« Tout s’en va vers un même lieu ; tout vient de la poussière, et tout s’en retourne à la poussière », dit l’Ecclésiaste (Qo 3 : 20) (1). The Shrouds (Les Linceuls) film sur la mort et le deuil, s’ouvre sur un générique de volutes de poussière numérique dorées étincelantes. C’est que de la matière, dans le film, il n’y en aura point, et à propos d’un corps en terre, il n’y aura ni chair ni poussière, mais bien que l’éclat du monde numérique. Où est passée la texture organique du monde si particulière de nombre films de Cronenberg ? On postulera dans ce qui suit que le cinéaste qui a si bien exprimé un devenir-chair du monde nous offre aujourd’hui une esthétique de son devenir-numérique en écho à notre condition contemporaine. Une esthétique qui correspond aussi à ce permettent nos dispositifs de visibilité, à savoir cette scopophilie qui via l’écran vise à s’approprier des objets par le toucher des images. Tout avoir sous la main, sur le bout des doigts, mais ne plus savoir où l’on en est, ou plutôt ne plus comprendre la raison des apparences dans l’accélération de l’échange entre le vrai et le faux, le réel et l’artifice qui rend le statut du « voir » et du « réel » indécidable. Ainsi, l’esthétique numérique du film est-elle le pendant d’un récit fondé sur une singulière déraison scopophilique qui se réverbère dans les miroitements sans fin des théories du complot et autres affolements de la raison.
Dès le début du film, on découvre un étonnant dispositif. Récent veuf, Karsh, entrepreneur spécialisé dans les nouvelles technologies et propriétaire d’un cimetière high-tech, confie à une veuve venue pour faire une rencontre amoureuse que dans le judaïsme (la religion de Becca, son épouse emportée par un cancer) la lenteur du procès de décomposition doit permettre à l’âme d’avoir le temps de dire adieu à son enveloppe corporelle. Suite à quoi il mène la veuve voir son nouveau dispositif technique, dont le principe, on le verra, est en pure contradiction avec ce principe religieux. Il s’approche de la tombe de sa femme, une sorte de téléphone ou de tablette géante fichée dans le sol. Pour activer l’écran de la tombe, il se connecte à l’application GraveTech sur son téléphone portable. Il explique qu’il peut ainsi visualiser en temp réel la décomposition progressive du corps de sa femme grâce à ses fameux linceuls digitaux, « des sortes de caméras enveloppantes ». Il montre alors l’image digitalisée du squelette : une image numérique d’un objet qu’on peut tourner dans tous les sens et sur lequel on peut zoomer. La prétendante s’effraie et comprend bien que l’homme n’a toujours pas fait le deuil de sa femme. Car en fait, cet improbable dispositif exprime une morbide scopophilie high-tech étendant le domaine du visible, un désir de tout voir reversant un tabou, c’est-à-dire de posséder le corps au-delà de la mort. Le deuil, ce douloureux laisser aller de l’autre est ici nié dans une impossible tentative de maîtrise du corps. On se dit que Karsh confond le souvenir d’un sujet avec la possession d’un objet (ce qu’est un cadavre), du moins avec son image. Une possession par la vue, mais aussi par le touché, car on vient de le dire, l’application sur le téléphone permet de toucher l’image pour l’agrandir ou faire tourner la dépouille dans tous les sens. C’est qu’à l’heure des images haptiques de nos écrans, la possession de l’objet via l’image se fait plus sensible, bien qu’illusoire maîtrise, car ce que les doigts caressent n’est que la froideur de l’interface de plastique et de verre de l’appareil (2). Une image que le héros n’arrive pas à quitter, qu’il emporte avec lui grâce à son téléphone, qu’il contemple à la maison avec sa tablette, une image qui l’hypnotise : cette impossibilité de faire le deuil, c’est aussi l’image qui prend possession de lui. Par ailleurs, ajoutons que si le film parle de l’image haptique d’aujourd’hui, il rejoue aussi de façon high-tech l’éminente pensée de l’image-empreinte du Suaire de Turin et du voile de Véronique ainsi que la non moins fameuse analogie du cinéma comme « momie du changement » de Bazin (3). Ainsi avec ses linceuls technologiques qui font image le film renvoie-t-il à la théologique image-contact-vérité, au topos photographique et cinématographique de la conservation des morts par l’image et à la toute récente image-haptique propre à nos prothèses techniques contemporaines.
