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ANDRE BALSO / Joseph H. Lewis, une vie de studio

ANDRE BALSO / Joseph H. Lewis, une vie de studio

Pendant longtemps, seuls les réalisateurs américains auxquels on pouvait sans hésiter attribuer le statut « d’auteur » eurent droit de cité au sein de la pensée du cinéma. Visiblement, Joseph H. Lewis ne fut pas de ceux-là. Si certains de ses films sont passés à la postérité cinéphilique (My Name Is Julia Ross, Gun Crazy et The Big Combo principalement), ils lui ont aussi valu d’être nommé, un peu hâtivement, « roi du film noir de série B », sans que personne ne songe vraiment à aller voir ce qui se cachait derrière ce qualificatif. Sa filmographie, riche de 38 films, est pourtant d’une extraordinaire cohérence.Bien que reconnu à partir de 1945, il semblerait que la laborieuse diffusion de son œuvre (sort classique des films de série B), tant à l’époque que de nos jours, soit une des raisons de son relatif anonymat. De par les conditions de production dans lesquelles il évolua, Lewis est aussi absolument indissociable du film de genre en son sens le plus strict (industriel ?), ce qui l’a peut-être desservi : toutes ses œuvres obéissent de fait à un « ensemble de règles partagées qui permettent à celui qui fait le film d’utiliser des formules de communication établies et à celui qui le regarde d’organiser son propre système d’attente. »[1]Toutefois, le genre permit à Lewis de déployer son cinéma sur d’autres bases que celles d’un affrontement (l’auteur « contre » le genre), puisqu’il semble avoir toujours perçu celui-ci comme un opérateur artistique, certes recyclé par l’industrie, mais offrant maints sujets possibles et différentes procédures de développement et de détournement. Un amour du genre, des genres, dont sa carrière au sein des studios hollywoodiens témoigne absolument.

L’école de la série B (1937-1945)

Né à New York le 6 avril 1907, Joseph Harold Lewis, arrive à dix huit ans en Californie. Il est rapidement engagé à la MGM et devient assistant monteur sur plusieurs films du studio, qu’il quitte en 1934, déclarant qu’il ne veut pas « passer le reste de sa vie dans une chambre noire. »[2] En 1937, l’éphémère studio Grand National, spécialisé dans la série B, lui donne l’occasion de participer à la réalisation de son premier film, Navy Spy. On le charge alors de retourner et de remonter certaines scènes, déjà filmées par le précédent réalisateur Crane Wilbur, mais dont le producteur n’est pas satisfait. La carrière de Joseph Lewis est lancée.

Les différences de conditions de travail entre les séries A et B sont alors très concrètes pour les réalisateurs, et ce même au sein de studios plus aisés financièrement que ceux de la Poverty Row (l’espace réservé aux petits studios à Hollywood et dont faisaient par exemple partie Grand National). « Les studios B étaient à l’extérieur de l’enceinte des studios A. Nous étions complètement isolés, parqués dans un coin. Les films étaient tournés en six jours. On n’avait pas le choix des scripts et les acteurs nous étaient imposés. »[3]

Entre 1937 et 1938, il enchaîne la réalisation de cinq films de série B pour Universal : quatre westerns ayant pour héros l’acteur/chanteur Bob Baker (Courage of the West, The Singing Outlaw, Border Wolves et The Last Stand) et un film d’espionnage (The Spy Ring). Entre 1939 et 1940, le réalisateur change de major (il part travailler pour la Columbia), mais pas de rang, ni de genre. Two-Fisted Rangers, Blazing Six Shooters, The Man from Tumbleweeds, Texas Stagecoach et The Return of Wild Bill sont tous des « B-westerns ».

En 1940, Lewis revient vers les studios de la Poverty Row et s’engage avec Monogram. Il filme trois épisodes du serial Bowery Boys (Boys of the City, That Gang of Mine et Pride of the Bowery), puis réalise en 1941 Invisble Ghost avec en tête d’affiche la vedette du studio, Bela Lugosi. A partir de cette même année, il tourne alternativement pour le désargenté studio PRC (Criminals Within, Secret of a Co-Ed, Bombs over Burma et Minstrel Man) et pour Universal (Arizona Cyclone, The Mad Doctor of Market Street, The Silver Bullet et The Boss of Hangtown Messa), dans des conditions de travail plus ou moins difficiles.

