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CLAIRE ALLOUCHE et ANA VAZ / Au bord de Brasília, une archéologie cinématique. Dialogue avec Ana Vaz

CLAIRE ALLOUCHE et ANA VAZ / Au bord de Brasília, une archéologie cinématique. Dialogue avec Ana Vaz

« Brasília fica à beira » a écrit Clarice Lispector en 1970 dans sa chronique pour le Jornal do Brasil intitulée « Nos primeiros começos deBrasília », soit, en français « Les débuts de Brasília ». 

« Brasília fica à beira ». « Brasília se trouve sur la rive », dit la traduction de Jacques et Teresa Thériot.i« Brasília reste au bord », pourrions-nous aussi entendre. Quelle que soit l’interprétation qu’on lui donne, « Brasília fica à beira » sonne comme l’anticipation d’une partie de la prolifique œuvre cinématographique d’Ana Vaz, composée d’une quinzaine de films réalisés entre 2007 et aujourd’hui. 

Brasília a été construite au centre, géographiquement parfait, du Brésil. Au juste milieu de 8,5 millions de km2. Pourtant, c’est comme si un murmure persistait : « Brasília reste au bord ». Au bord de son centre de gravité ? Au bord de couches historiques invisibilisées par pêché de modernité ? 

« Há terra! Há terra! », « Terre en vue ! » répète une voix dans le film éponyme d’Ana Vaz de 2016. « Depuis la mer on dit : terre en vue ; terre pour le pied, fermeté, terre pour la main, caresse », chante Caetano Veloso,ii comme un écho, encore une fois anticipé, au cinéma d’Ana Vaz. C’est que l’œuvre d’Ana Vaz s’impose comme inaltérablement terrestre, élémentaire dans sa fermeté comme dans ses caresses. Filmer la terre, non pas pour vérifier qu’elle tourne -par d’étourdissants panoramiques, Ana Vaz a maintes fois défié les lois de la rotation-, mais davantage pour s’assurer qu’elle ne se dérobe pas sous nos pas, que l’on peut continuer à avoir prise sur elle à échelle humaine. 

Tous les films d’Ana Vaz ne s’ancrent pas au Brésil : elle a notamment tourné au Portugal, Occidente(2014)où elle scrute les survivances matérielles de l’ordre colonialDans une banlieue de Lisbonne, elle a réalisé Thirteen Ways of Looking at a Blackbird (2020)où elle remet en circulation Le film des questions (2014)de Frank Smith auprès de lycéens, pour un film partagéAu Japon, avec Atomic Garden (2018),tourné après la catastrophe de Fukushima, les fleurs qui repoussent sur le sol souillé deviennent dans l’œil de la cinéaste des bouquets stroboscopiques. 

Sacris Pulso (2007) d’Ana Vaz

Au bord de Brasília, avec Ana Vaz.iii C’est dans cette zone que nous nous proposons de cheminer à présent. Ce désir vient du film en cours sur lequel elle travaille, É Noite na América (Il fait nuit en Amérique)principalement tourné au zoo de Brasília. On a pu en voir une étape de travail au Jeu de Paume à l’automne dernier.iv É Noite na América sonne comme l’occasion de tracer un chemin topophile particulier, en repartant du tout premier film d’Ana Vaz, Sacris Pulso (2008)pour arriver à sa création présente, et qui sait, peut-être même future : si Brasília est le futur du passé, peut-être que ce présent partagé nous poussera vers l’avant…

L’imagibilité de Brasília a émergé avant son inauguration, dès le début de sa construction. Elle a été le gage de modernité de films qui pouvaient difficilement être modernes autrement, comme L’Homme de Rio (1964)de Philippe de Broca. Brasília a été l’épicentre de films engagés à dénoncer la sempiternelle reproduction des inégalités de la société brésilienne, en dépit de l’innovation architecturale. C’est tout l’enjeu du court métrage de 1967 de Joaquim Pedro de Andrade, Brasília: Contradições de uma cidade nova. Brasília, depuis son plan-pilote, a aussi appelé son hors-champ : le cinéaste Vladimir de Carvalho dans Conterrâneos Velhos de Guerra (1992), puis Adirley Queirós depuis le début des années 2000,v ont mis en lumière la mémoire d’ouvriers venus du Nordeste qui ont construit la capitale mais en ont été refoulés, obligés d’autoconstruire leurs propres logements dans de lointaines périphéries.