Revenons à l’image numérique. L’image est malaisante, mais nette, trop nette, avec cette luisance propre à la représentation de synthèse. Tout semble aseptisé, ce qui reste du corps supposément en décomposition est propre et luisant à l’écran. Si l’on y réfléchit, pourtant, cette imagerie numérique nous épargne la vision d’un processus de putréfaction organique qui aurait sans doute été beaucoup moins aimable à notre regard. C’est que comme on l’a remarqué, l’esthétique de la chair, pendant très longtemps marque de fabrique du cinéaste, a laissé place à une esthétique du numérique. La poétique de la chair de Cronenberg a été la forme plastique de sa sauvage ontologie plate où la technique et l’organique s’échangeaient leur propriété, avec un tropisme pour un certain devenir-chair de la technique et des pensées. On pense par exemple à la machine à écrire de Naked Lunch, notamment cette scène où le protagoniste pianote sur une machine à écrire qui devient chair, puis se change en entrailles gluantes dans lesquels trifouillent frénétiquement ses doigts. On se rappelle aussi l’écran protoplasmique de Videodrome et cassettes VHS qui deviennent chair tandis que ses mêmes cassettes sont insérées dans l’entaille du ventre de Max Renn, tout comme le revolver qu’il tient dans sa main finit par se souder à son corps en formant une étrange excroissance organique. Dans cette esthétique de la chair qui en aussi bien une des entrailles – on se rappellera des jumeaux de Dead Ringers souhaitant la création d’un concours de beauté pour organes – le mélange entre les êtres et les choses s’exprime plastiquement par des formes molles, malléables et suintantes émettant ou absorbant force liquides et sécrétions (4).
Tout en gardant sa fascination pour ce qui se trouve à l’intérieur du corps, dans The Shrouds, le cinéaste s’est débarrassé de la chair pour aller littéralement « à l’os ». Pourtant, lors d’une scène, Karsh revêt sur un coup de tête l’un de ses élégants linceuls (dessinées par la maison Saint-Laurent) tandis que surgit soudainement sur l’écran d’un ordinateur l’image de son corps sans la peau (5). Tel un écorché vif de la Renaissance, il semble hypnotisé par l’image de son intérieur, avant que son assistante virtuelle le ramène à la raison (6). On se dit que la « caméra enveloppante » qu’est le linceul ne filme pas que le corps qu’elle revêt, mais qu’elle le filme d’emblée sans la peau. En revanche, l’image d’écorché vif ne renvoie pas à l’esthétique du Body Horror ; elle revêt l’étrange précision de l’image de synthèse, la chair ne renvoie plus à la mollesse et à la fluidité de l’organique, mais bien à la sècheresse et à la trop grande netteté du numérique. Cette précision propre à l’imagerie numérique ne produit-elle pas un sentiment d’étrangeté tout particulier, une forme singulière d’« irréalité » à force d’un excès de réalisme ? Ainsi, à propos des prises de vue numériques, Jean-Louis Comolli et Vincent Sorrel remarquent que la précision de l’image numérique se retourne en quelque chose d’autre que le réalisme : « L’extraordinaire résolution des caméras numériques produit des images hyperréalistes. Trop réalistes ? Peut-être y a-t-il pour le spectateur un seuil au-delà duquel on perd l’effet de réel pour le retourner en son contraire, supra-réalisme au lieu de réalisme (7). » Parlons donc ici de supra-réalisme pour parler des images et de l’esthétique du film, ce qui fait penser à l’« hyperréalité » de Baudrillard souvent citée à propos des films de Cronenberg, pour insister sur l’incapacité de ses personnages de distinguer le réel de l’imaginaire (8). Pourtant, si je préfère parler ici de supra-réalisme, c’est pour parler d’esthétique, mais aussi parce que l’hyperréalité et « le meurtre du réel » qu’il suppose – il ne reste plus que des apparences, la réalité s’est évaporée –, est une idée qui, à l’époque du « retour » des bombardements de civils et de formes de guerre qu’on croyait à tort des vestiges du passé, n’est plus tenable (9).
