vendeuses, suggère une responsable qui propose une séance de gymnastique dont l’objectif est bien la discipline des corps et des gestes en vue d’une représentation publique qui assigne à chacun un rôle social. Les vendeuses les plus âgées se plient moins bien à l’exercice et suggèrent une résistance passive à l’injonction de l’entreprise. Wiseman ne s’intéresse pas tant au professionnalisme des employés de Neiman Marcus qu’à la relation de servitude dans laquelle la vente à une classe particulièrement aisée les place. Comme l’évoque Maurice Darmon :

Un système impitoyable de domination et de soumission les amène au-delà de tout humour et de toute patience à les intérioriser, ou au moins à mimer et réciter de façon convaincante les consignes, les mots d’ordre, les valeurs de ce microcosme entièrement voué à la vente, à afficher leur fierté d’appartenir à ce personnel et à en tirer justification et argumentxvii.

Les employés de The Store portent des vêtements de couleurs sombres qui suggèrent en effet l’intériorisation des codes sociaux, voire un mode de contrôle social opéré par le biais du travail. Les personnes de classe aisée se distinguent par le vêtement, le bijou, et l’attention qui leur est prodiguée et qu’ils requièrent. La caméra observatrice de Wiseman se focalise sur les objets qui scellent la relation entre vendeurs et clients ; elle s’immisce dans les réunions de direction, dans une fête d’anniversaire, lors d’une réception publique, dans les ateliers de couture et de joaillerie ; l’étiquette Neiman Marcus se déploie à tous ces niveaux.

Bill Nichols argue que le pacte documentaire repose sur un code déontologique qu’il décrit en ces termes : « En résumé, on pourrait proposer cette formule directrice : ‘‘Ne pas violer l’humanité de son sujet ni quoi que ce soit qui pourrait compromettre la confiance de son public’’. »xviiiEn adhérant à ces principes qui le placent dans une position d’observation, Wiseman donne à voir la représentation de soi dans l’espace social selon les règles de La Mise en scène de la vie quotidienne définie par Erving Goffmanxix. Il montre comment chacun joue le rôle que la société lui assigne aux niveaux professionnels (policier, mannequin, vendeuse, enseignant…) et familiaux. Les images qu’il enregistre ne sont pas complètement détachées du monde qu’il filme puisqu’elles répondent à des codes sociaux. Ainsi, Model et The Store renforcent le stéréotype social et ne restaurent pas l’humanité des personnages filmés. Alors que certains documentaires offrent des espaces d’expression à leurs participants, Wiseman filme des corps qui ne se déparent pas du masque social affiché dans les murs de l’entreprise.

In Jackson Heights : les couleurs du pluralisme culturel

Il faut attendre In Jackson Heights et la découverte par Wiseman du pluralisme culturel pour que les couleurs éclatent sur l’écran. Les rues de ce quartier du Queens inspirent un rythme différent au réalisateur qui y promène sa caméra dans tous les recoins pour y recueillir des histoires singulières dont le film fait un récit collectif In Jackson Heights fait ressortir de manière littérale les couleurs du pluralisme culturel, parfaitement symbolisé aux niveaux sonores et visuels par une courte séquence montrant des légumes et des fruits colorés tandis que se heurtent les bruits de la ville (râles des moteurs, coups de klaxon, crissements de frein…) sur la bande sonore (25:15). Les métaphores abondent pour décrire la société américaine : creuset, mosaïque, soupe, salade ; le film évoque cette métaphore culinaire à travers un plan fixe sur un étal de fruits et légumes dont les couleurs vives évoquent l’identité multiculturelle d’un quartier où 167 langues sont parlées. La tonalité des séquences fait ressortir les différences qui rassemblent ces communautés dans la démocratie pluriculturelle célébrée comme une symphonie par le philosophe juif américain Horace Kallen, impressionné par le diversité ethnique et culturelle qu’il observe :

Ce qui se passe en Amérique fait penser à un processus d’orchestration. De même que, dans un orchestre, les différents instruments contribuent, chacun avec son thème et sa mélodie propres, à l’ensemble de la symphonie, de même, dans la société, chaque groupe ethnique peut être l’instrument naturel, son tempérament et sa culture formant son thème et sa mélodie, tandis que l’harmonie, les dissonances et les désaccords de tous constituent la symphonie de la civilisationxx.