De l’imagibilité imposée par le projet architectural initial à la nécessité d’écrire une contre-histoire qui réarticulerait la relation entre centre-périphérie, Brasília et son extension territorial, n’avaient encore jamais été filmées comme Ana Vaz l’a fait : un lieu ancestral aux multiples couches historiques, à la fois sédimentées et invisibilisées, incluant les plus récentes ruines du capitalisme, qu’il tient au cinéma de déceler, saisir et réagencer. Chacun des films d’Ana Vaz tourné au bord de Brasília invite à penser une nouvelle disposition cinématographique pour mener à bien, terrestrement, ce qui ressemble à une forme d’archéologie sensible. Que ce soit en jouant sur les régimes de vitesse et superpositions entre le rêve d’une ville parfaite et l’effacement de l’habitant comme sujet dans Sacris Pulso (2007), que ce soit dans le passage entre paysage minéral et extraction minière dans A Idade da Pedra (2013)que ce soit dans l’exhumation de la mémoire autochtone des Waimiri-Atroari dans l’ombre de la monumentalité de la capitale dans Apiyemiyekî? (2019)que ce soit dans le présent des élections présidentielles de 2018, qui semble se consumer aussi dangereusement que les feuilles d’un arbre voracement dévorées par des chenilles géantes dans Pseudosphynx (2021), que ce soit dans le regard des loutres géantes et autres représentants de la faune locale, qui, enfermés au zoo de Brasília dans É Noite na América, fuguent de temps en temps pour nous rappeler que l’on peut se frayer d’autres formes d’habiter.

Le présent dialogue avec Ana Vaz est la retranscription partielle d’une rencontre avec la cinéaste, accompagnée de projection d’extraits de ses films, qui a eu lieu le 9 décembre 2021 à l’ENS Ulm dans le cadre du séminaire doctoral pluridisciplinaire « Penser la création contemporaine dans le Cône Sud », co-organisé par Ignacio Albornoz Fariña, Claire Allouche, Leslie Cassagne, Célia Jésupret et Baptiste Mongis. Le texte introducteur, la conception de la séance ainsi que la retranscription ont été réalisés par Claire Allouche avec l’accord, la confiance et la complicité d’Ana Vaz. Un immense merci à elle pour sa générosité et son engagement. 

***

Sur invitation d’Ana Vaz, inquiète face à une série de rangées de chaises et de tables docilement alignées, la séance commence par une recomposition de la structure de la salle des Résistants de l’ENS Ulm, au profit d’un cercle fédérateur. D’emblée, Ana Vaz explique son geste : « L’architecture d’un cercle est très différente d’une architecture rigide qui a un centre et quelque chose qui est face à ce centre. Si je pense à l’héritage de ceux qui étaient transportés de l’Afrique vers le Brésil et qui ont infiltré des formes très profondes la spiritualité de cette géographie, alors il faut toujours faire confiance à ce que l’on appelle la gira, le cercle. C’est une capacité inhérente à faire tourner des énergies. Des énergies qui n’ont pas un seul centre. Alors c’est très bien que ce cercle ne soit pas parfait ! Ce soir, je décide de suivre une route-rivière. Nous allons voir un montage dans le montage de mes films, je ne sais pas où cela va nous amener mais si nous sommes en cercle, chacun peut intervenir. C’est une architecture d’accueil.»

Claire Allouche : Une première question pour vous, Ana Vaz : Y a-t-il une image de Brasília, votre ville natale, qui a été fondatrice ? Fondatrice, aussi, dans la manière de filmer Brasília au bord plutôt qu’en plein centre ?

Ana Vaz : C’est très difficile de répondre à cette question car parler d’une image fondatrice, c’est croire qu’il y a une telle chose, un début, un point zéro. Un peu comme la fable de la fondation de Brasília. Donc, au lieu de parler d’une seule image je préfère évoquer quelques images qui m’amènent à cette volonté de mettre Brasília en scène autrement. Je vais donc raconter quelques histoires, quelques images du mouvement de ma vie. Ma famille a migré de l’arrière-pays du Minas Gerais et est arrivée à Brasília en 1962. La ville existait presque. Peut-être qu’elle n’existait pas dans un sens, elle était en chantier. La référence la plus classique en France, ce serait L’homme de Rio (Philippe de Broca 1964)un film qui réussit à capter une énergie de la construction de Brasília qui, je pense, ne transparaît pas dans les archives publiques du pays. Cela fait partie du problème de qui peut garder la mémoire, garder les traces. 