« On vient de passer les Shroud cams à la 8K. La résolution est fantastique » affirme Karsh à un moment du film : le désir de voir est aussi une question technique de résolution. Ce supra-réalisme numérique finit d’ailleurs par brouiller le réel à force d’être trop précis, trop détaillé, en trop haute définition (10). Karsh s’inquiète notamment de l’apparition d’intrigants nodules sur l’ensemble du squelette de Becca. Il a beau zoomer sur ces nodules ou métastases numériques, il n’arrive pas à savoir, doute, est-ce le cancer qui continue à s’attaquer à ce qui reste du corps, ou bien est-ce qu’un leurre numérique incrusté sur l’image par une puissance étrangère comme lui confie plus tard l’ancien médecin de sa femme ? On peut aussi penser à un virus. Est-il naturel ou artificiel ? : ambiguïté de ce terme qui, dans le monde d’aujourd’hui, dénote aussi bien un agent infectieux attaquant le corps qu’un disfonctionnement informatique créé par un automate logiciel autoréplicatif malveillant… En fait, ces prises de vue du réel qui ont l’apparence de pures images de synthèse expriment plastiquement le trouble provoqué par les images aseptisées du supra-réalisme, une imagerie d’une telle netteté que vrai et faux finissent par devenir indiscernables. Peu après ces premiers doutes, le cimetière high tech sera saccagé, et Karsh entreprend alors l’enquête qui occupera le reste du film. La profanation du cimetière marque le tournant du récit, on laisse de côté le dispositif pour s’adonner aux méandres d’une intrigue truffée de complotisme, paranoïa et faux semblant où le héro tentera d’accomplir son deuil dans le chatoiement d’autres figures de Becca. On quitte l’imagerie numérique du dispositif, mais comme le remarque justement Élodie Tamayo, c’est alors toute la mise en scène de Cronenberg qui se dématérialise : « L’image, de facture clinique, décline le motif tombal à travers une trame uniforme d’aplats opaques (tee-shirts ultra-noirs, écrans étains, boiserie brute) ou vitré. La faible profondeur de champ isole les personnages sur des fonds flous, tels les participants d’une visioconférence (11). » Une dématérialisation qui est celle de la perte du monde propre au deuil comme l’affirme l’autrice, mais qui, selon moi, témoigne aussi de l’ambiance amiotique « supra-réelle » du monde numérique dans laquelle baigne l’intrigue.