De cette séquence (23 films sur les 38 qu’il a réalisés, pendant laquelle il dut tourner dans des conditions industrielles au sens le plus fort du terme, Joseph Lewis retiendra surtout l’expérience emmagasinée sur les plateaux, les expérimentations improbables liées au manque de moyens et les inventions visuelles qui, parfois, en découlent (Bela Lugosi étouffant un personnage avec une couverture en même temps que la caméra, dans Invisible Ghost, ou Lionel Atwill, sur le même principe, chloroformant l’objectif, dans The Mad Doctor of Market Street). Surtout, il envisagera le plan séquence comme possibilité d’écourter la phase de montage pour mieux l’utiliser ensuite tout au long de sa carrière, même lorsque des moyens un peu plus importants lui seront alloués.

Le tournant My Name Is Julia Ross et les films « non-A » (1945)

C’est l’année 1945 qui va se révéler primordiale dans la carrière de Lewis : pour la première fois, il signe un contrat longue durée avec une major (sept ans avec la Columbia, toujours avec le statut de « B-director »), contrat dans lequel on lui octroie le montage final de ses films. Il débute avec My Name Is Julia Ross, qui le sortira définitivement du relatif anonymat dans lequel il évoluait jusqu’alors.

Bénéficiant du soutien du producteur Harry Cohn, il se permet de doubler le temps de tournage ainsi que le budget du film. En insistant, le réalisateur aura même droit à une avant-première, ce qui se faisait encore moins pour les films issus de cette catégorie de production. La critique va acclamer My Name Is Julia Ross et, au bout d’une semaine, alors que le film partageait l’affiche avec une plus grosse production, la Columbia décide de le distribuer comme une série A. Le succès est au rendez-vous, et Lewis semble promis à appartenir assez vite au club restreint des « A-directors ». Il n’en sera rien. A l’image de My Name Is Julia Ross, tous ses films, à partir de cette période, resteront « des objets “non-A” »[4], mais n’accéderont jamais à la catégorie reine des productions hollywoodiennes.

Pourtant en 1946, la Columbia, toujours par le biais d’Harry Cohn, lui propose un projet au budget conséquent (The Jolson Story, un musical finalement réalisé par Alfred E. Grenn), dont on lui confiera finalement la mise en scène des séquences musicales. Mais de cette expérience, il retire un sentiment de gâchis : « J’aurais préféré qu’on me donne cent pieds de pellicule pour tourner un film de quatre-vingt-cinq pieds. Quand chaque pied compte, alors on fait quelque chose. Quand on a mille pieds de pellicule, quel intérêt ? On tourne sans arrêt. »[5] Il réalisera encore pour la firme So Dark the Night, The Swordsman, The Return of October et Undercover Man, avant de faire résilier son contrat au bout de quatre ans, ce qui lui fermera définitivement les portes de la Columbia.

Joseph Lewis reste donc, volontairement, un metteur en scène de série B, préférant la liberté accordée aux réalisateurs sur les projets de ce type, malgré des contraintes de tournage strictes. Bien loin d’être un carcan, le genre et son expression « pure » au sein des productions B semblent constituer à ses yeux les seules conditions dans lesquelles il est à même de créer. Preuve que Lewis et le cinéma de genre sont reliés par beaucoup plus que les seules contraintes conjoncturelles d’un contexte historique et économique. Et ce n’est donc pas uniquement en partant de Lewis « l’auteur » qu’il faut regrouper ses films dans un même champ, mais aussi à partir d’un vecteur autre, celui du genre comme opérateur artistique. De fait, même pour ce qui sera son seul film indépendant, Lewis restera délibérément dans le « carcan » du cinéma de genre.

L’exception Gun Crazy (1950)

En 1950, on lui propose en effet de réaliser ce qui sera son seul film hors studio : Gun Crazy. Bénéficiant de conditions de tournage hors normes grâce aux finances de producteurs privés, les frères King, Gun Crazy fait, aujourd’hui encore, figure d’exception, aussi bien dans l’œuvre du réalisateur qu’au regard des standards de production hollywoodiens de l’époque.