Je suis donc née à Brasília, née de cette utopie qui, comme toute utopie, tend à nier l’histoire, ce qui la précède. Utopie avec ce « u » avant « topos », c’est à dire une négation du topos, un u-topos, qui nie la relation avec la terre, avec le territoire. La ville moderne commence par une “tabula rasa”. Et je pense donc que j’ai grandi avec une sensation de trou de mémoire qui m’amenait à m’interroger sur, justement, cette notion de fondation. Je me demandais ce qui y était avant. La première image qui me vient donc à l’esprit m’était transmise par ma mère quand, à neuf ans, elle arrive à Brasília, de jour, après un long voyage en voiture. Elle me raconte : « la première sensation que j’ai eue, c’est que ville volait/survolait !». C’est n’est pas une ville sur Terre, elle vole sur terre, sans ancrage.

Cela m’a pris des années pour comprendre. Il y a en effet une sensation de vol à échelle géographique car nous sommes sur le plateau central, de coup assez haut, et que le ciel y est très bas. Mais ce « je vole » est philosophique : ma mère est déracinée — “os pés não tocam a terra” pour citer Clarice Lispector. C’est quoi, les racines, finalement ? En étant enfant d’une ville du déracinement, comment trouver ses pieds, ses racines ? Comment faire lieu ? 

Quelque part, sans m’en rendre compte, peut-être que le cinéma arrive dans ma vie pour colmater ce trou de mémoire. Comment faire corps avec l’histoire et faire lieu en un endroit qui nie l’histoire ? Est-ce qu’on pourrait parler des images sous-terraines ? Que la caméra va déterrer des images ? Pour que les images deviennent les évidences de ce qui est déjà là. Parler d’images et de Brasília, c’est parler d’excavation. Je crois que mon travail commence à partir d’une forme de hantise. Étrangement, le cinéma m’arrive aussi quand je ne suis plus à Brasília, quand j’étudie en Australie, quand un autre déracinement opère. Alors je ne sais pas s’il y a une seule image mais il y a toujours la volonté de saisir une image qui est toujours incomplète, qui a toujours un trou. C’est pour cela, je crois, qu’il y a beaucoup de couches d’images dans mes films, comme quand on regarde une montagne. Pour moi, les images et les strates sont comme le soleil et la lune, une rotation fébrile de clarté et d’obscurité. 

Se détacher du mythe de la modernité par la reprise d’images : Sacris Pulso (2007)

Sacris Pulso (2007) d’Ana Vaz

C. A. : de vos films, Sacris Pulso (2007)est celui qui est le plus frontalement ancré à Brasília. Cela est presque paradoxal, parce que vous montez des images que vous n’avez pas filmées, celles de Brasiliários (1985) de Sérgio Basi et Zuleika Porto. En quoi ces images vous parlaient trente ans après avoir été filmées ? 

A. V. : Sacris Pulso est un film qui est né du désir de remonter Brasiliários (1985) de Sérgio Basi et Zuleika Porto, un film qui marque la rencontre de ma mère et de mon père. Ma mère était productrice de cinéma, théâtre et musique à l’époque, et elle se retrouve à jouer Clarice Lispector telle qu’elle est fictionalisée à partir de son texte « Brasília: cinco dias » écrit au moment de sa première visite à Brasília. Elle y parle de son étonnement par rapport à cette architecture alien. Elle parle d’une énorme mélancolie. De Brasília comme la ruine du futur, d’un anachronisme inhérent. Et la bande sonore de ce film est faite par mon père. 

Sacris Pulso est donc née 20 ans plus tard, au moment de mes études de cinéma en Australie. À l’époque, je menais une recherche sur les scènes de cinéma expérimental des années 60-80 à Melbourne et sur la manière dont ces films semblaient exprimer certains traumas historiques ou biographiques du pays ou des auteur.ice.s. Au milieu de mes recherches, j’ai été accueillie par le cinéaste expérimental Dirk de Bruyn. On parlait ensemble de nos histoires, du cinéma et puis je reviens à Brasiliários et il me dit : « Tu devrais regarder à nouveau ces images, elles te concernent, elles vont te dire quelque chose ». Je pense qu’il avait compris quelque chose de mon propre déracinement. 