Afin d’accomplir son deuil, Karsh doit se déprendre de l’image de la dépouille de Becca qui a pris possession de lui. Pour ce faire, il tentera d’éveiller à nouveau son désir avec le double de sa femme, à savoir sa sœur jumelle Terry, tout en continuant à converser avec sa femme en chair et en os dans des projections fantasmatiques qui, comme souvent dans les films de Cronenberg, apparaissent sans transitions et ressemblent en tout point au « réel » de la diégèse. Entre les deux Becca (jouée par la même actrice, Diane Kruger), Karsh retrouvera le désir en couchant avec la sœur, tout en continuant entretemps à dialoguer avec la morte. Dans une scène, Karsh est allongé sur son lit et Becca apparaît nue dans le cadre de la porte de chambre. Elle dit : « ils ont pris mon bras et aussi mon sein ». Elle lui demande s’il la désire toujours, il acquiesce, elle se couche et se rapproche alors de lui, et soudainement, un fort craquement se fait entendre, on comprend que des os à l’intérieur de son corps se sont cassés, elle dit, un peu paniquée, « ma hanche vient de se fracturer ». Un peu par après, dans une autre scène, apparaissant toujours dans le cadre de la porte, on la voit arriver avec une marchette. Se rapprochant de Karsh, elle lui dit que cette fois on lui a enlevé la hanche et la clavicule. On découvre un corps nu amputé et lacéré de grandes cicatrices fermées par des séries d’agrafes métalliques, un corps malmené et rafistolé qui rappelle l’érotisme de Crash. L’étrangeté de ces scènes ne tient pas qu’à leur caractère onirique, mais aussi à leur humour noir ; dans un entretien, le cinéaste s’étonne d’ailleurs que le public cannois ait pris le film trop au sérieux et n’ait pas réagi à son côté « comique ». C’est que le film résulte de la perte de Carolyn Cronenberg décédée d’un cancer en 2017 et que Karsh est une sorte de double du réalisateur ; cet humour un peu macabre exprime son propre rapport au deuil de sa femme, une variation artistique sur ce thème, car comme il le souligne : « au bout du compte, pour moi du moins, l’art n’a rien de thérapeutique (12) ».
Becca n’est pas que double, elle est triple : il y a la femme morte, l’image du corps enveloppé d’un linceul électronique et l’image du corps charcuté et rafistolé par la médecine dont le souvenir inopiné revient (au sens d’une revenante), Terry dont le corps « réel » provoque la reprise du désir et finalement, le corps de synthèse Hunny, l’assistante virtuelle IA, avatar de Becca. Trois images dont l’illusoire présence, et dans un cas la possession physique, refoulent le sentiment de la perte. Et si le héros se déprend quelque peu de sa fascination pour l’image de la dépouille en rencontrant la sœur – une illusion vivante vaut mieux que l’attachement à un cadavre –, elle est par ailleurs la productrice d’une autre confusion renvoyant aussi au monde numérique, à savoir qu’elle croit très fortement à un complot de médecins responsables de la mort de Becca. Karsh, un peu dubitatif sur ce point, basculera progressivement dans les affres des théories complotistes suite au saccage de son cimetière high-tech. Un temps circonspect, il s’enfoncera de plus en plus dans le scintillement de suppositions les plus improbables, tel ce bruit selon lequel le réseau de ses cimetières numériques en Amérique du Nord et en Europe serait piraté par le gouvernement chinois via la « Shining Clothes Technologies » (une compagnie ayant participé à l’élaboration des Shrouds cams) qui s’en servirait comme d’un réseau d’espionnage. Les cryptes numériques « cryptées » sont décryptées ; un signifiant à double sens, dont l’un renvoie évidemment à l’époque du numérique et de la protection de l’information, crypto monnaie, etc. Ici aussi, si l’on réfléchit deux secondes, l’humour point sous l’absurdité de l’énoncé : même décryptées, les fameuses images des dépouilles sont bien muettes et l’on voit mal ce que des espions malintentionnés pourraient en faire… Mais en fait, on le comprend avec les fameux nodules, s’il y a piratage, c’est peut-être pour s’approprier la technologie ou bien remplacer un adversaire, mais là