La caméra de Wiseman visite différents espaces, intérieurs et extérieurs, en utilisant des coupes franches entre des plans fixes, suggérant à la fois la proximité et la distance entre les différentes communautés de Jackson Heights. À la différence des autres films, les personnages dévoilent face à la caméra leurs histoires personnelles et ils s’individualisent par la parole qu’ils prennent librement en public pour faire entendre leurs revendications sociales en tant que personnes âgées dont l’ennui est lié à une solitude extrême, leurs désirs de reconnaissances culturelles en tant qu’homosexuels discriminées par la police, leurs intérêts professionnels en tant que patrons de petits commerces bientôt expulsés sous l’effet d’une gentrification rampante, leurs témoignages en tant qu’immigrants illégaux ayant traversé le désert pour goûter au rêve américain.

Horace Kallen arguait durant les années 1930 que la démocratie protégeait le droit des individus à « être différents » et que la société pluraliste délivrait plus de liberté à l’individu. Ce discours résonne aussi avec les tenants du néolibéralisme qui a pour corollaire l’affaiblissement des institutions collectives, ce que démontrent les standardistes contraintes d’expliquer au téléphone les décisions prises par d’autres instances que la mairie. L’homme politique incarne le lien social restant en faisant acte de représentation dans les manifestations publiques et en occupant une fonction d’arbitrage entre les différentes communautés quand il s’agit de redessiner la carte scolaire. In Jackson Heights montre un afflux de paroles, d’échanges et de discussions qui traduisent néanmoins une société fragmentée où le politique se traduit par le spectacle, notamment dans le cadre de l’organisation de la parade annuelle de la communauté gay. Gilles Labelle attire l’attention sur une idéologie invisible qui traverserait le pluralisme culturel et dont Wiseman semble saisir les affleurements à travers l’observation. Labelle critique l’injonction au différentialisme :

Il faut être absolument un individu délié » ; « il faut absolument s’installer dans le pluriel, le fluide, le mouvant, le métissé » : tels pourraient être les mots d’ordre de l’idéologie invisible – mots d’ordre qui, du simple fait de leur existence, du simple fait qu’ils sont forcés de constamment s’énoncer, révèlent son échec, tout le sens de cette idéologie étant précisément de se retirer derrière le réel, de ne rien lui imposer normativement et de le laisser être entièrement par lui-même. […] C’est son paradoxe constitutif, en quelque sorte, qui la conduit à une sorte de surenchère – toujours plus de médiation, toujours moins de transcendance ou de surplomb, toujours plus de réel brut, toujours plus d’individus déliés, de réseaux et d’identités mouvants et désusbstantialisésxxi.

Alors que les autres films de Wiseman rendaient le lieu du pouvoir visible et en permettaient même la critique, In Jackson Heights montre que l’éclatement de la nation en communautés a réduit la fonction du politique. L’émancipation à l’égard de toute norme collective au profit de la revendication particulariste isole les individus comme le suggèrent visuellement les espaces clos d’une madrassa, la situation d’une boutique au fond d’une galerie marchande, la position de personnes âgées assises autour d’une table, la grande salle du centre culturel juif de Jackson Heights. La parole circule dans ces espaces, mais elle ne semble pas franchir les murs dressés autour des individus qui peuvent difficilement s’organiser face aux grandes enseignes avides d’espaces à conquérir pour étaler leurs produits.

Le différentialisme crée un terrain favorable à l’opération néolibérale en substituant l’institution du marché à toute autre institution, dissimulant les relations de pouvoir derrière des négociations de contrats entre deux parties. Le désarroi exprimé par des commerçants vénézuéliens qui redoutent le non-renouvellement du bail de leur boutique atteste de cette situation d’isolement que les associations militantes permettent difficilement de contrer.

La caméra de Wiseman ne se contente donc pas d’être une naïve observatrice des événements qu’elle enregistre. Le montage révèle des relations de pouvoir qui structurent l’environnement sociétal et interfèrent avec la vie des individus. In Jackson Heights attire l’attention sur l’invisibilité du pouvoir dans une société multiculturelle où l’idée que la domination puisse être inscrite dans les rapports sociaux est inconcevable. Le différentialisme a affaibli les normes collectives et renforce « l’institution du marché et les contraintes dont son bon fonctionnement est dissociablexxii ». Le plan de l’étal de légumes utilisé pour représenter le multiculturalisme exprime de manière subtile que l’idéologie néolibérale tire profit de cette situation, favorisant les échanges économiques internationaux.