Le moment où je retourne aux images, je me rends compte qu’il y a beaucoup de choses à travailler. Je commence à remonter ces images en me disant qu’elles seules ne pourraient pas faire tout le film. La construction du récit appelait une relation avec l’endroit où je me trouvais comme une espèce de contre-champ. Je me mets donc à collectionner des images Super 8 de films de famille, qui m’ont toujours beaucoup intriguée. L’un de mes professeurs de l’époque, Adrian Danks, avait beaucoup travaillé sur ce qu’il appelle “home experimental film”,vi un genre dans lequel l’imaginaire de la vie domestique était reconfiguré par des gestes cinématographiques, particulièrement faits par certaines femmes cinéastes qui reprenaient et remontaient les films, ou bien les mémoires de famille comme une critique, une mise en perspective de leurs histoires. Je pense particulièrement à A Song of Air deMerilee Bennett et Sink or Swim ou The Ties that Bind de Su Friedrich. Cela m’a bouleversée et m’a beaucoup apporté sur la conception de Sacris Pulso.

Je commence donc à chercher ces bobines de Super 8 abandonnées dans les “op-shops”, les images des rites et des gestes qui cristallisaient des conventions culturelles là où je me trouvais. Étrangement, elles n’étaient parfois pas si lointaines de là où je viens. Je regardais certaines images du outback Australien et voyais le cerrado aux alentours de Brasília : deux espèces de Far West. C’était très intéressant de comprendre certains aspects d’une culture à partir des films de famille. Il y avait beaucoup de films de voyage, des scènes tournées dans des fermes, des moments religieux, des moments d’enfance, des moments avec des animaux. Tous les rites d’une culture blanche colonisatrice dans un pays dans lequel le trauma semblait venir d’une sensation collective du déracinement et d’invasion. C’était latent dans ces images. Mais je ne pense pas que j’arrivais à tout voir à l’époque. Aujourd’hui, ça me travaille. Je projetais ces images Super 8 dans une petite salle et je les refilmais avec une caméra digitale, en cherchant les détails et la matière de ces images. Sacris Pulso se réalise selon ce processus, selon le rite de regarder ces images en parallèle avec les images que de Brasiliários que j’avais en moi. 

Alors, à nouveau qu’est-ce que la première image ? Je crois qu’elle n’existe pas. Comment la fictionaliser, l’inventer ? Cela fait partie d’un dépassement des récits dominants qui nous sont imposés. Sacris Pulso est un film de jeunesse, dans le beau sens de ce terme. La jeunesse comme une nécessité de réinvention de soi au-delà des certaines fictions dominantes. C’est à ce moment-là que je me rends compte de l’artificialité des récits existants et de la nécessité de les ré-écrire.

C. A. : Au cours du processus de montage de Sacris Pulso, comment vous êtes-vous frayé votre présent entre les images ? En revoyant le début du film avec nous, maintenant, comment les recevez-vous au présent ?

A. V. : C’est très particulier car Brasiliários a été tourné comme si Brasília était une ville vide. Ce qui est une fiction ! Brasiliários a été tourné dans les années 1980 en cherchant à reconstruire le Brasília des années 1960. Il y a une véritable sagesse de réalisation : essayer de retrouver cette ambiance de la ville poussière qui existait encore par endroits, aller chercher les fantômes avec ces images. J’ai grandi dans une ville sèche, aride, avec de la terre rouge partout. Aujourd’hui, Brasília est une ville verte. Il y a peu, je parlais avec Jacques Cheuiche, le chef opérateur de Brasiliários, qui est aussi celui de mon dernier film, É Noite na América. Il me disait : « Brasília m’a enseigné à filmer ». Au départ, il étudiait la géographie à l’Universidade de Brasília. Au cours d’un travail de terrain dans le Minas Gerais, les professeurs demandaient un reportage très scientifique sur l’exploitation minière. Il était jeune, il venait d’acheter une caméra Super 8 et il a tourné quelques images en se disant que c’était une autre manière de connaître ce lieu. De retour à Brasília, il n’avait rien d’autre à donner comme compte-rendu que les images filmées. Il les visionne et se rend compte que c’est un excellent exercice de géographie, que l’on peut voir telle terre, telle strate. C’était son premier film. Je sens une relation très forte avec cette forme du faire le cinéma : faire un film comme une manière de faire corps, de faire connaissance d’une manière non maîtrisée et non maîtrisable du monde. 