encore on se demande si toutes ces raisons sont bien valables, et si l’on n’est pas tout simplement face une pure volonté obscure de faire le mal pour faire le mal. On parle aussi des Russes, selon Maury, l’ancien mari de Terry, ils lui auraient même coupé deux doigts, peu importe, on voit bien ce que vise le cinéaste : cette fantasmatique capacité de nuire via les réseaux numériques que l’on prête à l’Autre repoussoir d’aujourd’hui, Chinois ou Russes ivres de « fakes news » dont la fausseté et la méchanceté finiraient par décomposer nos sociétés (13). Et vu que la paranoïa est tous azimuts, à propos du saccage du cimétière, on se méfie également d’écologistes radicaux islandais : une belle trouvaille, enterrer des corps est quelque chose de profondément écologique, on redonne le corps à la terre pour qu’elle le fasse sien, en brisant ce cycle avec ses linceuls connectés, GraveTech suscite l’ire des défenseurs de la Terre, un cri désespéré qui accompagne désormais tous développements technologiques. D’autres questions restent sans réponses : pourquoi le docteur Zecker est-il enterré aux côtés de Becca dans la place qui était réservée à Karsh ? Après la profanation, il a peur d’exhumer le corps de sa femme, il ne veut pas voir les restes, il veut posséder leur image, il ne s’intéresse qu’à la reconnexion du réseau (on ne veut pas voir le monde, mais on veut rester connecté à nos prothèses techniques pour voir le monde), quand ses employés finissent par vérifier ce qu’il y a sous terre, on retrouve étrangement le corps du docteur ayant pris soin de Becca pendant sa maladie. Sa femme l’aurait-il trompé avec lui ? Si le sens du présent est instable, celui du passé finit par l’être tout autant…
Quant à l’alerte assistante IA, elle contribue comme l’autre double de Becca à entretenir le mélange de fantasmes et de complots. Elle aussi est jouée par Diane Kruger (c’est elle qui parle et bouge sous les mouvements de l’avatar numérique), sa forme digitale est celle de Becca. Au moment où Karsh tente de la désactiver en soupçonnant une manipulation, elle vient le provoquer en se transformant en une Becca amputée et couvertes de grandes cicatrices rouges qui évoque son excitation pour le docteur Zecker avec une attitude salace. C’est qu’elle participe elle-même au monde de la manipulation caché sous la surface propre et plane du supra-réalisme numérique ; on apprendra qu’en fait elle est manipulée par Maury que Karsh avait rappelé auprès de lui pour s’occuper de l’informatique de son entreprise faute de faire confiance à ses propres employés. Mue par l’intelligence artificielle, la créature synthétique semble se plier à tous les désirs de son interlocuteur pour mieux le tromper ; encore les tourments du numérique qui fait penser cette fois-ci au monde des « deep-fake » et ses tromperies où le faux prend l’allure du vrai et où le vrai peut en retour sembler faux.
Dans ce monde de faux semblants, pourtant, Karsh va faire une rencontre plus charnelle ou « sensible » avec Soo-Min, épouse d’un grand magnat hongrois de la tech, Karoly Szabo (bien sûr, sa relation avec Terry est aussi charnelle, mais la possède-t-il ou à travers elle n’est-ce pas l’impossible possession de l’image d’une morte – on pense ici bien sûr à Vertigo, et la sœur le plonge dans le monde du complot, c’est quelque chose qui l’excite dit-elle, il doit donc s’y complaire). Lors d’une rencontre dans son hôtel, la femme aveugle lui demande si elle peut lui caresser le visage ; quelque peu décontenancé, il accepte. Elle palpe alors avec délicatesse l’entièreté de son visage, on comprend qu’elle se représente ainsi l’homme qui est face à elle. La scène est intéressante, car elle montre une pratique qui est l’envers de la scopophilie haptique de Karsh ; là où le dispositif de vision se fonde sur une chimérique possession de l’objet par le toucher de l’image, l’aveugle regarde avec ses mains comme toute personne privée de regard oculaire. Autrement dit, d’une part, un voyeurisme insatisfait qui veut toucher pour voir plus, de l’autre, un voir tactile qui est un mode de « vision » sensible non visuel.