Les fictions réalistes de Wiseman explorent les relations de pouvoir qui façonnent la société. Elles montrent les pressions qu’exercent les rapports de classes sociales sur les individus. En filmant des situations interpersonnelles qu’il ne sentimentalise pas, car sa caméra ne dépasse pas la frontière entre espace privé et public, le réalisateur met à jour l’impact des relations hiérarchiques (entre enseignant et enseigné, docteur et patient, police et civil) sur les comportements. Celles-ci sont incarnées et intériorisées par ceux qui sont placés en position de pouvoir comme par ceux qui les subissent. L’attention au détail et la construction du film par le biais du montage permettent à Wiseman de souligner l’ironie comme les paradoxes de certaines situations. Bien qu’il se réclame de la fiction réaliste, la valeur sociologique de ses films s’accroît au fil du temps, comme le démontrent ses films sur l’enseignement (High School, 1968 ; High School 2, 1994) qui suggèrent une évolution pédagogique qui a transformé la place de l’élève et le rôle de l’enseignant dans le système éducatifxxiii. Frederick Wiseman ne revendique pas la posture d’engagement politique et certains critiques regrettent la distance qu’il maintient avec ses sujetsxxiv. Contrairement à Jean Rouch, réalisateur et anthropologue qui met la relation filmeur-filmé au centre de ses films, Wiseman refuse que sa caméra interfère dans les situations filmées. « Je filme pour observer », explique-t-il dans un documentaire de Michel Gayraudxxv, suggérant ainsi que le film est un matériau brut à découper. Christian Lallier explique que « face à un documentaire de Frederick Wiseman, nous devons nous embarquer dans la situation sociale observée, au sens de nous laisser prendre par ce qui se joue entre les personnes et – de fait – considérer la séquence qui nous est présentée comme une expérience de perception et de jugementxxvi. » La perception et le jugement se construisent néanmoins à travers des cadrages et une sélection d’images retenues au montage, qui laissent entrevoir un regard subjectif dont le réalisateur ne nie pas l’impact en préférant la notion de fiction réaliste à celle de documentaire.

Delphine Letort

i Timothy Jon Curry, « Frederick Wiseman: Sociological Filmmaker? », Contemporary Sociology, vol. 14, n°1, janvier 1985, p. 35.

ii « What I’m aiming at is a series on American institutions, using the word “institutions” to cover a series of activities that take place in a limited geographical area with a more or less consistent group of people being involved. I want to use film technology to have a look at places like high schools, hospitals, prisons, and police, which seem to be very fresh material for film; I want to get away from what I consider to be the typical documentary where you follow one charming person round or one Hollywood star around. » Frederick Wiseman cité dans : Alan Rosenthal, The New Documentary in Action: A Casebook in Film Making, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1971, p. 69.

iii  Barry Keith Grant, Voyages of Discovery: The Cinema of Frederick Wiseman, Urbana and Chicago, University of Illinois Press, 1992, p. 118.

 

iv Jean-Louis Comolli considère que les personnes filmées dans les documentaires se mettent en scène pour la caméra et par conséquent préfère utiliser le mot « personnage » : « Or filmer en documentaire, c’est filmer des gens ‘réels’, non des acteurs payés pour cela, mais les filmer avec leur dimension fictionnelle, avec leur façon de se ‘mettre en scène’, comme le disent sociologues et anthropologues. Et c’est cela qui est intéressant, c’est cela qui mobilise aussi, consciemment ou inconsciemment, le désir ou l’acceptation d’être filmé ; les personnages filmés ont bien conscience que ce qui va arriver d’eux dans le film sera eux plus quelque chose, ou eux moins quelque chose ; ce ne sera pas ‘juste’ eux. Il y aura eu un mouvement, un décalage, parfois infime, une transformation, et c’est cette dimension du jeu qui doit aussi être captée, qui échappe à la maîtrise de l’un et de l’autre, filmeur et filmé. Voilà pourquoi, plutôt que de parler de ‘propriété’, il faudrait parler de maîtrise, de l’illusion ou du fantasme de maîtrise de soi à travers son ‘image’, au-delà même de la simple et réelle dimension marchande de la notion de ‘droit à l’image’. » « Entretien avec Jean-Louis Comolli. La pensée dans la machine », Rue Descartes, 2006/3, n° 53, p. 72-100. DOI : 10.3917/rdes.053.0072. URL : https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2006-3-page-72.htm (consulté le 28 août 2019).

Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir, L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Paris, Éditions Verdier, 2004, 153.

v Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir » (repris dans Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Gallimard, 2001, pp. 1041-1062.

vi Georg Simmel, Le Pauvre, trad. Laure Cahen-Maurel, Paris, Editions Allia, 2009, p. 56.

viiIbid., p. 40.

viii « Scenes of isolated individuals… the dominant emotions of Wiseman’s films: loneliness, a sense of oppression, disquietude, demoralization, the feelings which accompany one’s awareness of the gulf between man’s inner needs and nature and his institutional roles and responsibilities. » Patrick J. Sullivan, « What’s all the crying about? The Films of Frederick Wiseman », The Massachusetts Review #13, n° 3, 1972, p. 452.

ixMichel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 166.

x Ibid., 179.

xi Frederick Wiseman dans une interview de René Solis, « ’La première question, c’est comment organiser le hasard ?’. Fred Wiseman décrit son approche du documentaire : ‘l’envers absolu de la fiction’ », Libération, 3 décembre 1996. http://www.liberation.fr/medias/1996/12/03/la-premiere-question-c-est-comment-organiser-le-hasard-fred-wiseman-decrit-son-approche-du-documenta_192069 (consulté le 2 mai 2017).

xii Dan Armstrong, « Wiseman’s Model and the Documentary Project: Towards a Radical Film Practice », Film Quarterly, vol. 37, n° 2, Hiver 1983-1984, pp. 2-10.

xiii Maurice Darmon, Frederick Wiseman : Chroniques américaines, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 21.

xiv Dan Armstrong explique : « A highly depoliticized impression of reality that denies the class-based and class-divided work system in order to reproduce it. » Dans Armstrong, op. cit., p. 3.

xv Voir dans ce même dossier l’analyse de Meat proposée par Mathias Kusnierz : « Montage rythmique et idiolectes. Comment Wiseman coupe-t-il dans le bruit du monde ? ».

xvi « Model immerses the spectator in the market society, a world of commodities where social relations are most clearly reduced to relations of purchase and sale. Zoli’s agency, a kind of fashion model’s meat market to which Wiseman returns throughout the film, is the central market place, offering to buy the labor (and good looks) of hopeful young models and to sell the services of the few it hires to customers in advertising, television, and films. » Dan Armstrong, op. cit., p. 5.

xvii Maurice Darmon, op. cit., p. 182.

xviii « In a nutshell, a guiding statement might propose, “Do nothing that would violate the humanity of your subject and nothing that would compromise the trust of your audience.” » Bill Nichols, Speaking Truths with Film: Evidence, Ethics, Politics in Documentary, Oakland, University of California Press, 2016, p. 158.

xix Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 1 La présentation de soi, Paris, coll. « Le Sens Commun », Editions de Minuit, 1973.

xx Horace Kallen, Culture and Democracy in the United States, New introduction by Stephen J. Whitfield, New Brunswick, N.J.: Transaction Books, 1998 [1924], pp. 124-125.

xxi Gilles Labelle, « Chapitre 3 : Essai sur l’idéologie dominante de la démocratie avancée (ou : à quoi sert le différentialisme ?) », inStéphane Vibert,Pluralisme et démocratie – Entre culture, droit et politique, Montréal, Editions Québec Amérique Inc., 2007, pp. 108-121.

xxiiIbid.

xxiii Voir dans ce même dossier, la double analyse de High School et High School II par Patricia Kruth : « High School (1968) et High School II (1994) : ordre et résistance chez Frederick Wiseman ».

xxiv« For it seems that one of the vexing aspects of Wiseman’s observational practice is that it is predicated on not being with any of the subjects of his films. » Anna Grimshaw, Amanda Ravetz, Observational Cinema: Anthropology, Film, and the Exploration of Social Life, Bloomington, Indiana University Press, 2009, p. 48.

xxvWiseman U.S.A (Michel Gayraud, CNC, France, 1986).

xxvi Christian Lallier, Pour une anthropologie filmée des interactions sociales, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2009, p. 240.