Je crois que la question du présent se pose davantage à Brasília qu’à Brasiliários : comment mettre en scène cette ville anachronique au présent, alors qu’elle pointe vers un futur qui n’existe pas ? Adirley Queirós mène un travail de mise à jour incroyable de ce qu’est Brasília depuis son extérieur. Seule une ville qui pense qu’elle est le soleil peut nommer ses périphéries villes-satellites ! La ville astre est figée dans le temps. En grandissant, j’attendais le jour où Brasília cesserait d’être le patrimoine de l’humanité pour n’être qu’une ville vernaculaire. Les monuments et les pratiques pourraient alors changer. Je comprends si bien le projet fictionnel d’Adirley Queirós d’exploser Brasília dans Branco Sai, Preto Fica ! Je pense qu’on ne peut pas rêver d’autre chose quand on a un minimum de conscience de ce lieu. Dans mon film Idade da Pedra, j’ai plutôt pris le parti d’une implosion de Brasília. On ne veut pas voir la ville mais plutôt son étrange monstruosité. 

Genèse minérale : A Idade da Pedra (2013)

A Idade da Pedra (2013) d’Ana Vaz

C. A. : A contrario de Jacques Cheuiche, vous n’avez pas étudié la géographie. Il n’empêche que l’ouverture de AIdade da Pedra dénote votre attention de topographe sur le lieu filmé. Comment, pendant le tournage, avez-vous découpé, sculpté, la séquence d’ouverture in situ ?

A. V. : Tout l’enjeu de ce film était de brouiller, briser, la frontière nature/culture, animalité/humanité, héritée du cartésianisme. Tous mes films sont traversés par un statement de la matérialité de la vie comme une manière de se défaire de cette division. A Idade da Pedra est mon film le plus écrit et précis vis-à-vis de cette topographie que je connais depuis mon enfance. C’est un film qui m’a pris énormément de temps. J’ai passé de longues saisons à marcher, à connaître à nouveau cette région, qui se situe à trois heures de Brasília et qui est devenue une réserve naturelle à cause des dégâts écologiques créés par la ville. C’était d’abord un lieu d’extraction des pierres, des quartz et cristaux, lié à la deuxième vague violente de la colonisation interne du Brésil. 

C’est étonnant qu’au bout du compte, cette région devienne l’espace à être préservé tandis que l’on construit Brasília. Je décide de faire un geste de déplacement : de la ville envers cette région, avec deux chemins possibles dans une véritable anachronie : à la fois l’excavation de la ville ruinée, ainsi que sa construction, c’est-à-dire son début de future ville. C’est une boucle temporelle où passé, présent et futur sont constamment entremêlés. J’utilise la caméra pour scruter, interagir, dessiner ce territoire comme si elle était aussi un alien vis-à-vis de ce territoire, elle nous permet de réapprendre à voir. C’est pour cela que je décide de commencer avec le geste le moins organique possible, que nos yeux ne peuvent pas faire : un zoom. On est déjà dans une machine qui n’est ni complètement humaine, ou tout à fait animale, ou totalement machine mais « entre » les trois : c’est là que commence la fiction du film. Au début, on est hypnotisés, face à ce lever de soleil. Petit à petit, il y a l’étrangeté du zoom qui suscite un malaise. 

Pendant le tournage d’A Idade da Pedra, je n’arrivais jamais à être derrière le moniteur de la caméra. J’avais envie d’être proche de la caméra. Jacques Cheuiche, le chef opérateur, est très sensible et a bien senti qu’il fallait que je cadre. Nous avons commencé un dialogue comme ça, au moment où il m’octroie la possibilité de cadrer, avec une caméra 16mm lourde. Quelque chose de très fort, presque magique, se passe : je retrouve la danse. J’ai dansé pendant de longues années. Je pense que je suis réalisatrice car je suis une danseuse frustrée. Cette rencontre de la caméra avec mon corps a été décisive pour ce film et pour les autres qui arrivent après. Cette équation : territoire + caméra + corps commence avec cette fabrication lente des images d’A Idade da Pedra, cette manière d’être là par la marche, de répéter pendant deux mois, d’être là dans la sécheresse et la pluie, et de comprendre que les images, pour être territoriales, devraient être météorologiques en répondant aux endroits plutôt qu’en s’y imposant. J’ai beaucoup de gratitude vis-à-vis de ce film.