On se dit alors qu’à travers ce rapport sensible à l’autre, Karsh prend le chemin plus conventionnel du deuil. Bien que pris dans les rets de l’illusion visuelle, la perte de son épouse ne semble pas pourtant le laisser absolument de marbre : ainsi, après le générique on le voit sous terre, prisonnier derrière une vitre, hurlant violement face au corps et à la frêle image onirique du visage de Becca illuminé par une libellule luminescente. Par la suite le plan s’enfonce dans ce cri terrifiant et réapparaît dans la bouche ouverte de Karsh chez le dentiste qui lui dit : « le chagrin pourrit vos dents » (après le dentiste lui offre la radiographie de la dentition de son épouse, ce qu’il refuse en trouvant l’idée quelque peu excessive, un comble quand on découvre la suite) (14). On reconnaît là une idée phare de Cronenberg, à savoir qu’il y a une réalité corporelle des idées (on pense par exemple aux malades de The Brood qui extériorisent leurs troubles mentaux sous des modalités physiques). Il n’empêche que pendant tout le long du film, Karsh ne paraît pas affecté par grand-chose, sauf une colère après le vandalisme de son cimetière et suite à la découverte de la trahison de Maury, le jeu sobre et tout en retenue de Vincent Cassel évoquant plutôt un homme qui glisse impassiblement à la surface des choses. Il traverse ainsi sans trop d’affects tout le film jusqu’à l’image finale : ayant choisi de partir en Hongrie avec Soo-Min, on les voit dans l’avion assis l’un à côté de l’autre. On peut se dire un moment que Karsh a fait un choix « raisonnable » en s’éloignant de Terry, donc du chimérique double de Becca, pour s’envoler avec une femme qui lui fera oublier ses fantasmes morbides, puis tout à coup apparaît le corps de l’aveugle amputé d’un bras, l’autre étant tout le long parcourus d’agrafes métalliques. Le deuil n’a toujours pas eu lieu et le héros reste hypnotisé par l’image de sa femme : non pas un souvenir de bonheur, mais l’image du corps de sa femme amputée, rapiécée, un corps malmené qui trahit une orientation du désir plutôt qu’une image traumatique. C’est que de la morte, on n’en apprendra pas grand-chose, le film n’en parle guère, il est davantage l’histoire d’un fantasme, d’images qui hantent les vivants, d’un fantôme qui n’est pas la revenance d’un être réel, mais bien la projection hallucinatoire d’un étrange désir, un scopophilie morbide plutôt qu’un processus de deuil.
Vincent Jacques
- La Sainte Bible, traduction de l’école biblique de Jérusalem, Paris, Éditions du Cerf, 1961.
- Sur les images haptiques, voir David Parisi, Archaeologies of Touch: Interfacing with Haptics from Electricity to Computing, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2018. Ajoutons qu’en réalité, ce que l’on touche est l’interface : sur cette notion, on lira Alexander R Galloway, The Interface Effect, Cambridge/Malden, Polity Press, 2012.
- Ce rapport avec l’image-empreinte de la tradition chrétienne et la théorie du cinéma de Bazin, a été souligné par nombre de critiques, voir notamment, « Un romantique du xxie siècle. Entretien avec David Cronenberg », Charlotte Garson et Marcos Uzal, Cahiers du cinéma, n° 816, janvier 2025, p. 12-17 ; Élodie Tamayo, « Les comptes de la crypte », Cahiers du cinéma, n° 819, avril 2025, p. 54-56.
- À propos de ces fluides et du rapport à la sexualité, voir le chapitre 2 « Transgressions sexuelles » in Fabien Demangeot, La transgression selon David Cronenberg, Levallois-Perret, Playlist Society, 2021.
- Le cinéaste confie qu’au départ il concevait ces linceuls comme des couvertures de survie, puis « en fin de compte, ils ressemblent un peu à une chrysalide d’où jaillirait un insecte ou un papillon. Par certains autres aspects, on croirait un costume de Ninja », « Je suis un cinéaste bionique », Entretien avec David Cronenberg par Adrien Gombeaud, Positif, no 770, avril 2025, p. 23.
- Si Karsh, l’alter-ego de Cronenberg, tente ainsi de se représenter dans la position d’un mort, on notera que le cinéaste s’est lui-même mis en scène embrassant son propre cadavre dans le court-métrage The Death of David Cronenberg tourné avec sa fille Caitlin Cronenberg en 2021.