Un film B ordinaire, qu’il soit conçu par une petite compagnie ou une major, était distribué avant d’être vendu, en ce sens que c’était la pré-location du film auprès des salles qui déterminait à la fois son budget et la durée de son tournage. Gun Crazy, d’abord produit par les frères King, se verra d’emblée allouer un budget de petit film de série A, à hauteur de 500 000 dollars, ainsi que trente jours de tournage, avant d’être vendu postérieurement à un circuit de distribution.

Force est de constater que la liberté qui résulta de ces conditions de production rejaillit pleinement sur le film : un grand nombre de prises de vues ont par exemple pu se faire en décors réels. De plus, Lewis bénéficie d’un scénariste de renom, Dalton Trumbo. La différence avec les productions B habituelles est sensible : l’histoire ne souffre pas des déséquilibres souvent constatés dans d’autres films du réalisateur.

Pourtant, Gun Crazy sera un échec public retentissant. Mal distribué par Allied Artists – il devait l’être par la MGM, mais la major voulait effacer du générique les frères King, ce qui fut refusé -, le film ne trouva jamais son public, malgré une ressortie quelque mois plus tard sous le titre Deadly Is the Female.

Une fin de carrière flamboyante (1950-1958)

Après cet échec, Joseph H. Lewis ne se verra plus offrir de contrat par les studios, qui ne lui proposent désormais que des films B, certes plutôt hauts de gamme, mais toujours au cachet. C’est contraint qu’il réalise trois films produits par la MGM entre 1950 et 1952 (A Lady without Passport, Desperate Search et Cry of the Hunted). A cette époque, son rythme de création diminue considérablement : alors qu’il aura tourné près de 2,4 films par an entre 1937 et 1950, cette moyenne chute à 1,1 entre 1950 et 1958. Et pourtant certains des neuf films qu’il réalise durant cette période restent incontournables au sein de sa filmographie.

S’il tourne moins après 1950, les budgets alloués lui permettent de réaliser dans des conditions correctes, du moins à ses yeux, ce qui fut loin d’être toujours le cas (si l’on fait exception de My Name Is Julia Ross et de Gun Crazy). De fait, tous ces films sont un peu au-dessus du niveau de production de la série B, tout en restant bien inférieurs à celui des séries A. Comme, de plus, il ne travaille qu’au cachet, on peut aussi estimer que Lewis choisit, dans une certaine mesure, parmi les projets qu’on lui propose. C’est durant cette période qu’il tourne les films de sa filmographie qui ont été désignés du nom paradoxal d’« objets non-A ». Du coup, grâce à la fois à la régularité des conditions économiques de production et à l’expérience acquise (le réalisateur a quarante deux ans en 1949 et a déjà tourné vingt quatre films), une certaine homogénéité dans la structure de la mise en scène s’installe dans ses œuvres. Sa maîtrise artistique de la généricité n’en est que plus forte.

Après Retreat Hell ! en 1953 pour la Warner, c’est en 1954 qu’il tourne The Big Combo, film noir considéré encore aujourd’hui comme une référence du genre. L’acteur/producteur Randolph Scott lui confie ensuite deux westerns, distribués par la Columbia, A Lawless Street (1955) et 7th Cavalery (1956), avant que Lewis n’enchaîne sur un troisième, pour le compte de United Artists, en 1957 : The Halliday Brand. C’est pour ce même studio qu’il terminera en 1958 sa carrière au cinéma avec un autre western : Terror in a Texas Town.

Lorsqu’il prend sa retraite d’Hollywood, ce passionné de productions filmiques de genre et de série B va suivre tout naturellement l’évolution de ces dernières à la télévision. Car si les structures de travail des grands studios avaient favorisé le développement du film de genre, la fin de l’âge d’or du cinéma hollywoodien voit « le marché des séries télévisées absorber des créneaux qui étaient auparavant occupés par le film de genre à petit budget. »[6]

C’est dans cette brèche que va logiquement s’engouffrer Joseph H. Lewis, continuant ainsi son œuvre en droite ligne depuis le point où il l’avait abandonnée au cinéma. Entre 1958 et 1966, il réalisera pas moins de soixante dix-sept épisodes de série télévisés pour tous les grands networks américains, dans des conditions de travail qu’on peut estimer proches de celles qu’il avait connues au cinéma. La grande majorité de ces épisodes (cinquante et un) seront tournés pour la série The Rifleman, produite par la chaîne ABC et relatant les aventures d’un cow-boy.