J’ai travaillé avec une toute petite équipe mais c’était l’équipe la plus grande de ma vie ! D’habitude, je travaille avec une ou deux personnes et cette fois-ci nous étions six, ce qui est énorme. C’était important pour moi d’être accompagnée au son par Chico Bororo, qui avait travaillé avec mes parents. Une partie de l’équipe m’était familière, elle se connaissait de la petite histoire du cinéma de Brasília des années 80. C’était beau, cette expérience vécue du territoire en partage avec cette équipe, une forme de rituel.

Intervention de Shezenia Hannover Valda : J’ai aimé la valeur donnée à la nature, à travers le son, l’image, le rythme qui accompagnent ce territoire. Dans ma culture aymara, nous sentons le pouvoir des pierres, elles ont une énergie, elles racontent des histoires. Comment les personnes qui vivent sur ce territoire y vivent aujourd’hui ? 

A. V. : En ce lieu, il y a tant d’histoires fragmentées. C’est un puzzle dans lequel les histoires coloniales des Amériques s’entrecroisent. Une histoire du déplacement forcé constant des populations autochtones. Aujourd’hui ces personnes continuent à y vivre que ça soit dans les villages, des réserves, des fermes ou bien dans des occupations du Mouvement des sans-terre. Ce que j’essaie de faire avec ce film, c’est de dire qu’on ne peut pas raconter l’histoire de la modernité dans cette région sans se rendre compte que cette région était et est habitée par d’autres cultures, par d’autres croyances, un lieu marqué par plusieurs histoires comme celles des Kalungas.Ce peuple est né de la rencontre entre les quilombolas et des peuples autochtones de cette région. Les Kalungas ont beaucoup travaillé dans les mines d’extraction de la région. Avec la construction du parc national, l’extraction minière a été interdite, à l’exception de celle des pierres que l’on voit dans le film qui continue malgré le travail manuel douloureuse qu’elle implique. 

Le film cherchait donc des formes d’apparition de la mémoire de ce territoire à travers les corps qui observent et qui habitent ces terres. Ce sont eux qui dirigent leurs regards vers des espaces que nous ne voyons pas, on les voit qu’à travers leur regard. Que ce soit Seu Chico Preto, grand chanteur et guitariste de la région, ou bien Ivonete dos Santos Moraes, une jeune fille que je rencontre en faisant ce film et avec qui je continue à travailler, ce que le film cherchait à dire c’est : « on ne peut pas raconter cette histoire sans reconnaître l’histoire de ces peuples ». Par contre, je choisis de raconter une histoire sans mots, en donnant la place aux regards et au territoire de parler. 

A Idade da Pedra est ma réponse animiste au marxisme de Glauber Rocha dans A Idade da Terra. Dans les films de Rocha, les hommes n’en finissent pas de parler. Ils ne se taisent jamais ! Moi, je voulais faire un film silencieux, qui donne la place aux éléments, un film qui écoute un territoire. Car il faut écouter les pierres, les montagnes, les oiseaux, les arbres, tous ces éléments qui parlent mais qui sont souvent cachés par une certaine humanité sans écoute, qui occupe toujours le centre de la scène. À mon avis, cette écoute est aussi une forme d’y penser une histoire pré-Colombienne des Amériques.

Absorber l’histoire politique présente : Pseudosphynx (2020)vii

Pseudosphynx (2020) d’Ana Vaz

Intervention de Leslie Cassagne : Avant que n’apparaisse la dernière phrase sur le rituel, je me disais que, dans la forme du film, on sent bien la danseuse qui est en vous. Le rapport au mouvement naît dans le rythme. D’abord dans le temps long d’observation que vous consacrez au quasi non mouvement de la chenille puis avec le rythme d’une maraca qui vient lancer un mouvement de manière sonore. C’est le mouvement de la musique qui semble amener le montage des images. C’est une danse avec les images provoquée par les sons ! En tout cas, ce sont des images qui touchent le corps.

A. V. : Merci. C’est en effet ce que je cherche : une désarticulation des sens. Ce qui est curieux dans ce film, c’est que je ne l’ai pas conçu d’avance comme un film, il a trouvé sa forme de manière instinctive. Depuis l’année 2018, ce moment fatidique pour le Brésil, j’ai décidé de commencer à filmer une espèce de journal qui a débuté le jour des élections. Je l’appelais “Diários da Barbárie” comme une forme d’annonce de ce qui se manifestait déjà avant l’élection. J’ai senti qu’il fallait filmer sans un propos préétabli, qu’il fallait que la caméra devienne complice de la vie. 