- J.-L. Comolli, Vincent Sorrel, Cinéma, mode d’emploi. De l’argentique au numérique, précédé de André S. Labarthe, L’oiseau prophète, Lagrasse, Verdier, 2015, p. 300.
- Voir Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, 1981.
- Sur la critique de la notion de « simulacre de violence » pour interpréter des événements qui ne seraient que « virtuels », voir « Entretien avec Jacques Rancière », Nicolas Poirier, Le Philosophoire, n°13 (« La Violence »), 2000/3, p. 29-42. « Retour » en guillemets, car en fait, depuis la Seconde Guerre mondiale, il y a toujours eu un coin du monde soumis à la violence de masse.
- Sur la question de la résolution des images, c’est-à-dire de leur haute et basse définition, voir Francesco Casetti, Antonio Somaini (dir.), La haute et la basse définition des images. Photographie, cinéma, art contemporain, culture visuelle, Paris/Milan, Éditions Mimésis, 2021.
- Élodie Tamayo, « Les comptes de la crypte », Cahiers du cinéma, op.cit., p. 56.
- « Je suis un cinéaste bionique », op.cit., p. 25.
- Sans nier la toxicité de la diffusion massive de « fake news », une production qui est aussi largement endogène à nos sociétés, on peut toutefois douter du pouvoir de provoquer des événements (le Brexit, être la cause de victoires électorales, etc.) que leur prêtent de nombreux commentateurs, une agentivité en ce sens fantasmée, comme naguère nombre penseurs ont exagéré la capacité de manipulation de la télévision. Sur la relativisation du pouvoir des « fakes news » et une critique politique du phénomène, on lira Daniel Zamora, « Le vrai sens des “fakes news” », Le Monde diplomatique, juillet 2025, p. 1-13 ; sur une critique raisonnée de la notion, voir aussi Manuel Cervera-Marzal, Post-vérité : pourquoi il faut s’en réjouir, Lormont, Le Bord de l’Eau, coll. « La bibliothèque du MAUSS », 2019.
- On pense ici à Hervé Guibert qui relate l’exposition de l’une de ses radiographies dans un cadre privé : « La lumière passe au travers de cet enchevêtrement bleuté de lignes osseuses et flous d’organes comme au travers d’un vitrail, mais surtout en affichant là, et à la vue de tous (des voisins comme des visiteurs), cette radiographie, je placarde l’image la plus intime de moi-même, bien plus que nu, celle qui renferme l’énigme, et qu’un étudiant en médecine pourrait déchiffrer. », « La radiographie », in L’image fantôme, Paris, Minuit, 1981, p. 68. Quant au cinéaste, il a exposé et mis en vente ses calculs rénaux : « Récemment opéré pour des calculs rénaux, le cinéaste a refusé qu’ils soient analysés en laboratoire, préférant immortaliser leur “beauté”. Les joyaux ont été photographiés et leur captation numérique mise à prix sur un site. Cronenberg confirme l’information, l’œil pétillant d’un bleu délavé », « David Cronenberg : “Je ne cherche pas à choquer” », entretien avec Clarisse Fabre, Le Monde, 24 mai 2022 ; « Personne ne les a achetés. J’ai été déçu, car je les trouvais très beaux. » affirme-t-il deux ans après, « Cannes 2024 : David Cronenberg, le trompe-la-mort », entretien avec Laurent Carpentier, Le Monde, 21 mai 2024. On peut trouver ces pratiques singulières, mais c’est oublier que dès la fin du xixe siècle la découverte du radium et des rayons X a marqué la culture populaire ; en France s’est notamment développé en littérature le mouvement merveilleux-scientifique passionné entre autres par la vision de l’intérieur du corps. Voir le chapitre « Voir au-dedans. Invisibilité et transparence » du livre de Fleur Hopkins-Loféron, Voir l’invisible. Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique (1909-1930), Paris, Champ Vallon, 2023.