Un réalisateur comme Joseph H. Lewis nous contraint donc à élargir les perspectives de la notion de « genre » et à l’installer dans un rapport possible avec celle « d’auteur ». Car si la « politique des auteurs », initiée au milieu des années 1950 par François Truffaut dans les Cahiers du Cinéma, a contribué à une relecture positive des genres en établissant que certains films dits « de genre » pouvaient se voir attribuer un auteur, elle n’a pas su éviter, souvent, de retomber dans une opposition implicite entre les deux, notamment à travers une conception de l’auteur œuvrant malgré les genres.

Si c’est volontairement que Lewis établit ses créations, tout au long de sa carrière à Hollywood et même ensuite, dans le cadre de la généricité, c’est bien dans ce cadre (et non malgré lui) qu’il faut rechercher ce qui, dans ses films, relève de spécificités identifiables en tant que telles de son cinéma.

Les questions qui se posent dès lors sont les suivantes : ne pourrait-on attribuer au genre autant qu’à Lewis lui-même ce qui, dans ses films, relève de leur spécificité, plutôt que dans un conflit, qu’on chercherait vainement à établir, entre les deux (les conditions de production de l’ensemble de ces œuvres tout comme l’amour pour le genre du réalisateur nous en dissuadant par ailleurs) ? Le cinéma de Joseph Lewis aurait-il pu exister sans l’existence d’une généricité fermement établie au sein de la cinématographie hollywoodienne classique ? La non reconnaissance « auteuriste » (et la non reconnaissance tout court) du réalisateur ne serait-elle pas, après tout, une conséquence flagrante de son intériorité volontaire au genre ?

André Balso

Joseph H. Lewis – Filmographie

Courage of the West (1937)

The Singing Outlaw (1937)

The Spy Ring (1938)

Border Wolves (1938)

The Last Stand (1938)

Two-Fisted Rangers (1939)

Blazing Six Shooters (1940)

The Man from Tumbleweeds (1940)

Texas Stagecoach (1940)

The Return of Wild Bill (1940)

Boys of the City (1940)

That Gang of Mine (1940)

Pride of the Bowery (1940)

Invisible Ghost (1941)

Criminals Within (1941)

Arizona Cyclone (1941)

The Mad Doctor of Market Street (1941)

The Silver Bullet (1942)

The Boss of Hangtown Mesa (1942)

Secrets of a Co-Ed (1942)

Bombs over Burma (1942)

Minstrel Man (1944)

The Falcon in San Francisco (1945)

My Name Is Julia Ross (1945)

So Dark the Night (1946)

The Swordsman (1947)

The Return of October (1948)

The Undercover Man (1949)

Gun Crazy (1950)

A Lady without Passport (1950)

Desperate Search (1952)

Retreat, Hell ! (1952)

Cry of the Hunted (1953)

The Big Combo (1954)

A Lawless Street (1955)

7th Cavalery (1956)

The Halliday Brand (1957)

Terror in a Texas Town (1958)


[1] Francesco Casetti, “Les genres cinématographiques : quelques problèmes de méthode”, Ca Cinéma, n°18, mars 1979, p.22.

[2] Joseph H. Lewis in Francis M. Nevins, Joseph H. Lewis : Overview, Interview and Filmography, Boston, Scarecrow, 1998, p.8.

[3] Joseph H. Lewis in Charles Tesson, “Joseph Lewis ou la loi du genre”, Cahiers du Cinéma, n°377, novembre 1985, p.44.

[4] Charles Tesson, “Get me a Gun”, Cahiers du Cinéma, n°379, janvier 1986, p.50.

[5] Jospeh H. Lewis in Gerald Peary, “Portrait de l’artiste en cinéaste de série B”, Positif, n°171 / 172, juillet 1975, p.24.

[6] Jacqueline Nacache, Le Film hollywoodien classique, Paris, Nathan, 1995, p.23.