La première scène du journal, c’étaient ces images sombres qu’on voit au début du film, ce sont les derniers instants avant les résultats des élections. Avec la deuxième bobine, je suis déjà au Brésil, je vais à la Serra dos Pirineus, proche de Brasília. La première image que j’ai eu envie d’y tourner, c’est cet arbre avec des chenilles de feu. Dans l’esprit du temps, j’imaginais qu’elles allaient dévorer cet arbre jusqu’à ce qu’il meure. Je continue à tourner ce journal, sans trop de discipline.

Quand je reçois l’invitation de l’Instituto Moreira Salles pour le programme « Convida », la curatrice Heloísa Espada me demande avec beaucoup de douceur : « Ana, est-ce qu’il y a quelque chose que tu voulais voir, penser, faire pendant la pandémie ? » Je lui ai répondu que j’avais des bobines congelées dans mon réfrigérateur depuis deux ans. Je n’avais ni le courage ni l’argent pour les développer. Je pensais qu’à l’heure de la pandémie, il était peut-être temps de regarder en arrière. J’étais troublée en découvrant mes images, troublée par la relation qu’elles entretenaient entre elles, d’une part les élections, de l’autre, les chenilles… Je me suis mise à étudier un peu de biologie basique : le rituel de dévoration des chenilles sur l’arbre n’a en réalité rien de mortuaire, mais au contraire, c’est une relation de symbiose. À la fin de l’été, les chenilles aident l’arbre à changer ses feuilles. Elles mangent sa sève et ensuite elles deviendront des papillons de nuit, les bruxas (ce qui veut dire des sorcières)dont le nom scientifique est pseudosphynx. En réalité sans « y » mais j’y tenais pour faire davantage fiction.

Quel beau geste de transformation ! Rien n’est jamais une seule chose. Je me suis mise à monter avec ces images avec joie et liberté. Ces images liées à la tristesse, au deuil, à un manque total d’espoir, sont devenues un sortilège pour conjurer l’Empire barbare de manière cathartique. Il y a quelque chose de l’ordre du collage qui se manifeste, parce que le film a été tourné en des lieux différents. Ce qui relie les images est le chemin que j’ai fait avec mon corps. Tout ce que l’on voit dans le film me traverse de manière épidermique. Mais cela ne se rapporte pas qu’à moi en tant que sujet, je crois que c’est quelque chose qui est capable de tous nous traverser. Ce que Suely Rolnik pourrait appeler « le corps qui sait », « corpo vibrátil ». Le corps est une profonde et ancestrale forme de connaissance et d’habitat du monde, que le cartésianisme et le colonialisme ont tenté de nous soutirer. 

Intervention de Shezenia Hannover Valda : Est-ce que vous écrivez et montez seule tous vos films ?

A. V. : En réalité, je n’ai jamais « écrit un scénario ». Je me perds, j’écris des choses que je ne filme finalement jamais. La seule exception a été pour A Idade da Pedra car je tournais avec six personnes et il fallait un terrain commun. La majorité de l’écriture de mes films surgit au montage. Monter est un acte d’actualisation et de traduction. Suivant je pense à remonter tous mes films. Je me sens bloqué par l’idée qu’un film faut rester rigide, fixe pour toujours. C’est pour cela que j’aime autant A Idade da Terra de Glauber Rocha, parce que selon son vœu, le film devait être montré chaque fois d’une manière différente, selon le désir du projectionniste. Non pas qu’il y ait un impératif de nouveauté mais l’expérience de voir, écouter, partager ne peut jamais être la même à chaque fois. C’est aussi une manière de sortir d’une perspective monumentale des auteurs et des œuvres : ah, c’est gravé dans la pierre ou, ah, c’est enfermé dans une archive. Je crois que l’on doit penser à d’autres formes pour maintenir la mémoire et l’expérience des connaissances, comme quelque chose de vif. 

La Nuit des corps-vivants : É Noite na América

C. A. : Vous exposez actuellement É Noite na América au Jeu de Paume. Il s’agit d’une version en cours du montage de votre prochain film. L’ensemble de vos films sont déjà traversés par des présences animales. Nous venons de voir comment votre regard se laisser absorber par la voracité des chenilles dans Pseudosphynx.Dans É Noite na América, vous vous intéressez à la manière dont on peut repenser le territoire qui entoure Brasília entre l’état de captivité et de trajectoire des « habitants », pour reprendre le titre du film d’Artavazd Pelechian (1970), d’un certain nombre d’animaux. En quoi s’ancrer à Brasília par le prisme d’une présence animale a changé votre perception de la ville ?

A. V. : Les animaux étaient toujours là dans mes films. Il n’y a pas de vie sur terre sans animaux, sans reconnaître notre propre animalité et nos relations envers d’autres espèces animales. A Idade da Pedra commence avec une petite fourmi et des araignées qui fabriquent leurs architectures. Dans Há Terra!, les jaguars, girafes et serpents se retrouvent enfermés dans un zoo. Dans É Noite na América, il y a Macau, la loutre géante née dans le zoo de Dortmund et envoyée au zoo de Brasília avec la promesse de repeupler sa terre native, et Locky, la sussuarana, qui a été recueillie toute petite au bord d’une autoroute. Elle a été tellement touchée par les humains dans son enfance que le vétérinaire a décelé une crise d’identité : elle se croit humaine. Tous ces chaos d’existence m’attachent à ce monde, d’une certaine manière. 

Je ne crois pas que É Noite na América est « le » film animalier. É Noite na América est un statement radical : ce n’est pas tant dire que les animaux sont toujours là, mais qu’ils sont en train de nous regarder. C’est ce regard-là qui est urgent. Quand je tourne É Noite na América, ces animaux sont à la recherche d’un refuge dans la ville. Ils n’ont plus où vivre ! La société où nous habitons coince toute possibilité de vie qui échappe à son cadre de contrôle. C’est un cauchemar foucaldien : les animaux arrivent en ville, à la recherche d’un refuge et ils se retrouvent captifs dans un zoo. J’avais envie de tourner un film où ce sont eux qui regardent la ville, pour continuer ce basculement de perspective sur Brasília. Les animaux qui ont été expulsés pour la construction des villes modernes reviennent au fil du temps : et c’est là que commence peut-être un récit d’éco-terreur ! Les bêtes enragées qui cherchent à se signaler auprès de l’humanité, au gré d’une revanche silencieuse. Quelque part, É Noite na América est un film d’horreur qui croit beaucoup à la puissance de la nuit. 

La « nuit américaine » comme cette technique classique des westerns pour transformer le jour en nuit. Le western est un genre qui m’accompagne dans plusieurs de mes films. Le western comme la science-fiction n’en finissent pas de donner à voir cette terrible et violente rencontre entre les colons et ceux qui ont une véritable relation avec le territoire. É Noite na América est un western animalier dans la nuit. Ce sont les animaux qui négocient les frontières. C’est un film en cours mais un film qui existe déjà dans une certaine forme. Au Jeu de Paume, c’est la première fois que j’éclate le dispositif du cinéma spatialement. Ce que l’on voit sur les écrans, ce ne sont pas que les images des êtres, ce sont aussi leurs fantômes.

Claire Allouche et Ana Vaz

i Clarice Lispector, La découverte du monde, Paris, Éditions Des femmes Antoinette Fouque, 1998, p. 263. Traduction de Jacques et Teresa Thériot.

ii « Terra » de Caetano Veloso, dans le disque Muito – Dentro da Estrela Azulada (1978).

iii À l’heure de publier ce texte, nous apprenons avec joie la parution d’un entretien réalisé par Bárbara Bergamaschi avec Ana Vaz sur des questions proches :

https://revistas.ucp.pt/index.php/jsta/article/view/10876?fbclid=IwAR0f45RiQ-WiFf8MsVAZ3_kuucjz2R63-M4nYT2K3Qsoj6G7etR49PkkH-s.

iv Lien vers la présentation du film exposé : https://jeudepaume.org/evenement/travaux-en-cours/.

v L’auteure du présent texte a consacré une première publication aux trois premiers longs métrages d’Adirley Queirós, accessible ici : https://imagessecondes.fr/index.php/2020/02/21/le-cinema-dadirley-queiros-comme-esthetique-de-lauto-construction/.

vi Adrian Danks, « Photographs in Haunted Rooms: The Found Home Experimental Film and Merilee Bennett’s A Song of Air », Senses Of Cinema, décembre 2002. En ligne : https://www.sensesofcinema.com/2002/feature-articles/haunted/.

vii Le film est intégralement accessible en ligne : https://ims.com.br/convida/ana-vaz/.